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Pourquoi ce qui vaut à l'orée de la vie ne vaudrait-il pas à son crépuscule ?

Festina lente, "hâte-toi lentement", comme un rappel de l'importance de ces moments d'interrogation et de prospection, face à une oeuvre de cinéma comme dans les instants de notre vie.

Par: Stéphane Brizé, Réalisateur de cinéma /

Publié le : 05 Novembre 2013

Je fais des films. Certains de dire qu'ils sont lents. Le dernier en date Quelques Heures de Printemps, qui racontait la relation douloureuse et conflictuelle entre un fils (Vincent Lindon) et sa mère (Hélène Vincent) au moment où celle-ci, malade, allait faire le voyage en Suisse pour bénéficier d'un protocole de suicide assisté, légal dans ce pays, n'échappe pas à la règle. Enfin, ma règle. Celle de faire des films dont le montage, c'est à dire, l'enchainement des plans, permet à notre cerveau d'installer un dialogue intérieur entre l'image reçue et notre propre histoire. Avec le désir sans doute très immodeste de faire émerger en nous un questionnement.
 
S'agirait-il là aussi d'éthique ?
 
Cette interrogation pourra sembler bien anecdotique au regard des grandes questions autour de la fin de vie qui traverse tout le travail de l'Espace éthique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Mais tout n'est-il pas en lien ?
 
J'ai découvert il y a peu le documentaire de Francis Grosjean, Le choix de Michèle[1]. Le réalisateur filme sa sœur, Michèle, dans les dernières semaines de sa maladie. Le film est bouleversant car il nous montre des personnes en mouvement, en chemin. D'abord Michèle, bien sûr, qui sait que sa maladie est dans un processus irréversible mais qui souhaite aller sans précipitation jusqu'où cela lui semble personnellement soutenable. Puis le cheminement de ses proches, sa famille et ses amis, qui l'entourent et respectent ses choix en faisant la route vers la mort de leur amie, mère ou sœur, avec elle. Et même si Michèle ne veut pas d'un acharnement thérapeutique outrancier, elle veut néanmoins aller au bout de la route avec ceux qui comptent. Aller jusqu'au bout de ce qui lui sera supportable. Et sa limite est celle de la trop grande souffrance physique. Ses proches le savent. Son médecin le sait. Elle évoque avec force l'idée que l'euthanasie est le souhait des bien-portants et que le discours actuel est idéologique. Elle pose avec intelligence les questions du cadre potentiel de cet acte. Par qui ? Comment ? Quand ? Qui peut décider qu'untel ou untel a assez vécu ? Ses réflexions sont puissantes et claires. Michèle nous questionne silencieusement sur notre responsabilité individuelle.
Elle nous montre avec élégance et dignité qu'une dernière promenade au marché au bras de sa fille et d'un ami est un moment extraordinaire, que prendre le temps de respirer une dernière fois le parfum d'une fleur est un instant magnifique. Et peut-être qu'à cet instant, cette promenade et ces fleurs, n'auront jamais autant d'intensité dans toute une existence. Faut-il alors faire en sorte que ce moment n'existe pas ? Soudain, en regardant Michèle, nous comprenons que la vie n'est plus éclairée et nourrie des mêmes joies lorsque le temps qu'il reste se compte en jours, en heure et en secondes. Et il n'y a que Michèle, la malade, qui peut me faire comprendre la beauté de ces instants.


 
Nous le chérissons ce temps qui précède la venue d'un enfant au monde. Chacun se prépare à accueillir le petit être qui va naître. Et il faut 9 mois pour faire le chemin. Bien entendu, il n'est pas empli de réponses définitives, ce temps, mais il est chargé d'interrogation. Et la question crée le désir de comprendre. La question crée le désir du lendemain, jour d'une fraction de la réponse. Et d'un surlendemain pour aller un peu plus loin. Et d'un jour encore pour remettre en question les morceaux de la réponse de la veille. Bref, c'est en chemin que nous sommes vivants.
Alors pourquoi ce qui vaut à l'orée de la vie ne vaudrait-il pas à son crépuscule ? Que le chemin se compte en années, en mois ou en jours. Faut-il donc si impérativement demander à l'institution de tout précipiter en s'évitant de vivre ces instants de la fin de la vie et les questionnements qui en émergent inévitablement ? Questions à celui qui part bien sûr… mais à ceux qui restent aussi.
 
Ce désir de précipitation ne serait-il pas la déclinaison ultime d'autres précipitations ? Mon métier m'amène à m'interroger sur l'une d'entre elles : l'enchainement des plans dans les films qui s'est énormément accéléré ces dernières années. Certes le spectateur d'aujourd'hui comprend bien plus vite un récit que le spectateur d'autrefois. Mais cette accélération sans cesse plus impressionnante est-elle encore en résonnance avec notre rythme naturel ? Cette accélération n'efface-t-elle pas l'espace de la pensée ? En sollicitation permanente, le cerveau travaille à intégrer le récit en état quasi hypnotique mais il ne peut plus errer. L'idée de l'ennui est devenu l'ennemi absolu. Ne s'agit-il pas là de peurs ? Simplement de peurs ?  Peur de se questionner, peur d'être face à soi-même. Et bien pratique cette accélération des images. Car elle permet d'éviter un espace propice à l'interrogation ou à la prospection. 
 
Voilà le lien… La fin de vie doit-elle répondre à ce même impératif de vitesse ? De quoi a-t-on peur ? D'avoir le temps de se confronter à l'essentiel ? C'est à dire à nous-même. A nos certitudes… Celles qui nous font avancer et celles qui nous en empêche. A nos choix… Les bons et les moins bons. Ou peut-être à cette idée bien vertigineuse de savoir ce que nous faisons sur cette terre. Question à laquelle il est sans doute bien impossible de répondre. Mais question qu'il est sans doute essentiel de se poser. Tant que nous sommes vivants.


[1] Le choix de Michèle, DVD, Éditions Montparnasse, 2013.