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editorial
Bioéthique : l’art de nous entendre les uns les autres
Par: Françoise Kleltz-Drapeau, Professeur de philosophie, Espace éthique Île-de-France, Université Paris-Sud-Paris-Saclay /
Publié le : 12 juin 2018
Former reste un impératif quand on veut ouvrir le débat
Nous savons depuis Hegel que la chouette de Minerve se réveille toujours au crépuscule, que les enseignants de philosophie viennent, après la bataille, tirer les leçons de ce qui s’est déjà joué.
Comme tout semble avoir été dit sur les États Généraux de la bioéthique, je n’ajouterai qu’une remarque : la vraie leçon, au-delà des avis qui furent donnés sur les questions d’éthique, ce fut la nécessité de former, et de nous former nous-mêmes, à ce qu’Habermas appelle « l’éthique de la discussion ». Devant la fructueuse intensité des débats organisés par l’Espace Ethique IDF, nous avons mieux compris qu’il fallait apprendre, aux autres et à nous, l’art de nous entendre les uns les autres. Quand les débats peuvent, nous l’avons vu, confiner à une éristique qui était pour Platon la caricature du dialogue, alors il faut nous demander où nous, enseignants, avons péché pour que les citoyens ne sachent pas toujours sereinement débattre. Il faut se demander ce que les scientifiques, ceux des sciences exactes, n’ont pas pu apprendre des sciences humaines pour que des médecins ne sachent pas toujours se faire entendre, pour que des savants, quand ils sortent de leur laboratoire, ignorent comment parler des progrès de la science, sans effrayer les foules ou faire fantasmer les profanes.
Pour que soit consolidée cette communication qui, par définition, est la finalité de ce que l’on appelle des États généraux, nous savons désormais que nos efforts doivent porter sur deux points. D’une part, la « médiatisation » : les savants doivent apprendre à communiquer avec les journalistes afin que ces derniers puissent donner aux citoyens non spécialistes une vision simple et non simpliste de l’actualité des sciences, proposer une vulgarisation au sens noble sans susciter des espoirs excessifs ou des craintes infondées ; d’autre part, l’enseignement. Les EGBE ont rappelé que l’éthique de la discussion, la capacité de partager des idées dans le respect de l’autre, cela n’est pas inné, cela doit s’enseigner. S’il est évident que les sciences doivent s’enseigner, il devient urgent que l’on apprenne à en débattre, dans un pays laïque, héritier des Lumières, respectueux des croyances qui font du respect du prochain ce qui doit être respecté ici-bas. Cela doit s’apprendre d’autant plus que certains, parmi les extrémistes qui ne furent pas révélateurs de l’ensemble des participants, avaient, eux, parfaitement appris la rhétorique, ou, plus exactement, cette perversion de l’art de persuader qu’est la sophistique au sens péjoratif que l’on donne à ce terme. Discours bien rôdés, éléments de langage ressacés jusqu’à la nausée, cela, certes, ne fait qu’un petit nombre d’arguments à recenser tant ils sont répétitifs et identiques, mais cela doit nous rappeler à l’ordre : pour éviter la démagogie, il faut que chacun entende les arguments des autres afin de savoir se faire entendre d’eux. Cette faculté de « discuter » les idées reçues, ses propres idées, les idées des autres savants, est à l’origine de la science, elle est aussi son avenir, elle sera sans doute, nous venons de le constater, la condition de l’éthique et de l’épistémologie de demain.
Savoir débattre et, pour cela, nommer bien les choses, tout particulièrement quand il s’agit de maladie et de souffrance, ne pas, comme Camus le rappelle dans La Peste, ajouter au malheur du monde en disant mal ce qui est. Oui, cela s’apprend et l’Espace Ethique IDF a toujours su mettre l’accent sur l’importance de « traiter » en amont les incompréhensions qui font sombrer dans l’éristique. De fait, les interrogations que les EGBE proposaient aux citoyens étaient fondamentales car elles allaient au-delà de l’éthique médicale et conduisaient à se demander quel monde nous voulions pour demain. Or, posant à nouveaux frais la question des limites que la société, devait, ou non, imposer aux savants, on constata que la polémique pouvait être féconde … ou stérile. Tirons-en la leçon : former reste un impératif quand on veut ouvrir le débat, et faire circuler la parole ne s’improvise pas non plus.
Une réflexion sur la science pour lui conférer une juste place dans la société
Que l’on nous comprenne bien, il ne s’agit pas de brosser un tableau pessimiste, les EGBE ont été une réussite et, ayant rappelé ce qui peut nous inquiéter, voyons à présent ce qui nous rassure et doit nous inviter à poursuivre nos efforts : le succès de ces EGBE auprès de ceux qui apprennent encore, et sont donc le vrai monde de demain.
Les débats avec les lycéens organisés par EE/IDF dans l’Académie de Créteil, au lycée Pierre Gilles de Gennes et au lycée Henri IV, puis, après les EGBE, à l’Université Paris-Saclay, devant des doctorants en sciences exactes qui ont compris que les sciences humaines leur permettraient de réellement « soutenir » leur thèse, devant leur jury et, à terme, devant l’ensemble des citoyens : autant de succès qui, dans leur diversité, prouvent que l’enseignement est au principe, cela est une évidence, mais qu’il est la plus politique des questions, cela reste toujours à redire. Depuis plus de 15 ans, on enseigne à l’EEIDF la leçon aristotélicienne qui veut que l’homme, étant par nature un animal politique et un animal qui dispose du logos, faculté qui lui permet et de penser et de parler en défendant ses idées, les questions d’éthique s’articulent, nécessairement, au politique : les EGBE illustrèrent cette conception. Le dernier mot de L’Éthique à Nicomaque est que l’éthique étudiée dans ce texte est vaine si on ne peut pas l’appliquer en vivant dans un régime politique juste. Or, l’étape et le texte suivant, ce sont Les Politiques qui s’achèvent sur l’affirmation que l’accomplissement, le summum d’une politique, est sa politique éducative. Les débats nous ont confirmé que sont indissolublement liés la capacité à apprendre ce « vivre ensemble », et le « bien vivre » pour que l’éthique ne soit pas lettre morte, pour que la pensée de Ricœur invitant à vivre selon la justice dans des institutions justes, ne soit pas, à l’hôpital ou ailleurs, un discours seulement « politicien ».
Bien vivre les débats de bioéthique que l’EE/IDF va continuer à faire vivre l’année prochaine, enseigner, c’est depuis 1995 la mission de l’Espace Éthique. Enseigner devant les acteurs du soin, donner à lire de petits extraits de grands auteurs, ne pas hésiter à mettre la barre haut : Aristote, Descartes, Kant, Levinas, en choisissant même chez les plus difficiles, ce qu’ils peuvent apporter pour vivifier le débat autour de l’éthique et de l’épistémologie, montrer qu’enseigner, c’est par l’exégèse des pensées les plus ardues, donner à comprendre, pour donner, ensuite, la capacité de se faire comprendre. Evitant le jargon, l’EE/IDF forme à l’écoute de cet autre qu’est un Montaigne ou un Canguilhem, et les EGBE ont montré que ces étudiants ont ainsi appris à écouter ceux dont ils ne partageaient pas les idées. Les EGBE nous ont prouvé la nécessité de la réflexion sur la science, d’une épistémologie indispensable si l’on veut donner aux progrès scientifiques leur juste place dans la société, leur « juste mesure ». Il faut tendre, au-delà du dogmatisme de certaines idéologies, à ce qu’Aristote, reprenant Hippocrate, appelle le juste équilibre, ce que Camus appelle la Pensée de Midi, une pensée qui, lit-on dans L’Homme révolté, doit faire écho à cette interminable tension et sérénité crispée chère à René Char. Cette « pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait » n’est pas, Camus le savait, un juste milieu sans audace, un consensus mou. Ce n’est pas ce type d’accord que recherchèrent les EGBE, mais la mise en débat, au cœur de la société, pour que la réflexion sur la bioéthique soit, au sens le plus puissant du terme, politique. Le lien entre l’éthique et la politique suppose une réflexion sur l’enseignement.
A nous donc, à l’Espace éthique IDF, de faire en sorte que, par l’enseignement qu’il apporte aux publics les plus divers, par sa manière de se mettre au service du soin en rendant la réflexion et la discussion possibles, en formant des soignants, et en formant des citoyens qui sauront à l’avenir débattre des questions de bioéthique en tirant les leçons de cet étonnant moment de démocratie que furent les EGBE.