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« Vivre mieux, vivre vieux »

Discours donné lors du Forum public CRSA, Agence régionale de santé d’Ile-de-France, HEGP, 19 janvier 2016

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 22 Janvier 2016

Ce que respecter nos aînés signifie

Le 27 octobre 2015, un hommage national était rendu aux 43 victimes de la catastrophe routière de PUISSEGUIN. Une communauté humaine enracinée dans ses valeurs et ses traditions rurales pleurait la perte des siens, la disparition, dans des circonstances dramatiques, d’une génération d’anciens indispensable à tous. Avec la simplicité de mots vrais et justes, la mémoire de ces aînés respectés dans leur position et leur engagement au cœur de la cité était évoquée. Cette fraternité, cette proximité et cette cohésion intergénérationnelle témoignaient d’un attachement, d’un lien et plus encore d’une culture qui ont su préserver une intelligence du réel opposée à la relégation sociale des “personnes âgées”. C’était affirmer les valeurs, les savoirs et les expériences qu’elles incarnent parmi nous. Cette position revendiquée comme l’expression d’une identité, d’un “patrimoine”, une conception du vivre ensemble, portait un message d’une force exceptionnelle. Il conviendrait d’y être attentif, tant il nous permet de penser autrement notre relation avec les anciens, ceux que l’on rejette trop souvent avec indifférence ou mépris aux marges de nos préoccupations sociales.
Je souhaitais donc rendre hommage ce matin à ces personnes aimées et pleurées dans le libournais il y a trois mois. Mais également à travers elles aux personnes âgées à domicile ou en institution,  ces évitées ou ces oubliées trop souvent dépourvues avant l’heure d’un statut social, d’une considération. Ces personnes hors de notre temps, hors champ, dont l’existence n’intéresse plus, ou alors seulement les quelques proches, ces professionnels et membres d’associations encore soucieux de lien social, de valeurs d’humanité, de non abandon. Je les uni dans cet hommage que je souhaitais leur adresser devant vous. Car ils permettent à notre société de sauvegarder cette part d’attention essentielle qu’elle néglige avec tant d’insouciance voire de mépris, qu’il en devient délicat et parfois vain d’affronter les réalités de la vieillesse dans un contexte hostile à ce qui défie nos idéologies et nos suffisances.
 
Certes, il ne convient pas d’aborder au cours de ce forum public la part obscure d’une vieillesse méprisée, ces temps incertain du grand âge, voire du trop grand âge. Car le choix de la CRSA a été d’affirmer comme une forme de revendication politique et d’engagement moral, une position militante, volontaire, déterminée : « Vivre mieux, vivre vieux. »  Cette sentence n’a rien à voir pour autant avec un slogan.
S’agit-il de comprendre le propos comme relevant d’une attention ou d’une intention philosophique partagée : « vivre vieux, c’est vivre mieux », parvenir ainsi à une forme de sagesse qui confère à l’existence une plénitude, un goût d’accomplissement  et plus encore la capacité de s’aventurer au plus loin de soi et de s’y réaliser ? Ou plutôt l’enjeu est-il de penser ensemble une résolution, un objectif commun : « Vivre vieux » n’est concevable que pour autant que l’on puisse « vivre mieux. » Dès lors comment envisager ce « mieux vivre » du « vivre vieux », comment assumer cette ambition dans le contexte paradoxal d’une société dotée de possibilités inédites, sans accompagner l’annexion des nouveaux territoires de la vieillesse de la réflexion, de la concertation et des arbitrages nécessaires ?
C’est tout à l’honneur de la CRSA et donc à notre Agence régionale de santé d’Ile-de-France tellement investie dans la dynamique de démocratie sanitaire, d’avoir estimé justifié de consacrer ce temps d’échange à un enjeu qui détermine les conditions mêmes du vivre ensemble, du « vivre mieux » dans le respect de l’autre, irréductible à une catégorisation selon son âge ou selon l’évaluation de son autonomie. Notre idée de la dignité mérite en effet mieux.
Il convient donc d’identifier, d’analyser, d’anticiper, de débattre et par la suite d’arrêter des choix de société qui, de toute évidence,  ne relèvent pas uniquement de la santé publique. Ce forum se situe donc dans une perspective éthique et politique. Je vous remercie de m’accorder le privilège d’esquisser en ouverture quelques lignes de questionnements, sans avoir comme objet d’aborder directement les thèmes qui seront approfondis aujourd’hui.


De manière rapide, j’évoquerai en trois temps certains enjeux ou réflexions que m’inspire le thème de ce forum :
1. Quelques considérations philosophiques : envie de vivre et de s’éprouver, quel sens attribuer à l’expérience de la vieillesse ?
2. Conséquences des mutations sociales et des nouvelles technologies : qu’en est-il des situations de vulnérabilité dans la vieillesse
3. L’autre versant de la vieillesse : affronter le défi des fragilités existentielles et repenser les solidarités dans le soin et l’accompagnement
 

1. Quelques considérations philosophiques : envie de vivre et de s’éprouver, quel sens attribuer à l’expérience de la vieillesse ?

Le temps de la vieillesse renvoie chacun d’entre nous à une méditation, à un nécessaire approfondissement en soi et sur soi. Si vivre, c’est se réaliser et devenir, le Talmud nous donne toutefois à penser que « vivre c’est savoir perdre ». Cet ajustement à soi et au autres ainsi que cette pesée du sens de l’existence nous incitent à envisager certains renoncements, une forme d’épurement pour tendre vers l’essentiel. La liberté de choix, la faculté d’exercer son libre-arbitre conditionnent ainsi pour beaucoup la qualité d’une existence, ce « vivre mieux, vivre vieux » évoqué au cours de ce forum comme une visée. Qu’en serait-il d’une vieillesse dépourvue d’une envie de la vivre et de l’éprouver, de nous vivre et de nous éprouver  ?
Vivre c’est s’exprimer dans le temps, s’investir dans une durée. C’est s’inscrire dans la continuité d’une histoire, d’un projet d’autant plus précieux qu’on le sait conditionné et limité. C’est appartenir, s’engager au sein d’une communauté humaine et sociale qui nous connaît et nous reconnaît, nous témoigne de l’estime et de la considération. Mais c’est aussi se découvrir, se penser, s’affirmer, s’attacher, prendre part. Marquer le temps de nos actes, de nos intentions, de nos attentions, de notre créativité humaine. En d’autres termes, je dirais que vivre c’est advenir et devenir, tracer sa destinée.
Chacun devrait ainsi être en position de maintenir vif aux cours de son existence un  questionnement : qu’en est-il, en fait, du temps de ma vie, du sens de mon devenir ?  Il ne s’agirait donc pas tant de « vivre mieux » que de « vivre sa vieillesse, son vieillissement », cette maturation d’une autre part de notre existence, cette altérité éprouvée comme une altération,  une manière de se révéler à soi et aux autres dans son identité profonde. Cette intention conférerait une autre signification à la notion d’adaptation reprise dans l’intitulé des deux sessions de ce forum. « Vivre vieux » c’est vivre le vieillir comme un mouvement d’élaboration personnelle. Il permet d’assumer les phases évolutives d’un cheminement qu’il convient de préserver dans ses capacités de projection vers l’avenir, de cohérence, de cohésion et de souci de soi.
Il me semble donc hasardeux, pour ne pas dire insatisfaisant, de poser d’une façon par trop générale une position sur la vieillesse qui ne peut en fait ne nous concerner que de manière personnelle et circonstanciée. « Vivre mieux, vivre vieux » renvoie à la subjectivité de conceptions intimes, façonnées à l’épreuve du temps et de l’existence. Il conviendrait donc d’éviter de proposer un modèle du « mieux » et du vieux », une forme de normalisation du vivre, là où précisément doit prévaloir une idée de liberté et de créativité qui surmonte, autant que faire se peut, les entraves.
Cette expérience intime et même ultime de la vieillesse relève de notre sphère privée. Vieillir, devenir vieux s’ébauche à l’aulne d’une histoire de vie. Certains avancent même la notion de vieillissement différentiel, caractérisant ainsi la disparité de situations existentielles. Ces vécus peuvent s’exprimer dans l’autonomie, la maîtrise, la convivialité et l’insoumission, ou au contraire ils peuvent être marqués par les dépendances, les détresses, la solitude humaines et la précarité. La vieillesse renvoie dans ce dernier cas à la rupture du lien social. En cela même, elle devient pour beaucoup d’entre-nous irreprésentable, insupportable, voire indécente, au point de justifier l’effort éperdu d’une dissimulation des marques du temps, ces affronts à contrer afin de préserver l’apparence d’un état figé de jeunesse perpétuelle. Au pire, certains choisiront même, comme dernière liberté, d’anticiper le moment de leur mort. C’est tenter ainsi d’éviter toute confrontation à cette conscience de la temporalité humaine et donc à la fragilité de nos actes, à notre destinée et à la finitude. Le jeunisme comme l’âgisme pervertissent le rapport de vérité à ce que nous sommes, à notre humaine condition.
 

2. Conséquences des mutations sociales et des nouvelles technologies : qu’en est-il des situations de vulnérabilité dans la vieillesse

On doit à Paul Cézanne cette belle pensée : « J’aime les gens qui ont vieilli en se laissant aller aux lois du temps. »
Quelles sont en fait ces “lois du temps” dans un contexte marqué par tant de mutations précipitées qui bouleversent nos systèmes de référence sans trouver le temps indispensable au discernement ? Est-il encore un temps pour vieillir, dès lors que l’impatience à “vivre sa vie” jusqu’aux limites de ce qu’elle peut, voire au-delà, et que l’acquisition de nouvelles capacités et performances augmentées, semblent atténuer les contingences et rendre possible une idée de la longévité, pour ne pas dire de l’immortalité ?
D’un point de vue philosophique et en termes de responsabilités politiques, d’enjeux sociétaux, il ne s’agit pas tant d’être fasciné par les représentations avantageuses d’une réalité que l’on donne l’impression de façonner à la mesure de nos espérances. Il convient plutôt de prendre en compte la portée de ces ruptures profondes générées par les avancées biomédicales et les facultés inédites dont nous dotent les technologies, précisant qu’elles sont conditionnées par des facteurs sociaux et économiques discriminatoires. Aux marges, comme en retrait, apparaissent ainsi comme distantes des représentations d’une vieillesse invulnérable au temps, les réalités humaines et sociales d’une vieillesse accablée de temps, avec comme condition existentielle celle  du survivant, isolé dans une société qui ignore ses attentes et accentue trop souvent les fractures et les obstacles, les injustices et les exclusions.  Dès lors il ne s’agit pas tant d’accueillir et d’accompagner les figures modernes d’une vieillesse immaculée, que de compenser un cumul d’indignités et d’hostilités faites à la personne disqualifiée dans sa manière d’être présente parmi nous.
Je n’en suis que davantage reconnaissant aux proches, aux intervenants professionnels et membres d’associations qui militent avec tant de conviction et de disponibilité afin d’éviter que les idéologies, les modes de vie et même les nouvelles pratiques dématérialisées rendues possibles par les innovations technologiques abrasent davantage encore les fondement d’un lien de solidarité et de proximité qui nous unit à nos anciens. C’est bien de valeurs démocratiques qu’il devrait être question au cours de ce forum, de nos obligations certes à l’égard des personnes plus vulnérables quand l’âge accentue leurs fragilités, mais tout autant de nos capacités à anticiper et donc à intégrer aux choix de société les différentes formes de risques ou de renoncements susceptibles d’amputer la personne du droit de vivre dignement sont existence, dans ce temps peut-être le plus précieux, celui de l’achèvement.

3. Venons-en, avant de conclure, à l’autre versant de la vieillesse : affronter le défi des fragilités existentielles et repenser les solidarités dans le soin et l’accompagnement

Il importe de saisir le sens de nos responsabilités à l’égard d’une personne vulnérable dans la vieillesse. Ses droits ne tiennent plus parfois qu’à l’attention qui lui est témoignée, à la persistance d’un environnement propice à son bien-être, aux soins qui lui sont consacrés. Notre exigence doit ainsi être constante dans l’anticipation concertée, au moment opportun, des décisions importantes, et tout autant dans les actes du quotidien, ces instantanés de l’existence dont la signification gagne en profondeur lorsque désormais le temps semble s’épuiser dans ses promesses, du moins ne plus consacrer ses possibles qu’à des choix de vie préoccupés de l’essentiel. Certaines aspirations d’hier se sont avérées vaines ou ont perdu en consistance, en intérêt. D’autres considérations s’imposent, à la fois intimes, subtiles, plus urgentes que jamais dans l’envie d’un accomplissement que risquent toutefois d’entraver des fragilités existentielles souvent redoutées.
La délicatesse d’une attention au creux d’une nuit d’insomnie, le bras qui soutient une marche incertaine, cette présence bienveillante qui rassure face aux peurs, trouvent alors d’autant plus d’importante que le vieillissement confronte à des transformations, des ruptures, des pertes profondes. Le goût de vivre, les attachements, les passions s’estompent parfois ou alors perdent en force d’attrait, au point d’aboutir à une crise identitaire que certains ne parviennent plus à surmonter. Épreuve de la déroute, de la sensation d’inutilité, d’une forme de marginalisation qui incite au retrait, au repliement, à un isolement si proche du renoncement.
Dans trop de circonstances, au domicile comme en institution, la condition de la personne âgée renvoie au sentiment de disqualification induit par un cumul bien vite insupportable de négligences, de dédain, de manque de considération et donc de reconnaissance comme de respect. Être ainsi ignoré ou méprisé en tant que personne, révoqué en quelque sorte de son statut social parce que “vieux”, stigmatise au point d’être contraint soit à la passivité d’une dépendance extrême, soit à la résistance, ne serait-ce qu’en revendiquant une autonomie qui peut s’exprimer dans une position rebelle d’opposition ou de marginalisation. Le choix s’avère en fait exigu entre une certaine forme de concession vécue comme l’anéantissement de ce qui prévalait jusqu’alors, ou alors le courage d’une revendication de soi et de ses aspirations pouvant s’exprimer dans la protestation, au risque de susciter l’incompréhension, voire l’hostilité.
Mais, sur un autre versant, il s’agit également d’accompagner dans un cheminement parfois complexe une personne âgée dont l’état de santé s’intrique à tant d’autres déterminants d’ordres existentiel, affectif, psychologique et sociétal. La relation dans le “parcours de soin“ – qu’il relève du sanitaire ou du médico-social – est dotée d’une portée très exceptionnelle quand elle ne se limite pas à des considérations strictement médicales ou gestionnaires.
Une histoire de vie ne s’interrompt pas de manière abrupte à un âge prescrit ou pour des raisons liées aux limitations d’autonomie et aux dépendances imparfaitement anticipées et compensées. Cet autre temps d’une vie doit donc être considéré comme celui d’une avancée aux confins des possibles, d’un aboutissement davantage que d’une conclusion. La démarche de soin et d’accompagnement, à cet égard, ne peut qu’être prudente, patiente, réceptive à l’attente de l’autre qu’il convient de solliciter, sans être intrusif, afin de soutenir ce qui demeure de ses motivations profondes et de l’associer aux choix qui le concernent.
Il est vrai que les critères habituels ou les évidences s’avèrent rarement satisfaisants dans une approche personnalisée et circonstanciée qui se veut respectueuse de la personne. La finalité d’un traitement ou d’un suivi social comme leur efficience s’examinent différemment lorsqu’interviennent des valeurs ou des enjeux qui priment pour la personne dans un contexte qui peut s’avérer limitatif. Au nom de quelle compétence est-on en droit de se substituer à elle, de la contester, y compris lorsque sa volonté s’exprime dans le refus d’un traitement qui lui paraîtrait insupportable ou vain, d’un suivi qui bouleverserait ses attachements, lui imposant des règles inconciliables avec ce à quoi elle aspire  encore ?
 

Quelques éléments de conclusion

Le vieillissement de la population française avec son impact en termes notamment de santé publique tenant à l’incidence des maladies chroniques, des multiples aspects de la perte d’autonomie, imposerait une sensibilisation de la société à ces défis qui doivent être discutés et assumés dans le cadre d’une concertation publique qui fait, là également, défaut. L’initiative de notre CRSA aujourd’hui n’en a que plus de signification et d’intérêt. Apparemment cette réalité bien tangible de la vie sociale ne trouve que difficilement la place qu’il conviendrait de lui reconnaître aujourd’hui, alors que s’imposent des choix sociétaux et des dispositifs appropriés au regard de cette “transition démographique”.
La personne ne saurait être définie seulement par son âge, sa  maladie ou ses dépendances, ramenée en quelque sorte à une condition déterminée par des caractéristiques, des facteurs et des considérations conjoncturelles,  susceptibles d’amenuiser, voire de révoquer ce qui est constitutif de son humanité même. La singularité de toute expérience humaine ne saurait être déconsidérée ou niée, tout particulièrement lorsque la personne est affectée dans ses facultés cognitives, ses capacités décisionnelles, son autonomie.
Il nous faut donc mettre en commun les mots et les actes quotidiens qui résistent à toute forme d'abdication, de renoncement et donc d'inhumanité. Des valeurs inconditionnelles déterminent notre vie en démocratie ; elles nous engagent à témoigner une attention particulière aux plus vulnérables parmi nous. C'est dire la dimension de responsabilité et le champ des obligations impartis aux différents intervenants engagés auprès des personnes affectées par le processus de vieillissement et de ceux qui accompagnent leur cheminement. Ils sont, les uns et les autres, garants et médiateurs d’une exigence élevée de la solidarité et de la sollicitude. Quelles que soient les circonstances et les apparences, ne convient-il pas de préserver ce que signifie l'humanité d'une existence, de viser à lui épargner ce qui est de nature à la déqualifier, à la disqualifier de manière irrévocable ? Tout nous renvoie à la qualité d'actes quotidiens volontaires, constants et résolus, dans un contexte où l'idée même de maîtrise semble se convertir en devoir d'accompagnement.
D’un point de vue politique, comment comprendre nos solidarités et les assumer ensemble, dès lors qu’elles concernent des vulnérabilités existentielles qui ne peuvent nous laisser indifférents, pour autant que l’on saisisse ce que recèle de richesse une relation maintenue comme un engagement de vie ?
C’est tout naturellement sur une interrogation que s’achève une approche éthique.