Notre Newsletter

texte

article

Souci d’autrui : Les limites de l’engagement, l'empathie et l'attachement

"Peut-on exclure l’autre par la mise à distance ? On rapporte souvent les ravages du discours médical des années 1950-1980 tenu aux parents des enfants lourdement handicapés : « Oubliez-le…, placez-le…, coupez avec lui et passez à autre chose… » L’oubli de l’autre au profit du souci de soi. Un épanouissement de soi en voulant occulter l’autre. Bien sûr, cela n’a pas marché comme prévu..."

Par: Michel Belot, Docteur en psychologie, Hôpitaux de Lannemezan /

Publié le : 07 Mai 2009

Intervention donnée à la suite du séminaire organisé par l’Espace éthique/AP-HP avec le Groupe polyhandicap France (GPE)

 

Souci d’autrui, souci de l’autre : Autre, autrui : Quelles distinctions ?

Traditionnellement, la philosophie fait une nette distinction entre autre et autrui. Reprenons ces définitions pour mieux cerner de qui on parle.
Autre : c’est une personne, comme moi. Autre vient du grec « allasein »: échanger et d’ « Alius », en latin l’autre parmi plusieurs.
L’altérité d’autrui (l’autre ici présent) est un autre soi-même. L’autre est le contraire, l’opposé du même.
Autrui : tout homme qui est à la fois semblable à moi (nous partageons la même condition humaine) et autre que moi. Certains font d’autrui le synonyme d’alter ego. Pour E. Levinas, autrui est tout autre, sacré, qui ne correspond pas à ce que j’attends. Autrui n’est pas seulement l’alter ego. Pour Levinas, autrui est « ce moi que je ne suis pas ». C’est un moi autre. C’est le prochain possible et encore indéterminé : Objet non d’amour (comment aimer n’importe qui?) mais de respect.
Autrui, c’est l’autre « assuré », la rencontre d’un visage qui à la fois se donne et se dérobe ». Autrui est ce qui est différent de moi, ce que je ne peux pas connaître totalement à cause de ma subjectivité - qui n’est pas celle d’autrui.

 

La charge du souci

Le souci : une préoccupation, un poids, une charge.
L’autre n’est pas seulement une question extérieure à nous, en terme de distance. C’est aussi une charge, un poids que nous pouvons assumer, dans certaines limites. Lorsque ces limites sont atteintes, c’est une rupture, une cassure, un lâchage. On est loin de la fusion qui est une tentative de soutien, d’étayage pour éviter la chute avec l’autre.
Continuons à distinguer distance et charge. Les unités de mesure ne sont pas les mêmes. La théorie de la proxémie est souvent présentée pour signifier aux professionnels de mettre une distance en eux et l’autre. Eviter la fusion, permettre à l’autre d’exister pour « lui-même » et autres poncifs psychologiques. Cela peut aider mais aussi cristalliser les pratiques professionnelles, limiter leur qualité et leur créativité. La mise à distance conduit à l’exclusion.

Peut-on exclure l’autre par la mise à distance ? On rapporte souvent, et avec raison, les ravages du discours médical des années 1950-1980 tenu aux parents des enfants lourdement handicapés : « Oubliez-le…, placez-le…, coupez avec lui et passez à autre chose… » L’oubli de l’autre au profit du souci de soi. Un épanouissement de soi en voulant occulter l’autre. Bien sûr, cela n’a pas marché comme prévu ainsi. Les parents témoignent, trente ou quarante ans après de l’extrême et insoluble culpabilité engendrée par l’impasse de cette injonction. Notons que ce conseil était donné pour aider les familles, pour leur bien.

Prendre du recul, de la distance ne permet pas d’évacuer la question de la culpabilité. « Loin des yeux, loin du cœur » est pas si simple à vivre lorsque l’amour s’en mêle. La distance physique n’est pas la « proximité mentale ». Au contraire, la distance augmente l’inquiétude, le sentiment d’impuissance, d’inaction, les scénarii les plus terribles. C’est une véritable machine à fantasme.
Les familles n’ont pas besoin de prendre du recul mais ont besoin de forces pour soutenir la nouvelle charge dont ils se sentent toujours responsables. On peut substituer « être à distance » par « être fort ».

 

Quelques formes du « souci d’autrui »

Le souci est une préoccupation, quotidienne, envahissante lorsqu’elle est teintée d’anxiété, d’insécurité ou d’angoisse.
Le souci : il est aussi le nôtre, celui d’exister et d’être plongé dans les difficultés de l’existence. Le souci est d’abord notre souci puis le souci de l’autre.

Le souci est compréhension, empathie : Sympathie et compassion ont la même racine : souffrir avec, en grec ou en latin. Les distinguer est-il vraiment utile ? Gardons seulement la notion de « souffrir avec ».
L’empathie est la sympathie, la résonance affective et émotionnelle que le professionnel va restituer à la personne. Lorsque l’autre devient radicalement autre, l’empathie est impossible. L’identification au trait, à la qualité de l’autre n’opère plus. Nous sommes incapables de nous mettre à leur place.

C’est le souci de « l’expression d’autrui » - en tant qu’autre différent de moi. L’autre différent de moi, c’est peut être une façon de reprendre l’autonomie avec une autre valeur : Si l’autonomie c'est créer ses propres lois, c’est aussi respecter les lois de l’autre.

Le souci de l’autre se manifeste par « être attentif, attentionné, respectueux » de l’autre. C’est la dimension de sollicitude qui s’exprime par exemple dans le nursing, le soin de base.
C’est faire exister l’autre dans le souci de respecter ses besoins.

 

Quelles réponses au « souci d’autrui » ?

On peut attendre des professionnels une ou des réponses à ce « souci d’autrui ».
On examinera trois types de réponses, mais il y en a sûrement beaucoup d’autres :

  1. Vivre le présent
  2. L’oubli de soi pour mieux prendre en compte le souci d’autrui
  3. L’apaisement

 

1. Vivre le présent
Le souci: ce qui projette la personne dans un monde souvent inconnu et menaçant. Ici, la personne ayant un polyhandicap, la famille et les professionnels peuvent vivre cette anxiété.

Pour les familles; le souci est beaucoup plus présent. C’est un signal d’alerte devant la difficulté d’anticiper l’avenir, le court terme. L’anticipation d’une aggravation, d’une mauvaise nouvelle ? D’une répétition du traumatisme ? Une anticipation qui explique la position de certains parents : être sur le « qui vive », blessure qui n’a pas le temps de cicatriser, peur du lendemain, angoisse de la souffrance et de la mort.

Pour le professionnel, la confrontation au polyhandicap est souvent difficile. Quels sont les besoins de la personne, et parfois comment y répondre? Ces questions ne sont pas simples.
La difficulté d’expression de personnes polyhandicapées nous confronte à une grande difficulté : La communication est limitée (non-verbale). Des moyens existe pour favoriser cette communication (aides techniques, communication basale…). Le plus difficile dans cette communication, ce sont nos questions qui restent sans réponses : As-tu mal, faim, soif ? De quoi as-tu envie ? Qu’est-ce que tu ressens ? Que suis-je pour toi ? Est-ce que tu apprécies ce que je fais pour toi ? Est-ce que tu m’aimes ?
Nous devons anticiper les demandes de la personne. Nous nous efforçons dans un premier temps de bien l’observer, de la comprendre sans nous précipiter nous-mêmes dans ce que nous croyons qu’elle ressent. Dans le langage familier des professionnels, on appelle cela : « ne pas projeter ». Une observation fine, dans les détails permet de mieux respecter la personne.
Les personnes polyhandicapées ont une capacité d’expression moins riche dans l’expression du détail, dans l’élaboration intellectuelle. C’est un sérieux handicap de ne pas avoir accès par la parole à la demande de l’autre, à l’expression de ses besoins et de ses désirs. C’est pour cela que nous préconisons de développer toute forme de communication : langage infra verbal, corporel, aides à la communication (pictogrammes, téléthèses…).  C’est un handicap pour l’utilisation de la communication dans la vie pratique.
Cela explique également les difficultés de relation, de compréhension entre les professionnels : les différences d’interprétation, des lectures différentes de l’observation, la tendance à « trop parler à sa place »…

Nous avons des difficultés pour anticiper le souci de l’autre. Nous devons quand même faire des hypothèses, des suppositions, les mettre en œuvre et voir par les effets obtenus si nous étions dans la préoccupation de la personne.
Ainsi, on se réfère souvent à la classification des besoins selon Virginie Henderson ou similaires, que l’on retrouve dans la construction du projet individuel, pour balayer le champ des besoins de la personne.

Quel est son thème, son souci actuel ?
Préserver sa vie, sa survie, ressentir sa personne, ses limites, son corps, rechercher la sécurité, la confiance, se sentir soutenu, compris, trouver son propre rythme (nuit/ jour, activité /repos…), pouvoir exprimer un désir, pouvoir être en contact avec son environnement, avec les personnes, entrer en relation et y prendre une part active, comprendre le monde environnant (2), vivre l’autonomie et la responsabilisation.

Répondre à l’anxiété, à l’incertitude du souci d’autrui par une volonté de bien vivre le temps présent et de bien en profiter n’est pas une réponse facile à mettre en œuvre.

 

2. L’oubli de soi pour mieux prendre en compte le souci d’autrui

La plus fréquente surtout dans un premier temps est de compenser « le souci de l’autre » par un « oubli de soi ». L’oubli de soi permet de mieux répondre au souci de l’autre.
L’oubli de soi, comme première abnégation. Le monde offre au sujet la participation d’exister sous une forme de jouissance, lui permet par conséquent « d’exister ». Cet oubli de soi est nécessaire, utile. Mais cela ne veut pas dire que le soi est absorbé par l’autre. Ce n’est pas une disparition du moi, mais un retrait, une mise à l’écart.
L’oubli est-il un retrait ? Oui si on se place de son propre point de vue : c’est faire une parenthèse de l’avenir proche, au service de l’autre.
C’est un oubli si on se place du point de vue de l’observateur. Ce qui donne les phrases que l’on entend souvent : quel courage, quel don de soi, vous êtes formidable !
Est-ce une mise entre parenthèse des velléités de notre  moi, faire le sacrifice de notre existence ?
Si le mot « sacrifice » est trop fort et inadapté aux professionnels (les parents par contre fréquemment utilisent cette expression). Nous pouvons interpréter l’engagement dans des professions de santé ou d’éducation avec cette appétence à accompagner le souci de l’autre : Réparation, prendre soin, éduquer.
Pour le professionnel, nous pouvons repérer l’oubli de soi par exemple dans la nécessité de travailler en équipe. L’équipe permet de partager le travail, la charge. Mais l’équipe n’est pas propice à une reconnaissance et à un développement «personnel», «individuel». Les phénomènes de groupes, la complexité des organisations (structurées et hiérarchique) ne facilitent pas parfois l’épanouissement du personnel.
Nous pouvons aussi le repérer dans la nécessaire «interdisciplinarité», c’est à dire l’appropriation par chacun du savoir – et du savoir-faire - de tous les membres de l’équipe.
L’interdisciplinarité éloigne le professionnel de sa formation initiale qui n’est souvent pas assez spécialisée dans le polyhandicap. Or, le jeune professionnel est souvent intéressé pour appliquer ce qu’il vient d’apprendre à l’école d’éducateur, de psychomotricité… De même, lorsque la routine commencera à user un professionnel aguerri, il  pourra avoir tendance à se cristalliser autour de revendication corporatiste : Pour sortir la tête de l’eau de l’équipe.
La revendication corporatiste naît parfois de ce besoin du professionnel d’être reconnu d’être pris en considération, qu’on se souci de lui.
Etre immergé dans l’équipe entraîne une déperdition de l’image de soi, un oubli de ses revendications du moi.

L’oubli de soi, pour la famille, est plus évident. Pour tout parent, il y a une perte de soi, une rupture avec sa vie antérieure, une remise en cause  de son indépendance lorsqu’on a un enfant.
Lorsque cet enfant a un handicap grave, le poids de la dépendance est sans commune mesure.

 

3. Souci et apaisement

Pour comprendre l’autre, pour mesurer ce qui nous sépare mais également ce qui nous permet de penser à propos de nous-mêmes, renoncer à soi ne suffit pas. L’oubli de soi ne peut être qu’une phase, un moment. S’il s’installe dans la durée, une grande souffrance va se développer. Nous avons vu que le souci de l’autre est lié au souci de soi. On peut dire qu’il se transmet comme l’anxiété qui passe de l’un à l’autre. L’apaisement passe par un réinvestissement de soi : s’occuper de soi aide à s’occuper de l’autre.
Transformer le souci en apaisement est certainement une de nos tâches de professionnels. Apaiser la personne polyhandicapée; Apaiser sa famille.

 

Conclusion

Il est difficile de respecter l’autre, notamment dans sa dimension d’autrui, avec sa part cachée, inaccessible. Nous préconisons de ne pas chercher la  révélation qu’autrui pourrait nous faire.
Nous devons admettre qu’il est complétement autre et que notre lien n’est pas un lien de connaissance. Qu’est-ce que connaître quelqu’un ? Ce n’est pas une vérité, un savoir qui peut se révéler. Bien sûr nous avons peu d’accès à l’expression la vie intérieure de la personne. Nous pouvons observer des changements d’humeur, des manifestations que nous rattachons aux émotions… L’essentiel de la  personne le plus souvent nous échappe. Cela n’est pas particulier aux personnes ayant un handicap profond, notamment de communication. On aurait tord d’en faire une particularité de la personne polyhandicapée. Dans toute histoire d’amour, d’amitié entre être humains, tout ne peut pas se dire ou être compris.
Le souci d’autrui demande toujours une perte de soi, un éloignement de nous-mêmes pour justement accueillir la présence de l’autre, présence insistante, envahissante dans les moments graves, dans les crises.