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Synthèse : Webinaire 100 000e mort de la Covid en France : Ce que nous disent les chiffres

Retour sur le webinaire du 20 avril 2021

Par: Soline Sénépart, Chargée de mission, Espace éthique/IDF /

Publié le : 28 Avril 2021

Le franchissement de l’étape symbolique du 100 000e mort de la Covid-19 a fait l’objet d’une communication politique et médiatique forte. En dehors de l’émotion provoquée par cette information, cet événement nous invite à nous interroger sur les usages des chiffres qui, très mobilisés depuis le début de la pandémie, sont pour beaucoup le moyen principal de prendre connaissance de la situation sanitaire du pays. Pour évoquer les enjeux éthiques des chiffres en temps de pandémie, nous avons réuni Philippe Amouyel, professeur en santé publique, Emmanuel Didier, sociologue et Vincent Israël-Jost, chercheur en philosophie des sciences, lors de l’événement “100 000e mort de la Covid : Ce que nous disent les chiffres” le mardi 20 avril 2021. 

Discuter l’exactitude des chiffres

Depuis mars 2020, la communication du gouvernement repose essentiellement sur des chiffres, au point qu’Emmanuel Didier, sociologue, parle d’une “quantodémie”. Cette situation d’épidémie de chiffres qui progressent à mesure que circule le virus invite à se questionner sur leur exactitude, notamment celle du nombre de morts de la Covid-19. En effet, c’est un chiffre qui dépend des outils de mesure utilisés. Si le passage de cette étape a été annoncé jeudi 15 avril, les données collectées par l’Inserm, qui se basent sur les déclarations de décès transmises par les médecins, annoncent que cette étape aurait été, en réalité, passée depuis plusieurs semaines.
Au-delà des façons de calculer, c’est la réalité prise en compte dans ce calcul qui peut être discutée. Il n’est pas possible d’être tout à fait exact sur le nombre de personnes mortes des suites du virus sans se mettre d’accord au préalable sur ce que cela signifie. Qu’est-ce que mourir de la Covid-19, selon ce chiffre ? Censé rendre compte du nombre de personnes mortes des suites du virus, il ne comprend pas les décès indirects que sont, par exemple, les suicides dus à l’isolement et aux nouvelles conditions de vie et les décès survenus à cause d’une absence de soins en raison de l’engorgement des hôpitaux, indique Emmanuel Didier. Quant à lui, Vincent Israël-Jost, chercheur en philosophie des sciences, y ajoute les personnes mortes chez elles ou dans la rue. 
Ne devenons pas non plus “quantophiles”. Philippe Amouyel, épidémiologiste, invite à ne pas se focaliser sur une valeur absolue telle que le chiffre des 100 000 morts. Ce sont plutôt les évolutions et les tendances que l’on peut constater à travers les chiffres qu’il faut analyser. Vincent Israël-Jost ajoute qu’il est préférable de considérer les chiffres avec une certaine souplesse d’esprit et de les voir comme des ordres de grandeur qui nous permettent de nous faire une idée de la situation sanitaire. Même s’il est important de conserver une exigence de précision dans la collecte de ces données, il faut s’ôter de l’esprit cette croyance en une précision absolue. Ce qui est utile, ce ne sont pas tellement les chiffres en eux-mêmes mais ce qu’ils représentent et ce qu’ils disent de la réalité.

Lire et comprendre les chiffres, quelle méthode ?

Vincent Israël-Jost explique qu’il n’y a pas un chiffre unique qui puisse nous parler de la pandémie : il nous en  faut plusieurs pour nous former une représentation adéquate de la situation. Pour Philippe Amouyel, le chiffre est une information brute, qu’il convient d’interpréter au regard d’autres données. Par exemple, le nombre de cas positifs quotidiens ne peut être comparé à celui d’autres pays. Il doit être lu au regard du nombre d’habitants du pays pour obtenir un ratio qui donne, en effet, une idée de la situation épidémique nationale et qui permette une comparaison internationale. 
La lecture d’un chiffre à la lumière d’autres données permet aussi de relativiser une situation. Il faut le considérer, par exemple, au regard du nombre de vies épargnées par la pandémie, qui a ralenti la circulation des autres virus mortels et qui a aussi provoqué une baisse de la mortalité sur la route. Aussi, des logiques différentes peuvent être tirées d’un même chiffre : un chiffre qui fait peur à certains peut-être relativisé par d’autres. Vincent Israël-Jost invite tout de même à ne pas céder à un relativisme absolu de l’interprétation des chiffres. L’approche scientifique aux chiffres doit tout de même pouvoir faire l’objet d’un consensus. 

Pragmatique du chiffre

L’utilisation des chiffres en temps de pandémie ne se limite pas à rendre compte de la situation. Ils permettent aussi, sur la base de modèles prédictifs, d’anticiper le futur de l’épidémie et d’agir en conséquence. Il est possible de simuler les différentes évolutions du virus selon les mesures sanitaires mises en vigueur. Philippe Amouyel mentionne également le travail du réseau Obépine qui mesure le taux de présence du Sars-Cov-2 dans les eaux usées. C’est une donnée précieuse puisqu’elle concerne l’ensemble de la population et pas seulement ceux qui se font tester, mais aussi parce que le virus est éliminé par les selles au début de la contamination, voire en amont. Ce travail permet donc d'anticiper les évolutions de l’épidémie. À travers les chiffres, c’est également l’espoir de jours meilleurs qui est entretenu, dans l’attente de la baisse des cas.
Les chiffres sont investis d’une charge émotionnelle et procèdent même d’une sorte de performativité, c’est-à-dire d’une capacité d’action, de motivation et de transformation. C’est pourquoi il peut être intéressant de s’interroger sur leur utilisation par le gouvernement et leurs effets sur la société. Emmanuel Didier indique qu’ils peuvent provoquer la peur, notamment lorsque l’on voit le nombre d’infections et de décès augmenter, enjoignant donc à respecter la politique sanitaire en restant chez soi. Dans un autre sens, les chiffres motivent, notamment en matière de stratégie vaccinale. Le gouvernement établit des objectifs vaccinaux à atteindre. Chacun connaît ainsi le but de la course et serait d’autant plus motivé à y participer en se faisant vacciner. Les chiffres, en somme, ne rendent pas seulement compte de la situation, ils invitent à agir d’une certaine façon et transforment le monde, à la fois indicateurs et outils.

Pouvoir discuter ce que nous disent les chiffres

L’événement des 100 000 morts a été l’occasion de réfléchir à l’exactitude des chiffres et à la façon dont ils dépeignent une réalité dont ils ne disent pas tout. Gardons à l’esprit qu’ils doivent être analysés en les resituant dans leur contexte et au regard d’autres données pour en faire une lecture pertinente. Plus qu’un outil de lecture du monde, ils sont investis d’une dimension pragmatique et servent à anticiper le futur de l’épidémie aussi bien qu’à orienter les comportements, que ce soit dans le sens de la peur ou de la motivation. Discuter de ce que nous disent les chiffres semble primordial en cette période de crise sanitaire lorsque l’on sait le rôle politique dont ils sont investis pour définir des seuils à partir desquels prendre des mesures, fixer des objectifs à atteindre et, de manière générale, légitimer les choix gouvernementaux. Outils de communication et de décision politiques, ils influencent notre perception de l’épidémie et sont utilisés pour justifier des mesures de contrôle, de confinement ou encore de vaccination. Mais ces mêmes chiffres sont aussi l’outil de ceux qui contestent et critiquent les décisions politiques, d’où l’importance d’une réflexion éthique sur leur exactitude, leur utilisation et leurs limites.

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