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Pour un soignant, le mépris de la vie est une effroyable violence

"Nous, soignants, sommes les témoins privilégiés des intrications permanentes des expressions corporelles et psychiques et des souffrances qui peuvent en découler. La prise en charge, éminemment corporelle en service de médecine, convie les soignants à toujours étayer le corps du malade, à être au plus près de lui, à son contact."

Par: Hélène Brocq, Psychologue clinicienne, Service de médecine physique et réadaptation du CHU de Nice, Chargée de cours à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis /

Publié le : 07 Janvier 2016

Texte proposé dans le cadre de l'Initiative Valeurs de la République, du soin et de l'accompagnement.
 
Je voudrais dire ici, combien le mépris de la vie est, pour nous soignants, une effroyable violence. Combien nous avons été choqués, brutalisés, malmenés par ces actes horribles qui ont détruit toutes ces vies que nous passons notre temps à réparer, à suturer, lentement, patiemment, dans l’anonymat de nos services. Les blessures les plus profondes se situent à l’intérieur des âmes et, par vague, les balles de kalachnikov de ces terroristes, se sont logées au plus profond de nos psychismes meurtris, réveillant en nous, l’urgence absolue de nous mobiliser, tous ensemble, pour la vie, l’espoir, le lien, mais aussi et surtout pour l’humain.
 
Ce texte suit une métaphore implicite, celle qui établit une comparaison entre, d’une part, le lien profondément affecté qui unit dans la souffrance le corps et le psychisme de la personne malade et, d’autre part, notre société traumatisée par les évènements mortifères du 13/11. Ce parallèle trouve son fondement dans le sentiment de perte de sens totale, pour la personne gravement malade, d’une part, et pour une société entière confrontée à l’explosion de brutalité, de violence et de mort, d’autre part.
 
Sur le plan psychopathologique, si le djihadiste s’auto-sacrifie c’est uniquement parce qu’il investit sa vie comme un capital, en vue d’une plus-value dans l’au-delà. Se donner la mort pour rester en vie, voilà la perversion inoculée en eux. Dans une économie de survie, cette perversion ultime de perdre sa propre figure humaine pour déshumaniser autrui, se nourrit du désespoir qui, par le processus de désubjectivation entretenu par le discours djihadiste, fait que progressivement l’humain se retire de la scène, pour laisser place à l’automate qui va jouir par la mort, reçue et donnée.
 
Je suis psychologue clinicienne au CHU de Nice et j’exerce dans des services de Médecine depuis plus de 25 ans. Avec tous les soignants et tous les médecins qui m’entourent, nous prenons en charge, au quotidien, des patients aux souffrances extrêmes. Nous les accompagnons dans leur détresse et dans leur fragilité, patiemment, avec toute la délicatesse, toute la douceur, toute la tendresse dont nous sommes capables et qu’il nous est possible de mobiliser chaque jour.
 

Le corps éprouvé

Au quotidien, nous éprouvons, nous sommes éprouvés, nous traversons avec nos malades une épreuve qui pour partie nous traverse. Eux et nous, sommes faits du même bois, d’une même étoffe et nous sommes en épreuve avec eux, en empathie profonde et sincère. La confrontation avec leurs corps abimés, avec leurs âmes meurtries, peut profondément nous faire mal.
 
La psychanalyse nous a appris que le sentiment de notre propre identité se construit toujours en lien corporel avec l’Autre. Elle nous a aussi appris que la reconnaissance et la constitution de cet Autre, comme un être différent de moi, se réalise par étayage sur les fonctions corporelles. Notre corps, le mien, celui de l’Autre, est donc le creuset dans lequel va se révéler et se nouer notre identité, mais aussi notre humanité.
 
Nous, soignants, sommes les témoins privilégiés des intrications permanentes des expressions corporelles et psychiques et des souffrances qui peuvent en découler. La prise en charge, éminemment corporelle en service de médecine, convie les soignants à toujours étayer le corps du malade, à être au plus près de lui, à son contact. Une telle proximité peut entraîner parfois une véritable confusion des corps.
 
La cruauté, la brutalité et la gratuité des attentats du 13 novembre dernier a révélé toute l’horreur de ces situations qui méprisent la vie. Nous avons été plongés dans l’effroi et la sidération. Or, lorsqu’ils sont profondément sensibilisés à la souffrance psychique, les soignants savent que pour que le malade retrouve une position antalgique et une douceur, ce dernier doit parvenir à contre-investir la violence du désespoir qui nourrit le mouvement de désorganisation somatique qu’il traverse. Nous, soignants, lui offrons une voie de  résolution, une sorte de sédation de sa douleur et de ses troubles, par la fraternité que nous lui proposons.
 
Nous nous situons à l’opposé de ce qui fait le ciment de la haine qui nourrit le terrorisme et ses tristes enfants. Nous avons appris à cultiver l’espoir plutôt que le désespoir, à aimer la vie plutôt que la mort, à cultiver en nous chaque germe d’humanité et à regarder en face les conflits qui nous traversent. Nous nous inscrivons à l’opposé des mouvements de déshumanisation, d’endurcissement, de chosification de l’Autre et d’inversion perverse des valeurs qui veulent déconstruire notre humanité.
 
Je veux insister ici sur toute l’importance du soin infirmier et des aides-soignants dans cette prise en charge. En tant que « corps soignant », ils agissent comme une sorte de « moi auxiliaire », capable d’accueillir et de recueillir les sensations violentes du malade, pour lui en restituer, autant que faire se peut, une représentation organisée, apaisée, mais aussi et surtout unifiée. Or, à l’image d’une bombe, la maladie désunifie, découpe et morcelle.
Par des gestes doux, par des sourires, par des prescriptions antalgiques adaptées, il s’agit pour nous de redonner visage humain à celui qui souffre, de le redresser, de le hisser du fond de son lit jusqu’à nous et de le regarder en face, droit dans les yeux, fiers de ce qu’il est et de ce que nous sommes : des êtres remplis de respect et d’humanité.

Perte de ses en temporalités de la maladie

Lorsque le temps est compté, que le pronostic vital est engagé, la liberté psychique se trouve d’autant plus réduite. Le réel de la maladie dans le corps du malade, renforce le frayage somatique et nourrit le rattrapage « hors psyché » de l’angoisse, dans des symptômes purement biologiques, tels que, par exemple, des douleurs qui se chronicisent ou des vomissements incoercibles. Dans de tels cas, on assiste à une véritable hémorragie narcissique et libidinale, et rien ne parvient plus à redonner vie et couleurs au monde des relations objectales. On assiste alors, impuissants, à une sorte de déflation extrême du système préconscient, à un écrasement de la vie psychique, et les mouvements associatifs et symboliques sont terriblement entravés sous le poids de l’urgence biologique. Il nous faut alors accepter de nous laisser entraîner jusqu’aux limites extrêmes du découragement et du non-espoir, à travers l’expérience la plus aride de frustration intellectuelle et métaphorique.
Lorsqu’il a basculé du temps de l’espoir à celui du désespoir, le malade a très souvent besoin de parler. Mais, l’accélération des mots et la logorrhée sous-jacente à cet acte de parole, font soupçonner un moyen de rester accroché au monde, de contenir et/ou d’organiser une sensation indéfinissable, voire « inélaborable » à l’intérieur d’eux. Un acte de parole où l’Autre n’existe pas ou si peu. Les malades viennent signifier là, l’impossible accrochage de l’angoisse de mort aux chaînons de la signification.
 
La communication ainsi établie, n’a plus valeur d’échange ni de partage relationnel. Ce qui est investi par le malade, c’est la contenance, le fait d’être porté, de l’extérieur. Le psychologue, par son écoute, son accueil, peut être investi comme un pallier de réorganisation, susceptible de ralentir, sinon de stopper, le mouvement de désorganisation psychosomatique à l’intérieur d’eux. Dans le meilleur des cas, et avec l’aide de tous, on peut retrouver une reprise de la vie psychique sur le terrain du corps.
 
Lorsque le corps du malade occupe le devant de la scène, la violence du désespoir risque de se jouer à deux, tantôt le soignant tantôt le soigné, car on assiste là à une sorte de remise en chantier grossière des premiers schémas d’attachement.
« Me tiens-tu suffisamment solidement pour ne pas me laisser tomber dans le vide ? » ; « Car je ne tiens plus à la vie que par un fil, celui de la douleur et du cri et le sol se dérobe sous mes pieds, chaque jour un peu plus. »
Si l’on se souvient que l’Autre est un peu nous sans être nous, on comprend mieux que, si l’on est trop collés, on ne peut pas penser la séparation. A l’image des mères, collées au corps de leur enfant, qui refusent dans un mouvement de panique, le moindre signe d’assoupissement. Dans le cadre ultime de la fin de vie, pour les familles, il s’agit de faire face à un corps aimé, déserté par la pulsion de vie et qu’aucun désir de l’Autre ne parvient plus à renflouer, sauf en pure perte.
 
Dans de telles conditions, comment ne pas « sombrer dedans » ce corps et rendre agissant le fantasme, « un corps pour deux », si bien décrit par Joyce Mac Dougall.
 
Je me souviens à ce propos d’une patiente cancéreuse qui avait accompagné seule sa belle-mère, atteinte d’une maladie d’Alzheimer. Elle était infirmière et avait pris soin de ce corps déserté par l’altérité, pendant très longtemps et avec beaucoup de prévenance. Peu de temps avant la fin, sa belle-mère flambe, selon le jargon médical, des escarres, ce que ma patiente ressent alors avec beaucoup d’injustice, de panique, d’angoisse puis de terreur. Elle m’expliquera les choses ainsi : « Un jour une mouche s’est posée sur un escarre… La mouche Mme Brocq, elle était dans mon corps ». Terrible confusion des corps, comme un poison mortel où l’un part et peut entraîner l’Autre.
 
Pour endiguer la violence du désespoir et ne pas sombrer dans une sorte de déliaison pulsionnelle, la réalité traumatisante va souvent être désinvestie par le malade, de façon plus ou moins radicale. Le déni (non pas de la maladie mais des conséquences à venir de la maladie), va permettre au malade de continuer à se projeter dans le déroulement d’un temps, qui est supposé infini du point de vue de l’inconscient.
 
Quand le corps ne va plus de soi et que la temporalité est atteinte, le malade ne peut plus se projeter dans des lendemains meilleurs. Il se sent alors un peu comme jeté hors du monde, propulsé dans le vide et dans l’angoisse. Dans le même temps, s’opère une véritable rupture du lien d’avec lui-même, d’avec son propre corps. Le creuset dans lequel j’ai construit mon humanité, mon identité n’est plus un socle fiable et je suis un peu comme suspendu dans le vide.
 
On comprend mieux que l’arrêt des traitements puisse correspondre à la réactivation d’une angoisse vertigineuse, qui nourrit un sentiment d’abandon et une insécurité de base, pouvant se traduire par une dangereuse accélération des mécanismes projectifs. Le visage du néant et de l’abandon par la mère morte alimente le gouffre du désespoir, nous dit Jean Begouin, qui assimile le désespoir à la pulsion de mort. Je le cite :
« Lorsque l’enfant ressent que les projections de ses états les plus intenses, tels que l’extase et la rage, sont précipités dans le néant au lieu d’être saisies par un être vivant qui y répond de manière appropriée (…) cet enfant acquiert le sentiment qu’il existe un espace à l’intérieur de la mère dans lequel il ne peut projeter ses états de détresse… »
Je veux signifier là aussi, combien le lien intersubjectif, sur le plan psychique, peut être tout autant thérapeutique que destructeur. Il est malheureusement des blessures de l’amour de soi et des graves carences qui alimentent, chez certains humains, plutôt que l’amour et la compassion, la haine, la négation de l’Autre et l’infinie cruauté.
 

Le soignant dans sa fonction de réassurance

Avec le temps des traitements, de la plus grande proximité avec les soignants, le patient se sent soutenu, rassuré. Il va être porté de l’extérieur par l’institution hospitalière, investie alors comme une figure maternelle toute puissante, qui agit, selon Sami Ali, comme un véritable « surmoi corporel » organisant l’espace, le temps et les fonctions biologiques du malade.
Par notre écoute et par notre être là, en tant que psychologue, nous nous situons, une fois de plus, entre le marteau et l’enclume, dans cette clinique de « l’entre deux » qui ouvre à la possibilité d’un troisième mode d’être au monde pour le sujet. A nous de faire jouer ensemble, par notre écoute et dans nos consultations, la représentation interne et la relation externe à l’objet, par le biais d’un objet tiers, la douleur.
 
Mais rien n’est simple et il nous faut lutter, avec le malade, avec sa famille, pour maintenir en vie le désir de vivre. Car lorsque le réel rencontre l’imaginaire, en cercles de plus en plus concentriques, le déni est utilisé par le malade comme une défense drastique mobilisée afin de protéger le Moi, contre le retour du traumatisme de la mort potentielle et à venir.
 
Quand la mise en sens d’une situation s’avère impossible, il reste la mise en acte, l’action, l’agir comme une tentative ultime de se réapproprier son corps et son devenir face à l’urgence absolue de nous mobiliser, tous ensemble, pour la vie, l’espoir, le lien, mais aussi et surtout pour l’humain.