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Prise en charge psychologique en situation extrême : la personne atteinte de sclérose latérale amyotrophique (SLA)

Témoignage d'une psychologue clinicienne sur les spécificités de l'accompagnement psychologiques de l'accompagnement des personnes atteintes de sclérose latérale amyotrophique (SLA) et de leurs proches.

Par: Hélène Brocq, Psychologue clinicienne, Service de médecine physique et réadaptation du CHU de Nice, Chargée de cours à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis /

Publié le : 26 Septembre 2008

Après une dégradation, plus ou moins rapide, des neurones moteurs de la corne antérieure de la moelle épinière, du tronc cérébral et du cortex, la SLA conduit à un état déficitaire chronique, avec l’installation d’un état de dépendance totale à l’environnement. La mort du patient survient, après quelques mois ou quelques années d’évolution, le plus souvent par insuffisance respiratoire ou, plus rarement, à la suite d’une fausse route liée aux troubles de la déglutition.

 

La maladie et ses conséquences

La SLA touche tous les muscles, ceux de la motricité bien évidemment, mais aussi ceux auxquels le malade ne pense pas d’emblée, les muscles respiratoires, ceux de la déglutition, la langue, entraînant, au fur et à mesure, des troubles de la communication. À terme, le malade perd l’usage de la parole… La découverte des déficiences se fait, insidieusement, au jour le jour. Au stade ultime de la maladie (trachéotomie), le malade est maintenu en vie par le biais d’une technicité externe qui supplée ses fonctions vitales (respiration, alimentation). Cette maladie neurologique plonge le malade dans une situation extrême du point de vue intrapsychique (locked in syndrome), ce qui fait dire à certains soignants qu’il s’agit d’une pathologie « d’emmurés lucides ».

La SLA est une pathologie lourde, mortelle, et pour laquelle, à ce jour, aucun traitement, n’est véritablement efficace. Sa prise en charge est complexe. Forcément pluridisciplinaire, elle repose sur une bonne coordination des différents intervenants. Chaque professionnel, en fonction de ses compétences, devient l’interlocuteur privilégié des différents soignants intervenant, à domicile, auprès du malade. Il se tient à la disposition de ses collègues pour faciliter le partage du savoir et renforcer les savoirs faire de chacun. D’où la création de centres de référence (17 au total en France) et la tenue régulière de réunions entre les différents centres pour réactualiser les connaissances, les parfaire, les diffuser et les remettre en question, régulièrement, comme une sorte de traitement homéopathique… Ces rencontres facilitent un échange interprofessionnel, mais aussi, et cela mérite d’être souligné, un échange intersubjectif entre les différents membres de la pluridisciplinarité. Car ces rencontres de tous (bénévoles y compris), dans un même lieu, participent, sans aucun doute, à une petite révolution, qui permet à chacun d’imprégner de sa culture l’espace mental de l’autre…

 

L’annonce du diagnostic

Apprendre que l’on est atteint d’une maladie mortelle est une catastrophe personnelle, individuelle, qui s’accompagne du sentiment que la vie s’arrête (1, 2, 3) Du point de vue psychique, vivre réellement un instant comme étant le début du processus de sa propre mort n’est pas un événement banal en soi. Car nous vivons tous avec l’idée que nous allons mourir un jour, mais il est toujours difficile de regarder la mort en face pour soi. L’appréhension de la mort est possible, intellectuellement, quand elle n’a pas encore l’enracinement dans le corps qui va la rendre si présente. Sigmund Freud (4), en son temps, avait remarqué que la mort n’est pas représentée dans l’inconscient. Au moment de l’annonce du diagnostic, le patient « bascule » du monde des bien portants à celui des êtres malades et en sursis. Ce mouvement de bascule est d’autant plus violent que le médecin n’a pas de traitement curatif à proposer, ce qui situe d’emblée la prise en charge dans le champ, médicalement désigné, des soins palliatifs. Dans le cadre de la SLA, la banale entorse du pied pour laquelle le patient avait consulté, souvent pendant des mois, sans s’inquiéter, la petite faiblesse musculaire de la main, devient, dans l’après-coup de l’annonce du diagnostic, une terrible maladie mortelle. Et ce qui fait trauma, c’est aussi la surprise et l’effraction des défenses. « Les paroles du médecin, au cours de l’annonce, vont effondrer “l’aire d’illusion” que le malade avait mise en place entre le dedans et le dehors pour rendre ce dernier acceptable. Apprendre que l’on a une maladie incurable, c’est apprendre que l’on a perdu la santé. L’épreuve de réalité s’inscrit dans une situation de perte […]. L’annonce de la maladie – épreuve de réalité – a montré au sujet que son objet – sa santé - n’existerait plus. Cela implique que le malade doit retirer tous les liens affectifs qui le retiennent encore à la personne bien portante qu’il était, ce qui va provoquer un conflit psychique intense. » (5).

Quand le corps ne va plus de soi et que la temporalité est atteinte, le malade ne peut plus se projeter dans des lendemains meilleurs. Il se sait désormais condamné à vivre dans l’incertitude du lendemain. C’est le terrible et le banal du mourir : une solitude radicale qui interroge la capacité d’être seul de chacun. En fonction de la structure psychique sous-jacente, la solitude de la maladie peut être vécue comme un abandon ou un arrachement et conduire, dans les cas extrêmes, à un véritable vécu d’anéantissement de soi.

Parfois, les réactions de l’entourage renvoient au malade la brisure du lien, ce qui majore le sentiment de déréliction. La douleur morale est à son paroxysme, lorsque cette rupture de la continuité existentielle ne peut pas être compensée par l’investissement d’objets internes protecteurs. Dans ce cas précis, les mots manquent et le malade est atteint dans sa capacité à penser et à élaborer les affects.
Dans ces moments de grande détresse, le patient éprouve une angoisse très désorganisatrice : celle de ne pas se sentir authentiquement contenu et soutenu par le monde médical qui est vécu, la plupart du temps, dans les représentations communes, comme techniquement surpuissant. Cette angoisse peut devenir paroxystique et déclencher des attaques du lien qu’il nous faut apprendre à contenir en équipe. Ce type de conflit peut trouver une issue favorable dans la négociation entre les différents acteurs impliqués, patient, famille, soignants, la personne la plus engagée dans ce processus de négociation étant, bien évidemment, le malade.

Propulsé dans le vide et dans l’angoisse, le malade peut y entraîner sa famille, car la maladie de l’un renvoie à la peur de la maladie de l’autre, mais aussi et surtout à la peur de perdre. Le malade sait qu’il risque de perdre la vie, sa famille de perdre un être cher, autant de facteurs qui engendrent une souffrance singulière qu’il convient d’écouter (6) et de prendre en charge de manière précoce et adaptée1.

Le moment de l’annonce du diagnostic est aussi le moment de l’identification de soi avec les diverses représentations, toujours subjectives de la maladie. Dans le cadre de la SLA, on peut aisément comprendre toute la souffrance en lien avec les représentations de la mort (par asphyxie ou fausse route), mais aussi la souffrance narcissique que créent les images véhiculées dans notre société, par l’idée de la dépendance et du handicap…

Le malade doit aussi « composer » avec l’atteinte narcissique que cette maladie porte au corps, notamment dans sa dimension esthétique et que les patients ne manquent pas de découvrir, au contact des autres malades, dans les salles d’attente des consultations pluridisciplinaires.

En l’absence d’une prise en charge où le malade peut exprimer, à son rythme, toute la peur viscérale qu’il ressent, l’angoisse est susceptible d’entraîner un vécu catastrophique pouvant conduire à une destructuration notable du moi (7). Cette souffrance singulière nourrit alors des mouvements psychoaffectifs intenses qui peuvent « déconstruire » durablement l’unité psychosomatique et grandement désorganiser la relation médecin-malade qui constitue le pivot essentiel de la prise en charge.

 

L’information au malade au cœur de la prise en charge

Dans cette pathologie plus que dans n’importe quelle autre, l’information au malade constitue la clé de voûte de la prise en charge. Ce qui est particulier à cette pathologie, ce n’est pas le fait d’informer le patient (ce qui est devenu normal et nécessaire dans toutes les pathologies graves2), mais l’absence de perspectives curatives fait de l’information au malade l’axe central de la prise en charge.
De la qualité de la relation médecin malade dépendra la capacité du malade à faire des choix. Ainsi, par exemple, il existe un « bon moment » (médicalement parlant) pour poser une gastrostomie, c’est dire toute l’importance de la communication médecin-malade et toute l’incidence que peuvent avoir, dans ce cas précis, les phénomènes, rarement travaillés dans le champ médical, du transfert et du contre-transfert.

Dans cette maladie, en l’absence de traitement curatif, le traditionnel rapport asymétrique du médecin, supposé savoir, au malade est mis à mal, ce qui place l’écoute de l’homme malade au cœur du dispositif de soins. Le modèle que véhicule inconsciemment le milieu médical d’un médecin toujours performant qui détient une parole quasi infaillible ne favorise pas, bien au contraire, auprès des jeunes médecins en formation, l’écoute d’une autre parole. L’urgence d’efficacité dans laquelle le médecin se trouve lui interdit de perdre son temps à « écouter » une parole insignifiante (celle du malade) qu’il ne prendra pas en compte, en dehors de ce qui peut lui servir pour remplir sa fonction. Au cours de ses longues études universitaires, le médecin n’est pas formé pour écouter. Mais, pour remédier à cela, deux mauvaises solutions doivent être évitées. Tout d’abord, on ne peut pas croire que le problème (le mal-être du patient) puisse être traité uniquement de manière médicamenteuse. Ce serait oublier que l’homme ne se réduit pas à ses symptômes et qu’il n’est pas une machine. Il est certes un corps, mais qui se pense, qui se saisit et se regarde être. Ensuite, il ne faut pas croire qu’il suffit d’un supplément d’humanité chez les médecins pour régler le problème. Certes, il faut qu’ils pensent différemment les relations au patient mais ils ne peuvent posséder tous les outils qui leur permettraient de prendre en charge ce mal-être.
Ils doivent accepter que cela ne soit pas de leur compétence et faire appel à d’autres, dont le psychologue clinicien. Ce dernier est là pour permettre au malade de retrouver, par le dialogue, la communauté des hommes et atténuer le sentiment d’abandon et de solitude que cause la maladie. Le médecin doit reconnaître ce besoin de dire du malade et accepter de créer, dans son unité, un authentique lieu de paroles (8, 9).

Dans le cadre bien précis de la SLA, les soignants sont dépouillés de tout arsenal thérapeutique. Aussi, l’humilité est la règle, forçant l’équipe à nourrir le projet singulier mais ambitieux de se positionner dans une altérité respectueuse, envers un autrui démuni et souffrant. En annonçant cette maladie, le médecin neurologue formule aussi son impuissance à la guérir. Et les soignants sont renvoyés à leurs propres limites, ce qui oblige chacun à réfléchir sur son rapport à sa propre mort. Les mouvements pulsionnels qui sont mobilisés sont parfois intenses, et le psychologue peut favoriser certaines prises de conscience à travers la verbalisation des résistances et/ou des angoisses. Mais il s’agit là d’un travail difficile et délicat à mener, car culturellement peu valorisé à l’hôpital, en dehors du champ spécifique des soins palliatifs. L’émotion est une source d’inconfort en médecine. Et, tout au long de ses études universitaires, le médecin est « socialisé » dans l’idée que la mort n’existe pas et/ ou qu’il est toujours en mesure de l’éviter. Le rejet et la méconnaissance d’une partie de la réalité médicale, celle de l’homme malade, est toujours prête à affleurer.

Le clivage maladie/malade participe du refus de certains médecins de « s’encombrer » de la trop pesante subjectivité des malades. À des postes de psychologues cliniciens, ces médecins préfèreront peut-être des postes de neuropsychologues, plus enclins à poser des diagnostics de démence3… Ce faisant, par ce déni manifeste des implications profondes de la maladie grave, ils barrent l’accès à la représentation symbolique qui autorise la médiation et l’intégration de la douleur morale des malades, des familles et des soignants qui les accompagnent. Ils participent à la réification du malade. De sujet malade, il devient objet de discours, objet de soins, objet de recherche. Dans de telles conditions (retour à l’organicité, mise à distance scientifique), la prise en charge du malade risque de fonctionner selon le modèle clivé maladie/malade. Or, pour accompagner un malade atteint de maladie grave (même dément), le médecin doit parvenir à établir une distance critique vis-à-vis du savoir et du pouvoir de la médecine et ne pas répondre à l’angoisse du malade uniquement par le savoir ou la technique. Mais il est vrai qu’entre l’indifférence et l’investissement affectif excessif, que l’on sait inefficace, voire nuisible pour le soignant comme pour le patient, la position thérapeutique « idéale » est difficile à trouver. La dégradation physique à laquelle on est amené à s’identifier, la souffrance du malade, mais aussi celle de sa famille pèsent lourd dans le champ libidinal des équipes et le psychologue doit parvenir à maintenir, dans des conditions particulièrement difficiles, une circulation positive des affects de tous.

Car telle est la gageure des équipes confrontées à la maladie grave : travailler dans la difficulté quotidienne, dans la mouvance de l’angoisse et du désespoir des malades et de leurs familles, tout en conservant autant que faire se peut une dynamique de groupe positive.

Comment éviter que les soignants et/ou les familles ne sombrent dans un contre-investissement maniaque ou dans un vide dépressif et comment faire évoluer les attitudes de chacun par rapport à la mort, telles sont les questions qui nous sont posées, au quotidien, dans le cadre de la maladie grave ? Car seule la co-construction d’une pensée collective riche, c’est-à-dire qui ne soit pas dévitalisée et désincarnée mais émotionnellement colorée, peut permettre un authentique accompagnement de la dynamique psychique propre à la fin de vie. Chaque soignant doit accepter de « dépasser » individuellement la relation qu’il entretient avec la maladie pour se laisser « toucher » par la souffrance du malade sans jamais fusionner avec elle et sans « projeter » sur le patient des perceptions qui lui appartiennent en propre et qui découlent uniquement de son vécu.
Le psychologue doit aussi se montrer vigilant, car des intervenants médicaux et/ou paramédicaux en quête de pouvoir n’hésitent pas, parfois, à établir des relations d’emprise sur les malades les plus fragilisés.

Le malade déstabilisé dans ses assises narcissiques peut très facilement se « lover » dans une relation pathologique et se soumettre à la maîtrise d’un autre perçu par lui comme, porteur de vie, porteur d’espoir…

D’autres soignants s’érigent parfois en « bonne mère » idéale, toute-puissante, rejetant, par le biais du clivage et de l’identification projective, sur l’équipe du centre, les rejetons pulsionnels agressifs. Extrait d’une lettre adressée au médecin du centre par une orthophoniste : « Chaque annonce de gastrostomie entraîne un état mélancolique chez Mme X, car elle déglutit parfaitement selon elle. Je voulais donc vous suggérer de faire un examen de la déglutition lors de la prochaine hospitalisation en pneumologie... »

Ces dysfonctionnements dans la relation aux malades peuvent aussi signifier, dans une moindre mesure, toute la difficulté qu’ont certains soignants à se tenir seuls, debout, face à un malade dont l’angoisse déborde leur capacité d’intégration personnelle, leurs limites.

En liaison avec les autres professionnels, le psychologue clinicien du centre de référence peut apporter un soutien aux soignants du domicile et rompre ainsi leur isolement. Car, en organisant des groupes de parole ou de réflexion sur la pratique clinique (10), il est possible de donner à tous les intervenants de la pluridisciplinarité des outils pour mieux comprendre et mieux accompagner les malades et leurs familles. En l’absence de tels groupes, il nous faut tenter de comprendre, avec le malade, ce qui se joue là, sans condamner de façon abrupte, sans rejeter, en se montrant encore plus souple et en offrant un espace psychique groupal susceptible d’accueillir les parties psychiquement souffrantes… Car c’est à nous, en équipe, d’accueillir les mouvements d’espoir et de désespoir qui ne manquent pas de surgir en clinique palliative et qui sont sous-tendus par de puissants mécanismes de défenses. À nous de « filtrer », de lier et de « contenir » ensemble ces mouvements psychoaffectifs intenses qui peuvent prendre des formes différentes, selon que l’identification projective qui nourrit la violence du désespoir :
- est utilisée par le malade pour communiquer à l’autre des éléments ingérables de sa propre pensée,
- ou qu’il s’agisse, pour le malade, de se débarrasser dans l’autre de contenus intolérables en les lui attribuant,
- ou encore qu’il s’agisse, pour lui, « d’entrer » dans l’autre pour prendre sa place…

Mais, au final, ce n’est jamais ni au psychologue, ni à l’équipe de décider ce qui est bon pour le malade, mais au malade, engagé dans sa relation au monde, à lui-même, et à sa famille.

Le psychologue est là, conformément à son code de déontologie, pour que chaque patient, pour que chaque famille, soient reconnus et respectés dans la singularité de son fonctionnement intime, de ses émotions, de ses angoisses… « Le respect de la dimension psychique est un droit inaliénable. Sa reconnaissance fonde l’action des psychologues », énonce notre code de déontologie (11).

La visée du psychologue clinicien est de donner au malade la possibilité de se « détacher » d’une situation de vie passée pour élaborer et réinvestir une nouvelle forme de vie qui tienne compte des réalités nouvelles, très contraignantes, qu’impose la maladie. Malgré les pertes et les deuils successifs, qu’il faudra, bien évidemment, accompagner aussi sur le plan psychique, il s’agit de maintenir, autant que faire se peut, l’unité psychosomatique du malade, en travaillant sur ses ressources positives plutôt que sur ses défaillances. La difficulté vient de ce que la mobilisation des processus de mentalisation, leur remaniement lorsque cela s’avère nécessaire, est souvent lente par rapport à la progression du mal. C’est pourquoi le psychologue clinicien doit intervenir le plus précocement possible, après l’annonce du diagnostic et, si possible, maintenir un lien régulier avec le patient mais aussi avec sa famille.

Etre là, à ses côtés, à son écoute et travailler encore et toujours sur ce que sa parole peut susciter en soi… Et l’angoisse qu’engendre le patient ne vient pas toujours de ce qu’il dit, elle peut aussi venir de ce qu’il tait…

 

Le dispositif thérapeutique

Face à son corps qui se dérobe, il reste au malade, pour tout étayage, sa « capacité à penser » les liens qui l’unissent à lui-même et au monde et sa capacité à accepter le corps soignant comme un élément stable de l’ensemble, au sens du « holding » décrit par Winnicott (12). Cette stabilité engage le repérage progressif de son identité profonde, intime, à travers la reconnaissance partagée et graduelle de sa place, au travers des échanges, du lien et de la relation à l’autre. La modalité qualitative de sa présence à l’autre, le rythme des rencontres, engage totalement l’équipe (au sens large) et en fait, tout à la fois, le « vecteur rythmique » de l’évolution de la maladie, et le « synchronisateur » de la désorganisation psychosomatique. Ce qui ne manque pas de renvoyer patient et corps soignant (*)4 à un stade du développement où les fonctionnements psychiques et biologiques sont encore totalement interdépendants et soumis l’un et l’autre aux lois du rythme et de la relation. De la qualité de la relation contenant-contenu que nous serons capables d’aménager entre nous en équipe dépendra la capacité du malade d’élaborer les sensations et les émotions, de tolérer l’angoisse et de penser…

 

Interdépendance et clinique palliative

Dans cette maladie, plus que dans toute autre, l’angoisse est particulièrement importante, car le patient devient progressivement totalement dépendant du milieu dans lequel il vit. Il a, de fait, un besoin structurel de la présence de l’autre, d’un objet externe comme support de sa continuité physique et psychique.

Lorsque tout se passe bien, on observe une véritable indifférenciation se mettre en place entre le patient et l’accompagnant qui n’est progressivement plus perçu comme un objet différent et différencié, mais comme un objet faisant partie du moi. Souvent, les patients utilisent la relation qu’ils ont avec leurs proches pour réorganiser une manière d’être au monde qui ne soit pas source d’angoisse ou le moins possible. On assiste alors à la mise en place de liens affectifs privilégiés qui offrent un vécu sécurisant, apaisant. Avec le temps qui passe, un déni de plus en plus manifeste de la séparation entre le moi et l’objet peut s’installer.

Mais le patient reste tributaire de l’autre qui assure pour lui une fonction que le moi ne parvient plus à assumer seul. D’un point de vue intra-psychique, la relation à l’autre risque de représenter un étayage vital à cause de la complémentarité structurelle qu’elle lui assure.
Les hospitalisations (en pneumologie ou en gastro-entérologie) impliquent la rupture de cette continuité existentielle, ce qui déclenche des mouvements de panique chez le malade, qui a toujours du mal à retrouver, dans un hôpital pressé, bousculé, une réassurance affective qui lui permette de rétablir, avec les soignants, la continuité existentielle que l’hospitalisation a interrompue.

Les difficultés de communication, voire l’absence totale de communication, les projections que cette absence de communication provoque, obligent parfois le psychologue à sortir de sa réserve pour rétablir, par sa présence auprès du malade, une certaine forme d’altérité. Mais les hospitalisations restent des moments de grande souffrance qui requièrent l’attention de tous… Et toute aide à l’équipe est une aide au patient car, dans une telle situation d’interdépendance, si l’étayage vient à manquer ou devient défaillant, c’est l’ensemble du fonctionnement psychique qui est menacé. Il y a alors apparition d’une angoisse que les soignants évoquent sans relâche, tant elle est déstabilisante pour eux… L’absence de groupes de parole, au cours desquels les soignants pourraient s’exprimer et parler de leur vécu, rend toujours difficile le juste positionnement vis-à-vis du malade.

Pour le malade, la menace contre l’omnipotence que représente cet autre tout-puissant peut déclencher de l’agressivité et, à la dépendance, certains patients préfèrent parfois la fuite en avant et l’autodestruction, dès l’annonce du diagnostic.

 

Pour conclure

Si la mise en place de groupes de parole dans les unités de soins palliatifs a légitimé aux yeux de tous la difficulté psychologique à être confronté au quotidien à la mort et aux situations de souffrance, dans les services de soins traditionnels, les soignants continuent à faire face, sans aucun soutien, à la mort des malades, mais aussi à des impératifs techniques, économiques (manque de disponibilité par rapport à la charge de travail, effectifs restreints, etc.).
Le malade atteint par la SLA est un malade dont il est très difficile de s’occuper (la toilette, par exemple, peut durer une heure). Il a une espérance de vie désespérément réduite. La mort qui menace pèse lourdement sur le soignant qui doit faire face à ses propres angoisses. Dans un tel contexte, la violence peut sourdre à tout moment… Lorsqu’il est hospitalisé, le malade vit dans un univers où il n’a plus ses repères habituels, où son corps qui se dérobe est, à l’évidence, une charge pour tous et où, en l’absence de communication, il a du mal à se faire comprendre. La plupart du temps, il est traité comme un dément qu’il n’est pas. L’absence de communication renforce le sentiment déjà très aigu de solitude et d’incompréhension... La femme d’un patient avait mis sur la porte de la chambre d’hôpital de son mari un panneau où il était écrit : « Mon mari entend tout et comprend tout. Merci. »

Le rejet et la méconnaissance d’une partie de la réalité médicale, celle de l’homme malade, participent du refus de certains médecins de « s’encombrer », de la trop pesante souffrance des malades. En témoignait cette patiente qui, lors des états généraux des malades du cancer, nous interpellait, nous soignants, de la manière suivante, « Je suis un être physique, psychique, un être subtil et spirituel. Comment m’avez-vous traitée ? »

Malgré les recommandations du rapport sur la fin de vie rédigé en 2003 par Marie De Hennezel, les postes de psychologues cliniciens manquent toujours aussi cruellement dans les hôpitaux. Et sur ce point bien précis, le plan cancer et le plan Alzheimer ne vont pas dans le sens d’une véritable amélioration. Dans les services de soins confrontés régulièrement à la mort des patients, l’absence de postes de psychologues devrait être interrogée collectivement, notamment si l’on souhaite que se développe, dans les milieux soignants, une véritable culture « éthique » de l’écoute.

 

Notes

1 On peut légitimement s’étonner que, dans le cadre du plan cancer, la consultation d’annonce exclut le psychologue clinicien pour mettre en avant la dyade médecin – infirmière, ces acteurs essentiels de la prise en charge du malade cancéreux n’étant absolument pas formés à prendre en charge l’aspect désorganisant de la maladie grave. Ce qui veut dire qu’une fois de plus, cet aspect de la maladie est tenu à distance et/ou passé sous silence…
2 Plusieurs référentiels ou textes réglementaires formalisent la pratique de l’information au malade : code de déontologie médicale, règles professionnelles, code de la santé publique, loi du 4 mars 2002, loi du 22 avril 2005, recommandations ANAES, etc.
3 Environ 15 % des patients atteints de SLA présentent aussi une démence temporo-frontale (DFT).
4 J’entends le corps soignant au sens large. Ce concept inclut bien évidemment la famille.

Bibliographie

1. Brocq H., Collomp R., Bioy A., Ferragut E, Raucoules M. “Le dispositif médical d’annonce : enjeux, méthode, propositions pour l’avenir », Douleurs, 6 (4), pp 197-224.
2. Brocq H. « Annonce du diagnostic d’une maladie grave : potentialités traumatiques et prise en charge psychologique », In Ferragut E., Émotion et traumatisme. Le corps et la parole, Masson, 2005, pp 34-43.
3. Brocq. H, Soriani M.H, Desnuelle C. « Réactions psychologiques à l’annonce d’un diagnostic grave : spécificités de la SLA. Rev Neurol (Paris), 2006 : Hors série 2, 4S 104-4S 107.
4. Freud S, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
5. Delaporte C. Dire la vérité au malade, Paris, Odile Jacob, 2001.
6. Brocq H. « Ethique et annonce de diagnostic : Informer ou l’art de mettre les formes », Le journal des psychologues, n° 259, juillet août 2008, pp 65-69.
7. Winnicott D., 1974, « La crainte de l’effondrement », In Nouvelle revue de Psychanalyse, II, 35-44.
8. Brocq H. « Les psychologues cliniciens à l’hôpital : leur place, leur rôle, leur fonction », In : Ferragut E. Thérapies de la douleur, Paris, Masson, 2002, pp 74-85.
9. Brocq H. Le psychologue en clinique palliative : un complément indispensable à la prise en charge médico-chirurgicale, Médecine Palliative 2005 ; 4, pp 4-9.
10. Brocq H., 2002, « Le Groupe Ressource : Une démarche d’accompagnement dans le cadre des soins palliatifs », Médecine palliative, 1, pp 95-102.
11. Bourguignon O., 2005, La Déontologie des psychologues, Paris, Armand Colin.
12. Winnicott D., 1969, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.