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Q comme "quotidien"

Allocution d'Armelle Debru lors de l'Université d'été Alzheimer, éthique et société 2012, autour de la question du quotidien.

Par: Armelle Debru, Professeur d’histoire de la médecine, université Paris Descartes, Espace éthique/IDF /

Publié le : 27 Février 2012

Si le thème de ces deux journées est « la vie au quotidien », il faut s’arrêter sur le mot « quotidien ». Un  temps très particulier, car il a deux sens :  c'est un temps défini et bien délimité -  la durée vécue à l’échelle d’un jour, mais c'est aussi une qualité : quotidien, c’est un type d’activité qui presque toujours synonyme d' ordinaire, banale, peu valorisante.
Dans le mot même de quotidien, il y a le premier élément quot, qui indique en latin une quantité qui se dénombre, et dies, le jour :  ici en unité de temps, 24 heures, une durée régulière dont est faite notre vie : on dit « chaque jour », « tous les jours ». Dans ce sens temporel, on peut distinguer quatre traits. Le premier est que ces mots évoquent tout d’abord une succession (« jour après jour ») ; elle  peut évoquer l’ennui, une douleur même, mais aussi avoir valeur positive si il s’agit de s’exercer quotidiennement, tous les jours, condition du progrès.  Le second trait est que tous les jours évoque aussi la pure répétition, et l’on sent à l’intonation parfois le soupir qu’elle devient lassante, agaçante (« c’est chaque jour la même chose »); le  troisième trait est un cadre de temps réduit, borné : on parlera d’une vision « au jour le jour », sans visibilité ou prévisibilité, la vie quotidienne est sans horizon. Enfin, le dernier trait est la notion de proportion. Le « pain quotidien » est la quantité nécessaire pour vivre une journée,  ni plus ni moins, c’est une portion équilibrée pour cet usage. Dans quotidien, il y a une idée d’équilibre et de proportion.  Quelle est la portion qu’il nous faut pour vivre pleinement ? quelle portion de notre temps, de notre effort, de soin quotidien, faut-il donner pour ne pas le faire à fond perdu, ni chichement.

Mais quotidien est aussi dévalorisé.  Dans ce second sens, qualitatif, il évoque l’ordinaire, la banalité, il s’oppose à l’intéressant, créatif, inattendu : « bah, je m’occupe du quotidien ». Plus que modeste, le quotidien est sans intérêt, même indicible, « nul ».
Comment peut-on résister à cette aspiration vers le bas ? Plusieurs moyens nous sont donnés dont est porteur le langage lui-même.
Pour interrompre la charge du quotidien, celle qui s’accumule jusqu’à perdre le sens, et faire perdre les forces, on parle de répit, et de prendre le relais. Quelle est la valeur du répit, que se passe-t-il dans le relais?
Le répit vient de respicere, regarder en arrière, un peu comme on dit reprendre son souffle, respirer, faire une pause dans le cours des choses, proche de repos ; changer le sens du regard, prendre un peu de hauteur, comme respecter, qui vient du même mot.  Avoir du respect pour soi même, préserver la considération, le respect pour l’autre.  Répit et respect, même idée.
Et le relais ? passer le relais, se relayer auprès d’une personne malade est-ce un abandon ? Terme de chasse, disent les dictionnaires, on laisse (on laie en ancien français), les chiens fatigués  par une course, reprendre souffle, on change les chevaux au relais de poste.

Le quotidien c’est enfin une forme de durée. Non pas la fluidité d’un cours uniforme, mais une durée avec une nuance : durer c’est aussi endurer, une course d’endurance. Pourquoi ? Parce que durée vient de dur - et non souple ni fluide. Le contraire. Il faut résister dans la durée, Sinon on s’effrite, on se défait, on s’essouffle.
Tout cela nous éloigne de la banalité du au jour le jour.
Revenons au relais : au relais, on change les chevaux, on en prend de nouveaux, frais et fringants, pour un nouvel élan. Le répit aussi sert à cela, à repartir, être attentif au fait que les jours ne se ressemblent pas, Pas plus que le pain quotidien, qui parfois frais, parfois rassis, parfois entre les deux, trop cuit, pas assez, on ne sait pas à l’avance. De même, le soin quotidien, qui devrait être identique, routinier, mais qui ne l’est pas. Le quotidien, c’est ce nouveau départ tous les matins, pour chacun : malade, proche, soignant, parfois après une nuit difficile, de faiblesse, d’angoisse.

Personne ne l’a mieux exprimé , avec autant de profondeur, que le poète Jules Supervielle :
 
Tous les matins je dois recomposer un homme,
Encore frissonnant
sous la peau des ténèbres
Tous les matins je dois
Recomposer un homme
Avec tout ce mélange
De mes jours précédents
Et le peu qui me reste
De mes jours à venir…
 
C'est à cette reconstitution que servent le soin quotidien, l'attention quotidienne, pas banale, vraiment pas du tout. Et au contraire si précieux.