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Qu’est-ce qu’une vie digne d’exister ? De la question des limites et des normes au seuil de l’humanité.

Dans la cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique, qui aura lieu en 2018 et 2019, l'Espace éthique/IDF propose une série de textes, réflexions et expertises pour animer le débat public. Chaque intervention visera à éclairer un point, une perspective ou un enjeu des révisions de la loi. Cette dixième contribution aborde la qualité de la relation de soin, notamment dans le cadre des débats autour de la fin de vie.

Par: Véronique Lefebvre des Noettes, Psychiatre du sujet âgé, docteure en philosophie pratique et éthique médicale /

Publié le : 06 Mars 2018

Qu’est-ce qu’une vie suffisamment bonne pour être encore digne des soins dispensés par nous autres soignants de terrain, soignants de l’ombre, fantassins du quotidien, confronté à la finitude de vies jugées indignes d’être poursuivies et assignées à disparaitre au plus vite des écrans narcissiques de notre société, prônant le principe d’autonomie comme une valeur culte. Quel monde voulons-nous pour demain ? Une vie maitrisée, sans une ride, sans douleurs, sans souffrances, sans ce qui fait le sel et le sens de la vie ? Une vie sans mourir où le désir d’enfant fait loi, où la mort est gommée et maîtrisée en plein vol, donnée par compassion par les médecins, une mort-fine pour tous ? Alors que notre finitude est notre humaine condition et que nous ne pouvons pas ne pas dépendre…
Les valeurs d’accueil, de bienveillance, d’écoute attentive des détresses humaines qu’elles soient physiques, psychiques ou sociétales, ne sont plus entendues, elles sont ravalées au rang de petites vertus indigne de faire le « buzz ». Il faudrait un monde aseptisée de ses zones de clair-obscur où, pourtant, il s’y murmure encore des mots et des paroles, et se tissent au cœur du soin ce que Ricœur appelle la sollicitude : « C’est peut-être l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent »[1].

Faire savoir ce que l’humain à encore à dire

Psychiatre des hôpitaux, praticienne de terrain depuis 32 ans en gériatrie, j’accompagne des patients très âgés, polypathologiques et atteints de troubles cognitifs évolués jusqu’au bout de leurs vies dans un souci constant d’accueil et d’écoute des petites choses dites, vues entendues, je ne peux taire cette part incontournable de vulnérabilité partagée. Vulnérabilité du soignant devant tant de fragilité de vie qui s’étiolent mais qui murmurent encore dans un souffle l’envie du partage, d’un sourire, d’une main caressante, d’un soin de confort… Vulnérabilité du patient qui se livre « corps et âme » à cette main tendue qui sait apaiser à ce regard qui enveloppe et soutient à ces paroles qui raccommodent et tissent encore de l’humain.
« Viens ma belle assied toi, j’ai dans ma tête une chanson d’amour, la vie est belle j’ai envie d’être comme un petit oiseau, de m’envoler... tu vois... là d’être au ciel »... Quelques mots, un silence chaleureux, une main qui se tend… et ce seront ses derniers mots... Ils pourront être rapportés aux autres vivants, à la famille absente, aux soignants lors de nos réunions de deuil à la suite d’un décès dans ce service de long séjour (il y a 359 lits et places de longs séjours dans mon hôpital de plus de 900 lits et places et près de 450 décès par an).
Alors comment se contenter des injonctions à « bien mourir » dans notre société qui sont régulièrement brandi par certains[2] comme étant le souhait majoritaire des français ?
Comment peut-on faire l’amalgame avec l’IVG, avec des situations extrêmes dans lesquelles les personnes ont refusé les soins ? Cette main tendue, le « droit à » vient remplacer le devoir d’être là, le non abandon, aux frontières de la liberté que chacun possède de s’autodéterminer.
Si on me demandait si je souhaitai mourir dans d’atroces douleurs, recluse à l’hôpital que pensez-vous que soit ma réponse, moi qui suis médecin aujourd’hui en bonne santé ? Le oui/non ne peut être une alternative crédible et souhaitable, quelle serait alors la place faite aux doutes, aux renoncements, aux croyances, aux hésitations qui fondent notre fragilité d’humain ?
Comment écrire : « Il convient de donner aux malades en fin de vie la libre disposition de leur corps et, c’est essentiel, de leur destin » et réduire ainsi l’humain au dualisme d’un corps souffrant ?
Comment peut-on sur la foi d’un sondage fonder une politique du bien vivre, du bien mourir ? Comment peut-on légiférer sur ces questions qui touchent à l’intime, à l’âme, au cœur, aux croyances, à l’altérité?
Comment ne pas prendre en compte la temporalité de ce que l’on redoute ? C’est non maintenant, oui peut-être demain et oui sûrement quand je serais au seuil de la mort ? Comment ne pas penser que la maladie nous transforme ? Comment ne pas évoquer mes patients dépressifs et suicidaires qui une fois traités souhaitent encore et encore vivre et partager.
Comment en est-on arrivé à devoir prescrire une « bonne mort » pour certains, ceux « en pleine possession de leurs moyens » et qui de surcroit serait donné par un médecin ? Comme l’on voit aujourd’hui nombre de patients en parfaite santé qui de leur point de vue, on finit leur temps et demandent, comme ils en « ont le droit » pensent-ils, à bénéficier d’une piqûre. Comment oublier que le médecin, a consacré sa vie, sa formation autour de l’accompagnement et de l’aide à l’autre souffrant, jusqu’aux confins de l’humain ?
Il y aurait alors des fins de vie indignes, des vies indignes d’être vécues ? Qui va fixer les limites, les règles, les bornes, les normes ?

De la dignité

La dignité est sans prix, sans partage, intrinsèque à l’homme nous dit Kant, elle est donc une valeur universelle, qui s’érige contre les discriminations de grandeur liées à la naissance ou à l’ordre social établi et contre les conceptions souverainistes du « prix de l’homme ». Les droits de l’homme ont consacré l’universalité et le caractère inaliénable du droit à la dignité, fondement de l’héritage des Lumières. Mais se saisir de ce concept de dignité aujourd’hui c’est aussi, en négatif, manifester une émotion suscitée par le spectacle d’une souffrance, d’un mal ou d’une faiblesse particulière. Ce qui nous saisit alors c’est l’expérience d’inégalités concrètes contre lesquelles il faut s’élever, de vulnérabilités qu’il faut protéger.
Aujourd’hui, la dignité libérale défend la liberté de l’individu autonome capable d’ériger ses droits et non comme membre d’un groupe.
Pour Thierry Pech,[3] « La dignité ne se résume pourtant pas à une somme de « droits à… », si légitimes soient-ils. Elle consiste aussi à instituer une normativité de la relation à soi, à défendre l’« humanité de l’homme » contre l’homme lui-même et tous ceux qui prétendent pouvoir disposer de leur personne comme d’un bien propre ». Pour ceux-là, écrit-il, « elle est un frein à la liberté subjective, et non la promesse d’une perpétuelle émancipation. Puisque c’est cette humanité qui me caractérise comme un être libre et non comme une chose disponible, cessible ou vendable à loisir, la dignité m’interdit aussi d’aliéner librement ma liberté. » Pour cet auteur, elle proclame donc cette limite : je ne suis pas libre de ne pas être libre, je n’ai pas le droit de me soustraire à mon humanité, et je ne dois pas tolérer d’être traité ou de me traiter moi-même comme une chose. La dignité défend la liberté contre les violations extérieures, mais elle la défend aussi d’un effondrement sur elle-même.
C’est cette dimension d’altérité et d’intersubjectivité que nous souhaitons réhabiliter dans le soin.

De la sollicitude dans le soin

La sollicitude fonde la relation de soin : elle est un « mouvement vers », une tension du corps du soignant vers un corps souffrant, une réponse à l’appel de l’autre : « me voilà, que puis-je pour vous ? »
Ricœur fait de l’éthique médicale un lieu particulièrement révélateur de la sollicitude humaine. Elle est une manière de viser autrui par le prisme de l’attention bienveillante spontanée et a priori. Ricœur la définit comme « spontanéité bienveillante »[4], « union intime entre la visée éthique et la chair affective des sentiments »[5]. « Structure commune à toutes ces dispositions favorables à autrui [sentiments moraux] qui sous-tendent les relations courtes d’intersubjectivité ». Si elle n’est pas toujours explicite, peut-être même pas toujours consciente, elle se donne à voir dans ses effets, pour autrui.
 
« A moi ! Au secours, hurle cet homme très âgé, au lit derrière ses ridelles en proie à des hallucinations visuelles », la présence humaine immédiatement apaise et aide à distinguer la perception hallucinatoire de la réalité.
 
Mais dans cette réponse d’une juste présence que cherche-t-on ? À soulager quelle souffrance, la mienne, la sienne, les deux, s’agit-il d’éteindre un symptôme, s’agit-il d’être attentive à l’expression d’un désir de vivre ou d’un désir de mourir, d’en finir ? Il ne s’agit pas de vouloir le bien d’autrui à sa place. Il s’agit sans doute de souhaiter qu’il puisse « vivre mieux ». La sollicitude, comme soin, ne se limite pas à répondre aux besoins. Elle est attention au désir, et principalement à ce désir de vivre selon ses capacités encore mobilisables.
Et si le sujet est déclaré digne d’estime principalement au titre de ses capacités[6], est-ce à dire qu’il perd cette dignité en faisant l’épreuve de leur diminution ou de son incapacité ?
Ricœur prend soin de distinguer ici les actes et les capacités. Ce n’est pas au titre de ce qu’il accomplit que le sujet est digne, mais parce qu’il est un « homme capable ». Le sujet est toujours capable – et en ce sens, toujours digne d’estime nous dit Agatha Zielinski[7]. Elle poursuit en définissant en quoi consiste la sollicitude, à travers les gestes du soin et les paroles qui les accompagnent : considérer l’homme souffrant comme un homme capable, lui permettre de se considérer lui-même non seulement comme souffrant, mais aussi comme capable, même dans la perte ou la diminution. Pour cette auteure, « toute capacité a son corrélat d’incapacité, ne serait-ce que parce que nous ne sommes pas tout-puissants, même si nous le fantasmons parfois. Capacité et impuissance font partie du lot humain commun. La capacité apparaît sur fond de vulnérabilité. »
Cette vulnérabilité nous pousse à une capacité d’écoute, une écoute qui laisse le temps à la souffrance de s’élaborer. Entendre même ce qui, à première écoute, semble insensé, sans logique, confus. Ou oser le silence, quand l’incompréhension se fait par trop douloureuse. Permettre une communication qui passe par d’autres voies que les mots, le toucher, les caresses, le regard, les massages, un « être là » : humain dans cette possibilité d’une rencontre vraie.

Aux confins de la vie : l’humilité.

Quitter la posture de celui qui sait, pour accompagner jusqu’au bout de la vie, c’est partager notre humaine condition faite de vulnérabilité et de fragilité. C’est lorsqu’il semble que je ne puisse plus rien pour celui qui ne peut ou ne veut plus rien que nous éprouvons ensemble notre humaine condition. Pourtant, cet aveu d’impuissance n’est pas un échec. L’échange consiste à donner pour recevoir, sans hiérarchie, d’abord donne… du temps ; un regard, une présence. Celui qui donne n’est plus simplement celui qui détient un savoir, un savoir-faire et un pouvoir. Loin de nous, soignant, à l’orée de la vie d’autrui le souhait de confisquer le corps et donc loin de nous l’idée de l’urgence de leur « donner la disposition de leur corps… »
Il n’y a pas d’humain qui ne soit réduit à un corps fut-il souffrant, comme il n’y a pas de douleur seule, séparée de sa psyché, mais bien un homme souffrant, corps et âme qui attend d’autrui aux moments ultimes, un peu d’humanité, de sentiment d’humanité partagée.. Le soignant « dont la puissance d’agir est au départ plus grande que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant lui offre en retour. Car il procède de l’autre souffrant un donner qui n’est précisément plus puisé dans sa puissance d’agir et d’exister, mais dans sa faiblesse même » nous dit Ricœur[8]. Ainsi le malade au soir de sa vie reçoit lui aussi d’un autre, le soignant une capacité d’agir encore, une capacité à dire, à ressentir la vie, dans la pression muette de la main qui atteste que la présence humaine est bienfaisante.
Que souhaitons-nous comme monde à venir ? Telle est la question posée par la révision des lois de Bioéthique. La question du « bien mourir » est donc une nouvelle fois, non pas discutée mais érigée en dogme, dans une urgence qui se passe d’analyse sérieuse de l’état des pratiques d’accompagnement de fin de vie dans nos hôpitaux et de la diffusion et de l’application de la Loi Clayes-Leonetti du 2 février 2016. Ainsi dans cette tribune, on nous dit « Le problème actuel est qu’il manque – et c’est crucial ! – une liberté, un droit au choix » qui ne s’appuie sur rien d’autre que des affirmations sans réel fondement...
Avons-nous en effet le choix, la liberté de choisir sa vie, le fait ou non d’avoir une maladie ? N’est-on pas en perpétuelles négociations avec les possibles, des doutes, des probabilités, des renoncements… Heureux celui qui sait ce qui est bon pour autrui...
Alors quel choix voulons-nous pour demain à l’heure de l’agonie : « …une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent » ou bien l’urgence de légiférer pour « donner aux malades en fin de vie la libre disposition de leur corps » au risque d’abandonner ces patients aux protocoles, aux injections, au faire, en lieu et place d’une présence juste ?
Écoutant encore une fois Agata Zielinski quand elle réaffirme avec justesse que « la relation de soin est rencontre de deux vulnérabilités. Vulnérables l’un à l’autre, vulnérables l’un par l’autre : ce serait là le « fonds commun de l’humanité ». Ne serait-ce pas le fondement de la relation de soin comme relation éthique : relation entre des sujets qui ne sont pas sans effet l’un sur l’autre, « soi affecté par l’autre que soi » de façon réciproque.

 
[1] Ricœur Paul, « Soi-même comme un autre, p. 223.
[2] Euthanasie : « Il convient de donner aux malades en fin de vie la libre disposition de leur corps »Dans une tribune au « Monde », un collectif de 156 députés, essentiellement issus de la majorité, appelle à mieux encadrer les droits et la liberté de mourir des personnes en fin de vie.
LE MONDE | 28.02.2018, http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/02/28/euthanasieallons-
plus-loin-avec-une-nouvelle loi.
[3] Pech Th., « La dignité humaine. Du droit à l’éthique de la relation », Éthique publique [En ligne], vol. 3, n° 2 | 2001, mis en ligne le 15 mai 2016.
[4] Idem, p.222.
[5] Ibid., 224.
[6] Ib., 212.
[7] Agata Zielinski, « La vulnérabilité dans la relation de soin. « Fonds commun d'humanité » », Cahiers philosophiques 2011/2 (n° 125), p. 89-106.
[8] Ib., 223.