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SAMU : sollicitations anticipées, réponses envisagées

Par: Pierre Carli, Directeur médical du SAMU de Paris /

Publié le : 19 Mars 2009

Trop souvent lorsqu’il est question d’éthique, les représentants du SAMU ne sont pas conviés aux débats. Après tout, ont-ils autre chose à faire qu’appliquer des protocoles ? Or, de fait, ces personnes se trouvent au cœur des problèmes dont nous débattons présentement. Au quotidien, il leur faut traiter les sollicitations du public et des professionnels de santé.

La régulation des cas possibles

Dans un environnement de pandémie, la régulation des demandes médicales représentera un enjeu crucial. La qualité de la distribution des soins potentiellement rationnés en dépendra étroitement. Le SAMU est un centre de régulation des appels, qui reçoit des demandes du public mais aussi des professionnels de santé. Sa compétence principale réside dans sa capacité à traiter des demandes et à réaliser une admission directe dans un service spécialisé. En d’autres termes, les médecins régulateurs veillent en permanence à l’adéquation entre les besoins et les soins délivrés. Cette régulation médicale du SAMU dépendra de l’ampleur des demandes et des possibilités de réponses : 

  • importance et précision des conseils prodigués téléphoniquement ;
  • nombre de médecins généralistes présents ;
  • disponibilités des pompiers secouristes, des ambulances privées, des équipes SMUR.

Les équipes SMUR comprennent obligatoirement un médecin spécialiste (anesthésiste ou urgentiste), un infirmier et un ambulancier. Ces équipes médicales apportent des soins de réanimation aux personnes les plus gravement atteintes et transportent ces patients vers les services les plus aptes à les recevoir en termes de disponibilités comme en termes de compétences.
 
Si une grave pandémie devait survenir, les équipes du SAMU et du SMUR se trouveraient prises en tenailles entre les besoins et les capacités d’accueil et de soins disponibles.
 

La limitation des cas importés : un problème éthique potentiel

Il y a fort à parier que l’épidémie grippale commencera dans un pays étranger. La compétence du SAMU doit être recherchée pour l’organisation des soins des ressortissants français hors de France. Le rapatriement des ressortissants français suspects ou atteints par le virus mérite toute notre attention. Son organisation impose l’utilisation de moyens de protection maximums afin de limiter non seulement le risque de contamination pendant le transport des équipes mais aussi de l’environnement, et de permettre au patient de recevoir l’ensemble des traitements nécessaires.
En cas de nombre important de victimes ou de risque de contamination très élevé, des équipes du SAMU et du SMUR pourront être sollicitées pour partir en mission à l’étranger et soigner les premières victimes potentielles. Du matériel sera aussi acheminé de France car, légitimement, ces dernières demanderont à bénéficier de soins de qualité.
Le recueil de l’information dans les premiers pays affectés par la pandémie aura une importance vitale. Il permettra d’anticiper sur le cours des choses et de rendre des services considérables. Observons que, dans le cas du SRAS, nos collègues canadiens n’ont pas eu la chance de disposer de tels renseignements à temps alors qu’une équipe française du SAMU était présente à l’hôpital français de Hanoï, un des premiers sites touchés par cette épidémie.
 
La limitation du nombre de cas importés n’est donc pas sans poser un authentique questionnement éthique à divers titres :

  • la gestion du risque d’extension de l’épidémie ;
  • les risques de pertes de chance individuelle ;
  • les risques de contournement d’un dispositif sanitaire protecteur ;
  • l’organisation et la justification des quarantaines.

Un phénomène potentiellement sans précédent dans notre mémoire collective

À quoi ressemblerait une pandémie grippale ? L’hypothèse haute avancée par l’Institut de veille sanitaire (INVS) envisage un nombre de morts de l’ordre de 200 000. Une cinétique de la pathologie en deux pics est encore prévisible, la seconde vague venant alors submerger un système déjà considérablement mis à mal. Dans un tel scénario, l’accalmie entre les deux explosions pandémiques devra impérativement être mise à profit.
Les chiffres en cause ne ressemblent à rien de ce que nous connaissons déjà, aussi les hypothèses émises par l’AP-HP peuvent-elles apparaître d’une exceptionnelle gravité. Nous sommes en présence d’un phénomène que nous ne pouvons qu’imaginer d’une manière assez abstraite. Il faut donc s’y préparer sans «catastrophisme» mais avec lucidité.

L’anticipation réglementaire du phénomène et ses inévitables limites

En principe, la France dispose d’un des meilleurs plans de gestion de cette crise au monde même si, en pareille matière, nous devons nous méfier des documents. Le dispositif préhospitalier a pour but de protéger l’hôpital, et l’organisation hospitalière aura pour rôle de gérer des ressources précieuses, car en quantité limitée compte tenu de l’ampleur qui peut caractériser la pandémie. Dans l’esprit du plan, la médecine de ville devra donc parvenir à prendre en charge de dix à vingt fois plus de malades qu’à l’ordinaire. Des dispensaires permettront de mutualiser les ressources et, partant, d’atteindre des objectifs aussi ambitieux et qui conditionnent la réussite du plan. Sans aucun doute, il faudra bien tenir compte des impératifs pratiques et des difficultés auxquels les généralistes devront faire face, ne serait-ce que dans le domaine sécuritaire.
Ne nous leurrons pas. J’éprouve le plus grand respect pour la médecine de ville. Cependant, il nous faut apprécier sans faux-semblant un problème de faisabilité générale. Comment imposer la responsabilité d’un dispositif d’exception à des catégories de professionnels qui ont déjà bien du mal à garantir une permanence des soins au quotidien ? Quelle protection sera effectivement garantie aux médecins de ville, à leurs familles et aux autres intervenants ? Sur quels critères déciderons-nous qu’un patient n’a pas le droit d’aller à l’hôpital ? Enfin, comment empêcher le « transport sauvage » ? Toutes ces questions dérangeantes méritent toute notre attention.

Le renforcement du SAMU et du SMUR

Deux éléments seront cruciaux face à une pandémie : le renforcement durable des capacités de régulation des demandes et l’augmentation des capacités d’intervention du SMUR à domicile. Il est sans doute presque impossible d’imaginer par avance quelle sera l’ampleur du volume des appels à traiter. Toujours est-il que nous sommes presque certains que l’épidémie sera caractérisée par une cinétique propre. Idéalement, le dispositif de réponse sera adaptable dans l’espace et dans le temps. Je ne crois pas que le matériel sera le facteur limitant de nos capacités d’intervention. Ce sont les hommes et les compétences qui manqueront le plus. Des choix devront être faits : qui bénéficiera des capacités de réanimation disponibles ? Comment faudra-t-il agir si les capacités d’accueil hospitalières sont saturées ?

Le retentissement de l’organisation hospitalière sur la prise en charge préhospitalière

Jusqu’où doit aller la réanimation lorsqu’il n’y a plus de place à l’hôpital ? Quand nos collègues iront sur le terrain, ils auront à proposer « quelque chose ». Laisser quelqu’un mourir à son domicile ne sera certainement pas neutre sur un plan émotionnel. Bien entendu, il s’agira d’exposer les raisons de tels échecs aux proches de la personne décédée. Avant toute chose, si le pire devait advenir, les équipes auront à préserver une certaine humanité au cours de leurs interventions. Cette humanité pourrait même constituer leur seule ressource d’intervention si les hôpitaux venaient à être totalement débordés. À n’en pas douter, il sera illusoire de protéger l’hôpital. Nous parlons là d’une institution qui s’appuie sur le travail et la compétence d’hommes et de femmes. Certains collaborateurs des hôpitaux seront atteints par le virus, tout comme d’autres appartenant à des institutions de maintien de l’ordre, quelles qu’elles soient. Malgré tous ces efforts, les services d’urgence seront quand même pris d’assaut. Ordinairement, l’hôpital n’a-t-il pas été conçu pour accueillir les malades ?

La réanimation : la ressource clé de l’hôpital en situation pandémique

Les services de réanimation représentent les capacités de soins aigus lourdes d’un établissement de santé. Afin d’augmenter ces capacités, il faudra procéder à des réaffectations de lits de « salle de surveillance post interventionnelle » (SSPI) et de réanimation chirurgicale. Ce faisant, l’offre sera multipliée par 2 ou même 2,5. Cet ordre de grandeur est malheureusement bien inférieur à celui sur lequel nous aurions besoin de compter. Par conséquent, le problème de la définition de critères d’accès en service de réanimation se pose en des termes redoutables. En pédiatrie, les unités de réanimation fonctionnent déjà en flux tendu au quotidien. Cette réorientation de la mission des unités les plus aiguës de l’hôpital est un enjeu majeur. Les règles fixant l’admission en réanimation sont aussi au cœur du débat.

Théories et pratiques de la répartition des ressources en contexte de catastrophe

Lorsque nous évoquons la perspective d’une pandémie grippale avec nos équipes, deux questions reviennent de façon récurrente :

  • Quelle sera la clé de répartition des ressources ?
  • Quelles seront les missions des professionnels de santé ?

Les règles ne sauraient receler d’équivoque en situation de crise. L’identité de ceux qui les édictent doit être claire. En tout état de cause, elles devront être applicables à la réalité du terrain et exposées au public en toute transparence. Le partage de l’information constituera la première planche de salut.
Un débat sur les critères d’attribution de ressources potentiellement limitées est toujours possible avant que la crise ne survienne. Un certain nombre de réflexions très intéressantes sont consultables par tous. En 2001, Pesik et al. [1] ont publié une analyse solide des critères directeurs potentiellement utilisables en situation de catastrophe :

  • les chances de succès (survie) ;
  • la qualité du résultat (en fonction des séquelles post-intervention) ;
  • la durée du bénéfice ;
  • le degré d’urgence clinique ;
  • l’obtention d’un bénéfice pour d’autres patients ;
  • la quantité de soins nécessaire à l’obtention de l’effet recherché.

Dans l’absolu, une telle contribution est évidemment précieuse. Il est seulement dommage que les critères susmentionnés n’aient guère été employés à l’occasion de la catastrophe de la Nouvelle-Orléans.
L’accès aux unités de réanimation est un problème à part. Dans ce domaine, les choix doivent être motivés, quand elles existent, par des preuves scientifiques. Peu d’auteurs se sont risqués à fonder scientifiquement l’allocation de ressources de réanimation devenue trop rare.
Christian et Burkle [2] sont les auteurs d’une publication très intéressante qui expose un véritable tri, basé sur une classification des malades. Intellectuellement, la démarche est séduisante, s’appuyant largement sur le score SOFA. Il reste à bâtir des protocoles s’en inspirant en pratique.

Quel code de conduite pour les personnels ?

Si une pandémie de grande ampleur devait nous affecter, des réactions étonnantes ne manqueraient pas d’être observées. Clairement, il sera requis des professionnels de santé qu’ils prennent un risque vital. Ils auront alors à mettre en balance l’intérêt public avec la protection de leur famille. Si les soins devaient être rationnés, alors un effort d’explication immense leur sera demandé. D’ores et déjà, d’éventuels dispositifs de vaccination obligatoire doivent être pensés, là encore avec la justification des contraintes qu’ils ne manqueraient pas d’induire.
Lorsque, de fait, des médecins ne peuvent plus soigner qui que ce soit, il faut s’attendre à n’importe quel type d’attitude de leur part. La fuite peut être l’une d’elles, la stratégie suicidaire une autre. J’ai, en effet, eu connaissance de comportements suicidaires paradoxaux de la part de médecins ne pouvant plus rien faire d’un point de vue médical lors de la catastrophe de Bhopal.
En toute circonstance, le système de santé est très sensible au manque de personnel. Celui-ci sera en première ligne et surexposé à tous les risques. L’épisode du SRAS a objectivé le fait que la défection des personnels de santé n’est pas qu’un scénario théorique. Posons-nous donc les questions suivantes :

  • Jusqu’où doit aller l’engagement des personnels ?
  • Qu’est-il prévu en cas de décès ?
  • Quelles sont les limites à la liberté individuelle des soignants ?

S’il est impératif de poser de telles limites, la détermination d’un code de conduite précis, adapté aux circonstances réelles est à promouvoir. En aucun cas, nous n’avons à considérer les personnels de santé comme des surhommes.

Des pistes de réflexion

De quelle manière les équipes préhospitalières seront-elles les plus efficaces durant la pandémie ? Les principes de leurs interventions partiront d’une éthique. Ils devront s’appuyer sur la participation et la compréhension des principaux intéressés, sans quoi ils seront tout bonnement rejetés. Dans cette perspective, une contribution de Daniels [3] est intéressante puisqu’elle énumère des règles processuelles utilisables pour établir des priorités. Elles sont fondées sur des éléments éthiques cardinaux (accountability, inclusiveness, openess and transparency, reasonableness, responsiveness).
La réactivité me semble constituer un élément majeur. Nous ne saurions espérer qu’une norme de nature administrative soit garante de la performance de réponse à la crise. Ce sont des équipes qui devront faire face à une vague qui, d’abord, les submergera, avant qu’elles ne puissent avoir une chance de la repousser. La confiance dans les fondements éthiques de ce qui sera mis en place si le pire advenait sera cruciale.
Même si nous savons répondre aux questions techniques avec des critères scientifiques, des questions imposent une « préparation éthique » des équipes préhospitalières : comment vont s’établir les protocoles de triage ? Comment va s’appliquer la restriction des capacités de soins et de protection ? Comment va-t-on expliquer les règles à un public très directement menacé ?
 

Références :

[1] Pesik, N. Keim, M. Iserson, K. – « Terrorism and the ethics of emergency medicine », Anna. Emerg. Med, n° 37, 2001, p. 642-646.
[2] Christian, M. Hawzyluck et al. - « Development of a triage protocol for critical care during an influenza pandemic », CMAJ, n° 175, 2006, p. 17377-81.
[3] Daniels, N. - « Accountability for reasonableness, Establishing a fair process for priority setting is easier than agreeing on principles », BMJ