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Terrorisme et éthique médicale - Une première approche
"L’acte terroriste vient confronter une société civile qui a rejeté, autant que faire se peut, l’acte meurtrier hors de ses frontières. En ce sens, les problématiques éthiques liées à l’acte terroriste se rapprochent fortement de la médecine de guerre puisque les systèmes de médecine civile se trouvent confrontés à une urgence imprégnée de violences et de morts pour lesquelles ils n’ont pas été pensés. Comme expliqué dans ce texte, cette urgence vient confronter la morale déontologique « quotidienne » du soignant."
Par: Robin Michalon, Chercheur associé en sciences politiques, Espace de réflexion éthique de la région Ile-de-France /
Publié le : 13 Février 2017
Remarques préalables sur le terrorisme
« L’attaque terroriste est une forme de violence qui agit par irruption, rompant brusquement la stabilité du monde commun et créant une inflexion brutale entre un avant, qui semblait satisfaire aux attentes de continuité qu’on lui adressait tacitement, et un après qui terrifie dans l’exacte mesure de la cessation violente de ce qui était auparavant appréhendé comme allant de soi.[1] ». L’acte terroriste est la rupture d’une temporalité de la sécurité vers une temporalité de la peur. En cela, l’attaque terroriste se rapproche de toutes les catastrophes massives et soudaines, que la littérature anglaise désigne sous le terme générique de « disaster » (ouragan, tremblement de terre, éruption volcanique, explosion d’un réacteur nucléaire, coulées de boue…). Néanmoins, elle se distingue par le fait que ce qui vient interrompre une temporalité continue et stable n’est pas le fruit d’une dynamique écologique ou technologique que l’on peut comprendre comme l’aboutissement d’une chaîne causale, mais bien un acte éminemment mortifère démontrant une volonté meurtrière.
Cette spécificité de l’acte terroriste, par rapport à d’autres « disasters » prend deux formes.
Contrairement aux catastrophes naturelles et technologiques qui donnent l’impression d’être explicables et donc évitables/prévisibles, la menace terroriste développe un sentiment d’insécurité qui s’inscrit dans le tissu social. Autrement dit, pour reprendre l’analyse de Dominique Linhardt[2], la volonté de mort dans l’acte terroriste est médiatisée par l’environnement social, ce qui a pour conséquence que tout élément de la société — interactions, lieux, foule, évènement, ville, transport … — devient potentiellement mortifère.
L’acte terroriste va aussi prendre une forme spécifique dans le placement de la responsabilité face à la mort. La figure du terroriste dédouble les questionnements, elle vient superposer aux questionnements éthiques dus à l’urgence, ceux liés à une criminalité d’une intensité rare. Dans le cas d’une catastrophe naturelle, écologique ou technologique, la responsabilité est diffuse, bien plus liée à des méconnaissances (parfois volontaires certes) qu’à des actes directement mortifères. A l’inverse, la figure du terroriste charrie avec elle l’image du criminel par essence, il porte l’entière responsabilité de l’insoutenable injustice que représente des morts violentes, douloureuses et souvent liées à une idée du hasard : « être au pire endroit au pire moment. »
Cette deuxième spécificité pose une question que seul un programme de recherche développé pourrait adresser. Un tel programme explorerait la différence psychologique entre le soin porté aux victimes d’une catastrophe naturelle ou technologique vis-à-vis du soin porté aux personnes victimes d’un acte meurtrier perçu comme profondément injuste et d’une rare violence. On pourrait, en effet, se demander si, dans le deuxième cas, le soin n’est pas dédoublé d’un raisonnement justicier accentuant, d’une part, la nécessité de réparer la violence radicale faite aux blessés et, d’autre part, le questionnement de la pertinence morale des soins procurés au(x) terroriste(s). Un tel discours pourrait être alimenté par différentes logiques liées aux contextes de guerre comme la mobilisation de la nation vis-à-vis d’un conflit armé. Le traitement médiatique de l’engagement des soignants français comme « héros » des évènements dramatiques du 13 novembre 2015 pourrait être analysé selon ce prisme.
Introduction - Travail d’anticipation et éthique médicale
La rupture de temporalité engendrée par l’acte terroriste appelle à une réaction politique marquée par la peur d’une répétition des violences. Cette réaction s’effectue, d’une part, par la mise en place immédiate d’une politique sécuritaire issue de la prise de conscience d’un danger imminent, et, d’autre part, par le prisme de l’anticipation appelant à l’adaptation de certaines structures aux vues d’autres attentats. Le travail d’anticipation est fondé sur la rencontre de deux temporalités différentes : d’une part, l’extraction depuis des évènements passés de « leçons » et, d’autre part, se fondant sur l’expérience des dits évènements, la projection toujours incertaine dans des possibles futurs. L’anticipation peut se généraliser à différents champs de la société, l’éthique médicale y compris[3].
Profondément marquée par les attaques du 13 novembre 2015, la France comme entité politique s’est engagée dans des politiques sécuritaires veillant à réduire le risque de nouvelles attaques. Toutefois, à l’échelle réduite de l’éthique médicale, elle ne semble pas avoir engagé de réflexions concernant les risques matériels et psychologiques qui pourraient advenir lors d’une attaque d’une plus grande ampleur. Cette non-considération se justifie probablement par l’urgence d’autres actions politiques et par la réponse rapide et efficace intervenants dans le champ du soin lors des attentats de Paris et Saint-Denis. Toutefois, même s’il faut la relativiser, une telle réflexion à son importance. Elle permet d’ouvrir un dialogue avec les professionnels de santé et la société sur les enjeux éthique liés à la confrontation de la médecine civile avec des problématiques très proches de la médecine de crise, voire même de la médecine militaire : la rationalisation de l’usage des ressources médicales par la médecine de tri et les enjeux moraux du soin procuré à l’Ennemi, notamment dans leur institutionnalisation par le droit international.
En effet, confrontée à l’acte terroriste, l’éthique médicale rencontre deux points de tension.
Le premier se rapproche des réflexions éthiques menées pour la médecine militaire ou humanitaire[4] et se caractérise par une disproportion de la demande de soin par rapport aux ressources[5] disponibles. Le rapprochement que l’on fait entre ces éthiques particulières, marquées par un certain utilitarisme, et le terrorisme implique donc un scénario d’attaques avec un grand impact[6]. Dans de telles situations, la disproportion entre offre et demande est telle que le système de santé est amené à juger de « l’opportunité » de soigner telle ou telle personne. Ce calcul d’opportunité est ressenti à la fois comme une nécessité intrinsèquement liée à des contraintes économiques et politiques croissantes, mais aussi comme une épreuve morale contradictoire avec la déontologie médicale puisqu’elle implique de donner des valeurs différentes, inégales, à des vies distinctes[7]. Cette opération est connue en anglais sous le terme de triage et en français sous le terme de médecine de tri.
Le deuxième point de tension est lié à la dimension extrêmement mortifère du terrorisme et se concentre sur la question du soin prodigué à l’auteur des violences. Un tel questionnement pousse la morale déontologique dans ses derniers retranchements, le terroriste étant potentiellement responsable d’un crime d’une très forte intensité et qu’on assimile souvent dans nos cultures contemporaines à l’ennemi par essence. Les débats internationaux, surtout animés par des médecins et éthiciens israéliens et américains, se concentrent sur la question de la création d’un statut juridique, en droit international, qui permettrait d’exclure le terroriste des logiques de tri appliquées à ses victimes. Le corrélat d’un tel débat est la possibilité de définir, ou non, le terrorisme, chose très difficile aux vues de la charge idéologique que l’usage du terme « terrorisme » signifie.
Le soin des victimes : triage et éthique médicale – « entre raison et émotion[8] »
L’acte terroriste installe un certain chaos qui peut aussi bien affecter les institutions de soin que l’ordre social de manière générale. Face aux dérives et à la panique pouvant découler d’une telle situation, anticiper consiste à organiser « l’état d’urgence » dans lequel l’institution de soin va être plongée durant les évènements traumatiques. On ne peut que rappeler ici comme la prétention de l’anticipation connaît des limites, surtout pour ce qui est du terrorisme dont le but est justement de frapper par le biais de l’imprévisible, du cauchemardesque. Toujours est-il que l’augmentation très forte de la demande de soins va faire augmenter la pression psychologique sur les soignants et va les obliger à questionner l’efficacité et l’équité de l’allocation de chacune des ressources mobilisées. L’activité de triage est perçue comme la réponse rationnelle, systématique, face à cette nécessité d’une adaptation des pratiques de soin pour permettre le plus grand bien, non plus à l’échelle de chaque individu, mais à l’échelle du groupe d’individus se partageant les ressources rares.
Juger de la vie d’un individu par rapport aux intérêts du collectif est, d’une part, une tâche morale extrêmement lourde puisqu’elle peut signifier abandonner un individu dont on aurait pu sauver la vie et, d’autre part, peut mener à des dérives inégalitaires, notamment à la stigmatisation de certains groupes dont l’utilité sociale va éventuellement être minimisée.
Afin de répondre au mieux à ces enjeux éthiques du triage, anticiper l’adaptation nécessaire implique de se préparer à un changement de conception de l’éthique, d’un cadre déontologique où la rencontre entre un soignant et une personne vulnérable prime, vers un cadre collectif dont le but va osciller entre l’utilitarisme, le meilleur soin pour le plus grand nombre, et l’égalitarisme, traiter chacun de manière équitable. Ce changement de cadre éthique impose déjà une grande violence psychologique aux soignants qui ne sont ni habitués, ni formés à sortir de la « sécurité morale » du mode déontologique. De plus, la question de savoir quels seront les principes à la base du « cadre éthique d’urgence » est insoluble, « le tri parfait est impossible[9] ». Le modèle utilitariste oblige à poser une valeur mesurant l’utilité sociale d’une personne, valeur qui ne pourra jamais paraître autrement que comme extrêmement artificielle tant un indice ne peut pénétrer un tel niveau de complexité culturel et social, quand bien même le voudrait-on. De même, un modèle fondé sur l’équité est très difficile à déterminer et ne peut mener qu’à une répartition inefficace en termes de bénéfices pour le groupe, qu’il s’agisse du tirage au sort, du « premier arrivé premier servi » ou de la rule of rescue (allocation du maximum de ressources pour ceux qui en ont le plus besoin, même s’ils ont de grandes chances de mourir).
La complexité de cette question est accentuée par le phénomène profondément culturel de « l’évidence ». En effet, la nécessité de sauver en priorité les soignants, qui seront à même d’aider d’autres personnes par la suite, ou les femmes enceintes, qui vaudraient « deux vies », est frappante. Mais comment justifier de telles évidences face à celles qui voudraient que les personnes improductives économiquement, handicapés ou personnes âgées par exemple, ou ne correspondant à certains standards culturels devraient être sauvées en dernier par rapport aux personnes « plus utiles » ou « plus valorisées »[10].
Tout en tenant compte de ces différents principes moraux pouvant fonder la médecine de tri en cas d’attaques terroristes, d’autres facteurs doivent entrer dans le prisme permettant de faire émerger un « juste triage ». La dimension temporelle, par exemple, qui se concrétise dans la répétition régulière du processus parmi les individus « déjà triés », chacun pouvant répondre différemment aux évolutions des symptômes. De même, la différenciation entre les traitements prophylactiques et les traitements thérapeutiques a une certaine importance, les premiers pouvant éviter de très lourdes dépenses de ressources dans un avenir proche.
Faute d’un modèle éthique hégémonique, la question du processus de triage est souvent synthétisée dans des outils de répartition qui mêlent de façon peu claire différents principes moraux. Le plus connu est le START, Simple Triage And Rapid Treatment, qui catégorise les populations affectées par une catastrophe de grande ampleur selon trois niveaux — jaune, bleu et rouge —, auquel s’ajoute une quatrième catégorie — noir —, où sont placés ceux qui, même avec l’investissement d’une grande quantité de ressource pour les soigner, garderait un pronostic vital très faible. Pour le START, par exemple, c’est donc le pronostic vital qui sert de premier filtre, on est soit « jaune, bleu, rouge » soit « noir », et l’urgence du traitement qui sert de deuxième filtre. Toutefois, au premier regard, des premières limites apparaissent. En effet, un tel modèle ne traite pas la question des effets en cascade du soin, qui justifieraient de traiter en priorité les soignants, ni de certaines dimensions temporelles telles que mentionnées plus haut.
Ces indices sont en partie constitués pour soulager les soignants du choix de vie ou de mort sur des personnes vulnérables. Toutefois, comme le notent Lachenal, Lefève et Nguyen dans leur introduction : « le triage met en jeu, dans le même temps, une série de choix tragiques, qui font entrer l’émotion dans le protocole de décision qui était pourtant censé l’évacuer. Le triage met ainsi en œuvre, dans ses procédures, une série d’évaluations morales, sociales et affectives qu’il s’agissait pourtant de mettre à distance.[11] » A terme, ce sont bel et bien des consciences qui font les choix et Jean-Hervé Bradol explique que les indices de triage peuvent ultimement être utilisés pour faire valoir différentes personnes[12]. L’enjeu majeur, en termes d’éthique médicale, pour ces questions de triage en cas d’attaque terroriste réside donc dans la pression psychologique qui pèse sur les soignants. Dans le cas de l’urgence installée du fait de l’attaque terroriste, cette pression ne peut pas être déléguée à un tiers, ni être diffusée dans le cadre d’une prise de décision collégiale, le soignant est donc seul face à l’injustice dont est victime la personne blessée.
Soigner le terroriste[13], enjeux moraux et politiques
Dans le climat de panique lié à l’attaque terroriste, la question du triage et du détachement du cadre moral déontologique atteint son maximum d’intensité dans la question du traitement du terroriste[14]. Au-delà de la question même de la justice du soin délivré, l’enjeu réside surtout dans le statut du terroriste à l’intérieur du processus de tri. Dans le scenario où le terroriste arrive avec ses victimes dans la salle d’urgence, le tri doit-il tenir compte du fait qu’il est l’auteur de la violence ayant causé les blessures des autres personnes attendant des soins ? Ici, la lecture du débat orchestré par le American Journal of Bioethics dans son édition d’octobre 2009 a été particulièrement utile. Des médecins israéliens et américains y discutent les enjeux moraux et psychologiques du soin porté au terroriste et de la nécessité, ou non, de créer un régime d’exception dans le droit international régulant la question de la neutralité de la médecine en temps de guerre.
Le traitement médical du terroriste au prisme du droit international
La catégorie « terroriste » n’existe pas dans les textes de droit international régulant la question du soin porté aux ennemis en temps de guerre. Ceci n’a rien d’anodin, comme l’explique Michael Walzer dans Just and Unjust Wars, il provient du fait que « le terrorisme se présente comme le négatif, au sens quasi photographique du terme, des règles qui doivent être respectées pour qu’un acte d’hostilité puisse prétendre à être considéré comme juste.[15] » En effet, il ne satisfait en aucun cas le principe de symétrie ou d’égalité des belligérants, il n’expose pas d’objectif précis pour lequel on pourrait substituer la négociation à la guerre et il vient rompre l’idée que les affrontements doivent se réaliser dans un espace spatio-temporel déterminé (déclaration de guerre/armistice, champ de bataille), au contraire il se fond dans l’univers social par un habile camouflage. Le terrorisme vient en fait rompre ce qui constitue une forme traditionnelle de rationalité guerrière.
L’absence d’une définition claire du terrorisme, établie par le droit international, provient aussi du fait, comme le fait remarquer John Lunsroth, que l’usage même du terme « terrorisme » est hautement idéologique[16]. Le terme est mobilisé par un parti dans le cadre d’un conflit afin d’ôter toute valeur morale à l’ennemi. Cela ne signifie pas que le terme ne recouvre aucune réalité, les évolutions des pratiques violentes à l’intérieur des conflits internationaux ont bien « banalisé » certaines pratiques que l’on nomme terrorisme (attentats, attaques massives de civil, etc.), mais le terme en lui-même est indéfinissable tant sa signification dépasse la matérialité des actes pour désigner l’Ennemi, l’Autre, etc. Ce caractère culturel de l’usage du mot terrorisme est lié aux évolutions récentes du domaine de la guerre : « on assiste bien à un renversement : le terroriste, c’était celui à qui ou ce à quoi on ne faisait pas la « guerre » au sens classique, la guerre étant une « relation d’Etat à Etat ». Or aujourd’hui, on ne fait de guerre qu’aux terroristes, pourrait-on dire, « terroriste » est le nom donné à tout ennemi, étatique ou non (on parle d’« États terroristes »), dès lors qu’il est jugé possible et/ou nécessaire de lui faire la guerre. En ce sens le « terroriste » est bien la nouvelle figure de l’ennemi, un quasi-synonyme de l’ennemi.[17] » C’est ce caractère idéologique du terme « terrorisme », qui rend ce dernier particulièrement difficile à définir une fois sorti du conflit dans lequel il est inscrit. Ainsi, on voit comme le projet israélien de définition juridique du terrorisme, permettant un traitement médical du supposé criminel différencié par rapport à celui de ses victimes, peut être perçu comme une impasse.
De plus, le fait que le terroriste contrevienne à la « bonne guerre » et que l’usage du terme « terroriste » véhicule un sens idéologique et culturel inscrit dans un conflit ne signifient pas que le terroriste tombe en dehors des textes de droit international et que, de facto, il ne bénéficie pas de l’obligation faite aux Etats de soigner les ennemis qu’ils « détiennent ». A ce sujet, la 4ème convention de Genève est très claire « nobody in enemy hands can be outside the law[18] » (aucune personne détenue par l’ennemi ne peut être en dehors de la loi), et on trouve dans toutes les conventions de Genève, à l’article 3, le minimum auquel sont tenus les Etats : « The wounded and sick shall be collected and cared for[19] » (les blessés et malades seront collectés et soignés).
En plus d’être affirmé dans le droit international, on retrouve le principe de neutralité de la médecine dans de nombreux textes ratifiés par des Etats ou des corps soignants. Les Principles of Medical Ethics, formulés par les Nations Unies, énoncent que les professionnels du soin ont l’obligation de soigner les détenus avec des traitements « de qualité similaire à ceux donnés à ceux qui ne sont ni emprisonnés, ni détenus[20] » ; de même, la World Medical Association, dans ses Regulations in Times of Armed Conflict, précise que les médecins sont requis de « traiter les malades impartialement et sans discriminations fondées sur des aspects doctrinaires, ethniques, nationaux, d’affiliation politique ou n’importe quel critère similaire.[21] » A ceci s’ajoute l’argument que le terroriste, au moment des soins, n’est que supposément terroriste, puisqu’il n’a pas encore été jugé comme tel par une institution légitime à le faire.
Le soin du terroriste – morales déontologique et utilitariste
Le problème du soin au terroriste ne semble donc pas vraiment concerner son « droit » au soin, mais bien plutôt son « mérite » au soin. La question finale reste la même, à savoir faut-il le soigner ou non, mais le mérite insiste sur les jugements de moralité et de valeur sociale portés à l’égard de la personne et des actes commis. Ce jugement de moralité n’a, en théorie, pas sa place dans le cadre moral déontologique. Toutefois, le cas du terrorisme pousse cette logique dans ses derniers retranchements, tant le terroriste (ne serait-ce que dans l’usage du terme) est essentialisé comme « mauvais », l’Ennemi, celui qui s’oppose point par point au code moral déontologique lui-même. En dernier ressort, ce questionnement pose le problème du droit, ou non, du soignant à se désister s’il ne souhaite pas soigner une personne pour des raisons personnelles. Il existe, en premier lieu, une raison évidente de sécurité psychologique qui veut qu’on ne peut pas obliger quelqu’un directement ou indirectement touché par l’attentat à soigner l’auteur de l’attentat. Toutefois, par le biais du scenario où plus personne ne se porterait volontaire pour soigner le terroriste, c’est-à-dire n’accorderait aucun « mérite au soin » au terroriste, ce raisonnement pose la question de qui porte la responsabilité d’acter le « droit au soin » du terroriste – l’Etat, l’institution, le corps soignant, le soignant lui-même ?
Si la question du mérite ne trouve pas sa place au sein de la morale déontologique, le problème du mérite s’insère pleinement dans le cadre utilitariste dont on a vu dans la partie précédente qu’il véhiculait la question de la juste répartition de ressources rares, indexée le plus souvent à une valeur sociale attribuée. Mobiliser des ressources pour soigner le terroriste pose des problèmes éthiques concrets dans le cas où ces ressources pourraient être allouées à d’autres personnes qui en ont besoin, ses victimes par exemple. Or, dans ce cadre utilitariste, la valeur sociale attribuée à la personne nécessitant des soins s’évalue très largement[22] en termes négatifs, et la finitude des ressources est souvent d’autant plus intense que l’attentat prend la forme d’un crime de masse. Le jugement moral se traduit donc souvent par une remise en cause des moyens déployés pour sauver le terroriste, souvent très élevés aux vues des blessures graves auxquelles il s’expose. Ces arguments peuvent être mobilisés à diverses échelles : médias, population, professionnels de la politique, etc., et viennent aussi questionner les limites de l’indépendance du corps médical par rapport à son environnement social et politique.
Conclusion : anticiper les difficultés éthiques et psychologiques…
L’acte terroriste vient confronter une société civile qui a rejeté, autant que faire se peut, l’acte meurtrier hors de ses frontières. En ce sens, les problématiques éthiques liées à l’acte terroriste se rapprochent fortement de la médecine de guerre puisque les systèmes de médecine civile se trouvent confrontés à une urgence imprégnée de violences et de morts pour lesquelles ils n’ont pas été pensés. Comme expliqué dans ce texte, cette urgence vient confronter la morale déontologique « quotidienne » du soignant. D’une part, le soignant se trouve obligé de généraliser l’usage de certains pans de la morale utilitariste plus adaptée aux nécessités d’efficacité à l’échelle du groupe qu’impliquent de telles situations ; d’autre part, la morale déontologique se trouve poussée dans ses retranchements par l’intensité et la gravité criminelle de l’acte terroriste qui peut faire ressurgir la question du « mérite au soin » là où elle n’a normalement pas sa place.
On peut supposer qu’une des raisons pour lesquelles la médecine a érigé des codes déontologiques fondés sur des principes guidant l’action était d’ôter des mains du soignant l’ultime décision de vie ou de mort. Or, l’urgence liée à l’acte terroriste fait ré-émerger par nécessité de tels questionnements auxquels le soignant n’est pas psychologiquement préparé. Le risque est d’autant plus grand que le soignant devient responsable devant le patient et le reste de la société autant que devant lui-même. Responsable d’avoir fait le choix de laisser mourir quelqu’un dont le diagnostic vital, trop faible, nécessitait un usage démesuré de ressources médicales déjà manquantes ; responsable d’avoir fait le choix de soigner le terroriste avant ses victimes, ou au contraire de ne pas l’avoir fait.
L’anticipation de ces situations et la réflexion sur les enjeux pratiques et éthiques qu’elle engage est nécessaire. Elle permet de préparer au moins une part des soignants au sein de la société civile à de telles situations, même s’il ne faut pas s’illusionner sur le fait que l’acte terroriste viendra toujours, même si on s’y prépare, rompre une temporalité. L’anticipation est aussi nécessaire car elle permet de porter un regard renouvelé sur la morale déontologique qui, autant que de discerner le bien du mal, est aussi un artifice permettant de préserver la conscience du soignant d’une décision qui le dépasserait.