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"Soigner, c’est une sorte d’œuvre que la sollicitude intelligente compose"

"La négation des singularités, attachées à l'âge, au sexe, aux aptitudes, aux inclinations, aux origines, au milieu et aux circonstances de vie, au fonctionnement inégal de notre corps et de notre esprit, entrave la justice sociale, conçue en termes d’exigences d’équité."

Par: Charles Gardou, Anthropologue, professeurs à l’Université Lyon 2 /

Publié le : 11 Janvier 2016

Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
Le titre de cet article est une citation de Paul Valéry
 
Les sociétés -et la nôtre n’y fait pas exception- se disculpent volontiers des processus structurels qui, en leur sein, produisent ou creusent les inégalités. Elles considèrent généralement les injustices et les formes de délaissement ou de maltraitance de manière différente selon leurs victimes : certaines sont dénoncées à grand bruit ; d’autres passées sous silence ou niées.
 
Les personnes fragilisées par la maladie et/ou le handicap subissent souvent une justice à géométrie variable. Or, des discours conventionnels et des préconisations éthiquement acceptables sur l’égalité des chances, le principe de non-discrimination et la dénonciation des phénomènes d’exclusion comme manquement aux droits humains fondamentaux, viennent masquer cette réalité. Notre devise républicaine Liberté, Egalité, Fraternité  se réduirait-elle à une rhétorique jugée politiquement efficace ? L’égalité serait-elle de papier : seulement juridique mais déconnectée de la vie réelle des plus fragiles, dont on se contenterait, dans une démarche rédemptrice, de conter les histoires émouvantes ?
 
Des discriminations directes persistent, qui résultent de critères, de dispositions, de pratiques, de législations, de politiques sociales inéquitables. Des discriminations indirectes découlent de carences, apparemment plus neutres mais génératrices d’évidents empêchements, parmi lesquelles le défaut d’accès à un accompagnement adapté et au soin, conçu dans sa double dimension de cure et de care. Qui l’a mieux exprimé que Paul Valéry :
« Soigner. Donner des soins, c’est aussi une politique. Cela peut être fait avec une rigueur dont la douceur est l'enveloppe essentielle. Une attention exquise à la vie que l'on veille et surveille. Une précision confiante. Une sorte d'élégance dans les actes, une présence et une légèreté, une prévision et une sorte de perception très éveillée qui observe les moindres signes. C'est une sorte d’œuvre, de poème (qui n'a jamais été écrit), que la sollicitude intelligente compose.»
Les droits, les libertés, les garanties de respect offerts à chacun et égaux pour tous sont des « biens premiers ». Aussi le principe d’équité consiste-t-il  à agir de façon modulée, selon les besoins singuliers, pour pallier les inégalités de nature ou de situation. La négation des singularités, attachées à l'âge, au sexe, aux aptitudes, aux inclinations, aux origines, au milieu et aux circonstances de vie, au fonctionnement inégal de notre corps et de notre esprit, entrave la justice sociale, conçue en termes d’exigences d’équité. Les fragilités liées à la maladie ou au handicap exigent d’accommoder les ressources ordinaires en matière de santé, de bien-être, d’accompagnement. Ces accommodements sont la condition même de l’égalité et de la liberté. Nous le savons, l’attrait éthique des droits fondamentaux, avec leurs devoirs associés, ni leur affirmation réitérée comme valeur sacrée ne garantissent pas leur effectivité. L’égalité  formelle n’assure pas l’égalité réelle.
 
Comme l’égalité des droits, la liberté, qui vient en premier dans notre triptyque républicain, est sans nuances. Au demeurant, comment pourrait-on concevoir l’une sans l’autre ? La liberté n’est autre que le droit de donner forme à son existence dans un contexte favorable à la réalisation de soi.
 
Une société, qualifiée d’humaine, ambitionne de transmettre à chacun ce précieux legs de la liberté individuelle, parfois compromise par la maladie ou le handicap. Mais il y faut aussi de la fraternité dans les mots comme dans les comportements. La Déclaration des droits et devoirs de l’Homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’an III la définissait ainsi : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir ».
Lente à naître et plus que jamais menacée par des repliements individualistes ou communautaristes outranciers, la fraternité, dernière des valeurs à rejoindre, en 1848, la devise de la République française, est une manière d’être avec les autres, tous les autres, en particulier les victimes d’une vulnérabilité additionnelle.