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Mourir dans la rue
Les « morts de la rue » sont ces personnes mortes d’avoir vécu à la rue, après un, deux ou dix ans de galère. Pour au moins les deux tiers, en 2008, ils sont morts dans la rue ou un abri précaire, les autres dans un hébergement, une chambre d’hôtel, à l’hôpital. Pourquoi ce caractère insolite pour une réalité qui est bien là, surtout sur le terrain dont il s’agit : la rue ?
Par: Cécile Rocca, Collectif Les morts de la Rue / Bernard Sarrazin, Collectif Les morts de la rue /
Publié le : 06 Novembre 2009
Le tabou de la mort a beau ne plus être tout à fait ce qu’il fût il y a quelques années, la création d’un « Collectif Les Morts de la rue », il y a sept ans, par des associations qui œuvrent dans le social, puis les pratiques inventées par ce Collectif suscitent encore étonnement d’abord, puis souvent intérêt, parfois rejet. Pourquoi ce caractère insolite pour une réalité qui est bien là, surtout sur le terrain dont il s’agit : la rue ?
Vivre à la rue tue
Les « morts de la rue » sont ces personnes mortes d’avoir vécu à la rue, après un, deux ou dix ans de galère. Pour au moins les deux tiers, en 2008, ils sont morts dans la rue ou un abri précaire, les autres dans un hébergement, une chambre d’hôtel, à l’hôpital. Fragilisés par un passé lointain ou une catastrophe personnelle (perte d’un être cher, d’un métier, ruptures), ils s’étaient un jour retrouvés sur le trottoir.
On tombe plus rapidement dans la rue qu’on en sort. Et on n’en sort psychologiquement et physiquement jamais tout à fait, tant cette expérience radicale est destructrice (à la manière des camps de concentration) et tant les séquelles (addictions et maladies) sont nombreuses et durables. Mais attention aux amalgames. On serait tenté, sous l’étiquette unique de « SDF » de dresser l’épouvantail répulsif qui correspond à nos peurs d’un monstre irrécupérable (voir certains succès de librairie), ce qui est aussi un moyen de nous défausser de nos responsabilités. Mais quel rapport entre un jeune en fugue, un sans-papiers de 50 ans, un alcoolique chronique, un malade mental, ou un « clochard » invétéré ? Ce n’étaient pas seulement des gens « sans » (famille, toit, papiers, argent) mais des gens « avec » un nom, leurs défauts et leurs qualités, et un parcours propre. Ils avaient eu un métier, un toit, des amis, des amours. Plus ou moins détruits, la plupart ne pensaient qu’à en sortir.
Faute de statistiques, nul ne sait le nombre des morts ni des vivants. Nous apprenons plus d'un décès par jour. Leur moyenne d’âge est 48 ans.
En 2008, sur 154 décès dont nous connaissions les causes, 25 l'ont été directement suite à une maladie entrainant hospitalisation (moins de 1 sur 6), 27 de mort naturelle soudaine (épilepsie, arrêt cardiaque, rupture d’anévrisme), 102 de mort violente, soit les trois quart ! (assassinés, brûlés vifs, noyés, écrasés, etc.) on ignore souvent, s’il s’agit d’un meurtre, d’un suicide ou d’un accident. Les suicides sont parfois identifiés contrairement à des théories médiatisées (12 à notre connaissance reconnus comme tels en 2008). Les décès par le froid ou le chaud restant minoritaires (11 en 2008).
Quelques soient les causes énumérées ci-dessus, ils sont aussi morts de la perte du lien social, du sentiment d’être inutile, de ne pas exister. Ils avaient perdu confiance en eux-mêmes et en les autres. Mais la société a-t-elle su la leur rendre ?
Le Collectif est né de la nécessité de crier une vérité méconnue, qu’à notre avis la société avait du mal à entendre, et qui maintenant commence à peine à passer dans l’opinion : vivre à la rue tue. Cet escamotage de la mort des grands précaires par la société, nous en avions fait le pénible constat dans la manière expéditive et confidentielle dont l’institut médico-légal enterrait ceux qu’on appelait les « indigents » au cimetière de Thiais. (Par la suite, la Mairie de Paris a en quelque sorte sous-traité avec le Collectif l’accompagnement des morts isolés au cimetière parisien de Thiais, ce qui a permis d’obtenir des améliorations)
La question était et reste de savoir comment, avant qu’elles se produisent, et après, humaniser ces morts que nous n’avons pas su empêcher et que nous trouvions inhumaines, ou comment leur rendre sens et dignité, en retrouvant une proximité avec ces exclus. Jean Claude Ameisen affirme que « l’atteinte à la dignité est plus grave que la maladie, la santé, la souffrance ». Notre premier objectif fut donc de rendre hommage à ces morts et de les accompagner.
Mais en accompagnant ces morts nous sommes convaincus que nous travaillons pour les vivants. Les vivants, ce sont ceux que nous accompagnons avant et après la mort, d’abord les personnes de la rue que nous rencontrons dans le cadre de nos associations, dans le quotidien de la rue, jusqu’en fin de vie. Ce sont aussi tous les proches les amis de la rue, les familles, les personnels des chambres mortuaires, dans les hôpitaux, les fossoyeurs, d’autres accompagnants venus se joindre à nous, les pouvoirs publics.
Accompagnement des morts : le rituel laïc ou interreligieux
La première tâche que se fixa le Collectif fut d’établir un faire-part semestriel, à diffusion médiatique, pour faire connaître les noms et le nombre des morts de la rue. Nommer, dénombrer (y compris les « morts sous X ») c’était les faire exister, mais aussi découvrir les freins à l’information sur l’identité de ces morts et les diverses causes de leur mort, et donc les pesanteurs bureaucratiques, judiciaires, policières, à la fois la part d’ombre de ces personnes (comme de tout homme) et la face opaque de notre société, de son fonctionnement : premier champ d’intervention. Publier ces noms, c'est aussi affirmer à ceux qui vivent à la rue que leur mort n'est pas indifférente, et permettre à des proches d'apprendre les décès.
Au cœur des cérémonies collectives (auxquelles invite chaque faire-part semestriel), la proclamation solennelle des noms (un par un, assortie de témoignages) à la fois fait mémoire de chacun dans sa singularité et le réhabilite, lui reconnaît sa dignité d’homme et de citoyen, au nom des valeurs de la république (liberté, égalité, fraternité) ou de la simple solidarité humaine. De la part de la société que nous représentons, c’est une réparation, une réconciliation, une réintégration symboliques (trop tardive).
Il faut donner le même sens à l’accompagnement, au départ de l’Institut médico-légal ou des hôpitaux, de deux convois par semaine de 4 cercueils, par deux bénévoles qui lisent un texte et déposent une fleur, au cimetière parisien de Thiais
Nous pouvons aussi relater des hommages de quartier. Par exemple, en janvier 2009, un homme meurt sur le banc qu'il habitait dans le 19éme, et son absence interpelle, mobilisant les voisins, les passants. Un hommage rassemble une centaine de personnes. Les témoignages reconstituent une vie unique. La colère est là aussi. Puis la question de l'avenir. Regardera-t-on de la même manière les autres ? Les actes qui se sont avérés « inutiles » comme appeler pompiers ou Samu-social faudra-t-il les renouveler pour d'autres ? Doit-on inventer autre chose sur notre quartier ? Le banc est recouvert de fleurs, de bougies et de poèmes...
Quelques soient les références culturelles, laïques où religieuses, on accède-là à un fond commun de valeurs. Comme l’écrit André Grjebine, dans un article consacré à la laïcité (Libération, 31 décembre 2007) : « L’homme qui accepte sa finitude tend à reconnaître une valeur unique à la vie humaine. » Ces cérémonies ont une double dimension contradictoire : acceptation et résistance, recueillement et colère, pacification et combat. D’une part une manière de regarder en face ce qu’on ne veut pas voir : la finitude, la vulnérabilité de l’humain, l’expression d’une souffrance (il y a un temps pour crier et pleurer), une manière modeste d’apprivoiser la mort (tous insistent sur l’aspect humble de nos pratiques, en contradiction avec le spectaculaire et le médiatique). Et d’autre part la dénonciation du scandale (il y a des morts scandaleuses d’injustice), le refus d’une société trop sûre d’elle-même, le refus du traitement techniciste de l’humain et d’un individualisme qui dégrade la société. On constate que les pratiques pourtant très ciblées du Collectif portent des enjeux de dimension universelle.
Accompagnement des vivants : dans le quotidien de la rue
Peut-on, faut-il, comment parler de la mort avec ceux qui quotidiennement la côtoient, voyant leurs « compagnons de galère » tomber autour d’eux comme sur un champ de bataille ? Les associations, qui, quoiqu’elles disent, la vivent souvent comme un échec n’osent guère aborder cette question ou la règlent trop vite. Comme dans la société, on observe-là un tabou de la mort, mais plus qu’ailleurs elle est bien présente. Souvent les gens de la rue confient aux associations le soin d’enterrer dignement un ami et s’absentent comme rassurés. Quelle représentation de la mort peuvent avoir des personnes socialement mortes (mieux vaudrait parler de mort relationnelle) ? Comment accepter que pour certaines d’entre elles, la volonté de mourir ou de se laisser mourir puisse parfois représenter leur dernière prise exercée sur la vie ? On pourrait s’inspirer du respect par les médecins du refus de soin pour « inscrire la liberté dans la solidarité » dans le champ du travail social.
Le travailleur social, de son côté, (comme d’ailleurs le personnel de santé) aurait tout un travail personnel à effectuer pour intégrer cette dimension de la mort comme point limite de la vulnérabilité, pour adapter son accompagnement à la situation si diverse des personnes en s’inspirant de la réflexion médicale récente sur le soin, avec la distinction et la complémentarité du « palliatif » (aider quelqu’un à vivre jusqu’au terme de son existence, et non l’aider à mourir, par le recours à des « pratiques de support ») et du « curatif » qui, dans le champ social, consisterait à aider quelqu’un à se refaire, à se reconstituer, en retissant du lien social.
Comment aider les personnes âgées (ou vieillies prématurément) ou malades à vivre avec les séquelles de la rue comme le malade chronique vit avec sa maladie, « sans obligation de réinsertion », retrouvant dans des lieux adaptés (maisons-relais) « la dignité dans (et en malgré) la vulnérabilité » ? C’est dans ce cadre que prend son sens le difficile « accompagnement jusqu’au bout » (qu’on trouve dans les soins palliatifs), à travers un dialogue personnel, avec éventuellement la possibilité de renouer avec la famille. Les associations se soucient-elles assez de ces personnes disparues de la rue dont on apprend ensuite la mort solitaire à l’hôpital (le rôle d’accompagnateur de ces personnes en milieu hospitalier est essentiel) ?
Après la mort, on trouve de l’humanité et de la vie là où on n’en attendait pas. Il s’agit d’un grand paradoxe, insoupçonnable pour qui n’a pas pratiqué ces rencontres : autour de la mort on peut créer, faire de la vie, et parfois d’une manière très intense, en rétablissant une proximité après les ruptures. Beaucoup d’entre nous ont des exemples de ces rencontres improbables, avec des familles, de ces retrouvailles trop tardives, de ces moments de vérité, après ou avant la mort, qui contrastent avec les rejets, les ruptures consommées et les séparations assumées. Il y aurait là aussi tout un champ de travail très contrasté, mais riche d’enseignement (on en reste trop souvent à l’anecdote), pour redonner sa place à la famille fréquemment occultée par les intéressés eux-mêmes dans le drame des personnes de la rue. S’il est vrai, que la cause profonde de ces morts prématurées est la perte du lien social, les associations dont le rôle principal devrait être d’aider à son rétablissement, ont-elles toujours conscience de leur rôle, avant comme après la mort, pour retisser des liens familiaux, entre le passé et le présent ?
Ainsi les Morts de la rue nous invitent-ils, dans des expériences individuelles et collectives à une réflexion d’ordre éthique, sociétale et personnelle qui nous renvoie à la manière dont notre société et nous-mêmes envisageons la mort, celle des autres comme la nôtre.
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