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Ouverture de la salle de consommation de drogue à moindre risque : Un choix juste

"Il s’agit d’appréhender ces situations en terme de santé publique et non pas de sécurité publique, ou plutôt de politiques sécuritaires. Les responsables de l’ordre public l’ont affirmé à plusieurs reprises : dans les pays qui ont su mettre en place les réponses appropriées, la criminalité liée au trafic des drogues et à leur usage, les promiscuités de toute nature n’y ont pas trouvé le moindre avantage, au contraire."

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 17 Octobre 2016

La salle de consommation de drogues à moindre risque ouvre à Paris (hôpital Lariboisière, AP-HP) le 17 octobre 2016.
 
En matière de santé publique et face aux réalités de la vulnérabilité, le pragmatisme inspire mieux que ces précautions délétères qui cautionneraient l’inertie, les rigidités et les obstinations idéologiques.
Des pays comme l’Espagne, les Pays-Bas, la Suisse ou le Canada ont su démontrer l’intelligence des procédures mises en œuvre pour ouvrir avec circonspection mais dans un esprit de bienveillance des salles de consommations à moindre risque. Ces expériences ont favorisé l’émergence d’une culture de la santé publique et d’une expertise validées par des approches parvenant au même constat d’un principe de réalité. Cette grille de lecture et d’analyse du réel permet de mieux repérer le champ de responsabilité en ce domaine particulièrement sensible à l’exercice de la décision politique. C’est ainsi qu’en 1987 les autorités de santé françaises ont rendu possible la vente libre des seringues. 
Qu’en est-il des convenances face à l’extrême, face à ces meurtrissures que provoque la dépendance au point d’altérer la figure humaine de la personne ainsi révoquée dans ce qu’elle est ? Poser de telles questions c’est accepter une posture de dissidence, lorsque l’on estime que les réponses non adaptées ont trop longtemps et durement mené à l’échec, à l’escalade de mesures attentatoires aux libertés individuelles et plus encore à la dignité humaine. De surcroit, leur inefficience s’avère consternante. Dans l’affirmation d’une position de sollicitude – y compris lorsque sa justification semble parfois démentie par les faits – s’exprime la revendication de préserver une part de confiance, une certaine idée de l’homme insoumise aux fatalismes qui nous spolieraient de toute envie d’action.
Lorsqu’une société produit autant de marginalités et de désespérances, il conviendrait qu’elle s’interroge enfin sur ses dysfonctionnements. Produire la relégation et le mépris de soi là où devrait primer l’exigence du vivre ensemble et celle de l’attention solidaire, révèle des défaillances et des défaites qui devraient nous rendre plus humbles dans nos théorisations souvent péremptoires et dans des choix d’une indécence qui parfois stupéfie. Qui peut soutenir que, d’un point de vue éthique, le renoncement, la négligence, l’exclusion s’avèrent préférables à la tentative d’une approche encore possible de la personne reconnue dans ses droits, quelles que soient les circonstances qui affectent son autonomie ?
 
S’agissant de l’organisation du dispositif des salles de consommations à moindre risque, je constate que les personnes soucieuses de produire des propositions tangibles, certes délicates, voire ambivalentes dans un contexte aussi complexe, estiment préférable une approche dont elles savent la difficulté, au renoncement dans l’inaction. Leur inquiétude, qu’on pourrait a minima qualifier de sollicitude témoignée à des personnes comme déshumanisées par leurs dépendances, les situe dans une position de non jugement, de réceptivité et de disponibilité qui rend encore possibles des initiatives, y compris aux extrêmes. Lorsque nous sommes en responsabilité de personnes malades, l’approche vitale relève parfois d’une situation d’urgence qui impose ses propres règles. En bonne pratique médicale, l’état d’urgence justifie le recours transitoire à des dispositifs dans des conditions exceptionnelles souvent non consenties, aux fins de sauver la personne d’un dommage majeur ou d’une mort possible. Ce principe me semble applicable aux circonstances que nous évoquons, celles qui justifient l’ouverture de structures d’accueil et de suivi médico-social dédiées.
Nos obligations ne se limitent pas pour autant à la mise en place de tels dispositifs ou structures. Il s’agit d’appréhender ces situations en terme de santé publique et non pas de sécurité publique, ou plutôt de politiques sécuritaires. Les responsables de l’ordre public l’ont affirmé à plusieurs reprises : dans les pays qui ont su mettre en place les réponses appropriées, la criminalité liée au trafic des drogues et à leur usage, les promiscuités de toute nature n’y ont pas trouvé le moindre avantage, au contraire. Accueillir selon des règles rigoureuses et dans un contexte professionnel parfaitement maîtrisé des personnes absolument dépendantes de produits stupéfiants, c’est créer les conditions d’une relation possible qui se construit progressivement et réhabilite les conditions indispensables à un rapport de confiance. Vivre la dépendance dans la déchéance de pratiques indignes, de situations tragiques et dangereuses, d’existences reléguées dans les bas-fonds de la cité, ces lieux d’exclusion et de violence qui exposent au cumul de risques, n’est pas tolérable. L’alternative proposée est celle de l’hospitalité, de l’écoute, du suivi, de l’accompagnement et parfois d’une ouverture possible sur une réintégration sociale, une échappée envisageable à travers un  cheminement douloureux et chaotique.
Personne ne considère l’installation de salles de consommations à moindre risque comme une fin en soi, je veux dire comme la réponse aboutie aux circonstances si complexes et intriquées du basculement de la personne dans la spirale infernale de la toxicomanie, de la marginalité sociale, de la précarité. Il convient avant toute autre considération de témoigner une présence qui se refuse à la désertion, sauvegardant ainsi une possibilité de lien, même ténu. Une main tendue qui puisse épargner l’autre – pour autant qu’il la saisisse enfin – de l’échouement avant la disparition.
 
Nos réponses ne pouvaient plus longtemps relever des vaticinations moralisatrices, des considérations issues d’une philosophie politique juchée sur le promontoire de ses convictions. Il y avait urgence à agir, à sensibiliser la cité à des enjeux qui la concernent et l’impliquent plus qu’elle ne le pense faute de concertations publiques à hauteur des enjeux. J’ai bien conscience de l’effort de sensibilisation et donc d’information qu’il conviendra encore d’assurer afin de contribuer à l’acceptabilité de l’installation des salles de consommations à moindre risque dans un contexte social a priori réticent et peu préparé. La notion de responsabilité partagée me semble requise dans l’approche qui s’impose désormais afin de mobiliser les compétences et plus encore les solidarités dans ce domaine si maltraité : il nous faut lui conférer une authentique dignité politique. À cet égard également, notre démocratie mérite mieux que les solutions discutables ramenées aux théories et aux dispositifs exclusivement sécuritaires et répressifs. Nous gagnons en intelligence politique et en capacités d’engagements lorsque l’on ose encore tenter des approches innovantes à nos marges. Nos quelques certitudes y sont certes défiées, mais pour nous permettre de renouveler notre vision du bien commun.