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Médecine : les relations humaines vont-elles devenir une option payante ?

« Le temps c’est de l’argent » : cette maxime déjà bien connue dans l’économie de services — pensez au regard exaspéré des serveurs dans certains restaurants si vous n’avez pas le bon goût de commander rapidement ! — est resté un tabou absolu quand on parle des métiers du soin et de la médecine. Pourtant, la standardisation du soin, sa spécialisation qui transforme les soignants en techniciens, et l’individualisme croissant des patients peuvent faire imaginer un soin dans lequel la relation humaine serait devenue une simple perte de temps. Mais pouvons-nous vraiment penser un malade sans entourage et une médecine sans relations ? C’est le débat qui a été soulevé le 14 novembre 2016 entre le sociologue Sebastian J. Moser et le philosophe Philippe Barrier à l’occasion de la deuxième séance du séminaire de l’Espace éthique Île-de-France « Anticiper le futur de la santé, un enjeu éthique ».

Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /

Publié le : 23 Novembre 2016

Article paru dans sa première version pour le site Usbek & Rica, partenaire du séminaire.
Séminaire « Anticiper le futur de la santé : un enjeu éthique »
Séance du 14 novembre 2016 : « Un malade sans entourage »

Le scénario d’anticipation présenté par le sociologue Sebastian J. Moser en introduction du séminaire brise un tabou puissamment ancré dans la communauté soignante. Imaginons, commence le sociologue, un monde dans lequel Nelly, infirmière en intérim, relègue aux oubliettes les soignants dévoués à la « cause humaine » et attachés à leurs patients. Ce qu’elle aime dans son métier, ce n’est pas la chaleur humaine, c’est plutôt « le geste presque artisanal, la manipulation des objets techniques ». Autrement dit, un travail manuel, comme n’importe quel autre, qu’il s’agit de réaliser avec efficacité.

Cette conception du soin n’est pas pour déplaire à Marie, poursuit le sociologue. Atteinte de sclérose en plaque et « esprit libre » qui « avait toujours fait ce qui avait été bien pour elle sans trop se laisser contraindre par les autres », elle n’a pas cherché à maintenir des relations privilégiées avec sa fille, et n’a pas essayé de faire la connaissance de ses voisins. Le plus important pour elle, c’est de ne pas se soucier de sa sécurité matérielle, tout en évitant de se sentir contrainte : « le système est bien fait », se félicite-t-elle. Pourquoi aurait-on besoin d’amis quand on peut avoir des « professionnels de compagnie pour faire la conversation ou des jeux de société » ? Pourtant, « les journées à la maison sont quand même longues », admet-elle à travers la voix du sociologue.

Dans cette anticipation de Sebastian J. Moser, contrairement au personnage principal de la série « Le Prisonnier » qui proclamait, à l’ouverture de chaque épisode « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! », Marie assume qu’être un simple numéro pour Nelly est la condition de sa liberté et de la certitude d’être traitée de manière standardisée et à l’égal de tous les autres patients. Au prix d’une grande solitude. En miroir, pour Nelly, se considérer comme un outil dans une organisation tayloriste du soin est un gage d’efficacité, d’efficience, et d’émancipation dans l’exercice de son métier. Dans les deux cas, Nelly et Marie se libèrent du poids des déterminismes et des relations sociales subies au nom de la liberté et de l’égalité.

Pour le philosophe Philippe Barrier, auteur de l’essai Le patient autonome (PUF, 2014) ce scenario n’est pas vraiment une anticipation futuriste. « C’est une exagération de phénomènes qui sont déjà présents dans la société actuelle faite d’individualisme et de destruction du lien social », constate-t-il. « C’est aussi une exagération du drame qui se joue actuellement dans le soin, en particulier à l’hôpital, à savoir la destruction du lien humain par une politique managériale qui a pour but de réduire le temps du soin pour privilégier une dimension plus technicienne ».
Pour preuve, un article paru dans Mediapart, sur la réalité des maisons de retraite, faisait un bilan des pratiques du soin où le manque de personnel et les contraintes financières produisent d’ores et déjà des pratiques de maltraitance à l’égard des résidents et des personnels soignants. Une lettre avait été envoyée début juillet 2016 par la direction pour annoncer aux résidents d’un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) qu’ « étant donné le déficit budgétaire », certains soins ne seraient plus assurés et que les temps de toilette seraient écourtés. Pour mieux dire, selon Philippe Barrier, lui-même patient diabétique, « on se libère du poids du soin ». Le lien humain serait-il donc un simple supplément que nous pouvons nous permettre d’exclure pour maximiser le profit (ou limiter les pertes) ?

Cette perte de la relation de soin ne peut intervenir, selon le philosophe, que dans une société où la libération des individus aboutit paradoxalement à une déshumanisation et à une moindre prise en compte de l’individualité dans ce qu’elle représente de singulier et d’inimitable. In fine, nous assistons à ce que le sociologue Alain Caillé appelle un « totalitarisme à l’envers ». Dans cette société d’anticipation, qui est aussi un peu la nôtre, les individus « libres » sont livrés à eux-mêmes et à des choix standardisés entre des « options instrumentales », comme on personnaliserait un avatar dans un jeu vidéo.
Il s’agit en réalité d’une société de l’hétéronomie complète, comme celle qui est présentée dans le film « The Lobster », réalisé par Yorgos Lanthimos, où une organisation bureaucratique de la vie amoureuse fait des relations entre homme et femme une obligation fonctionnelle pour perpétuer la société. Il y a une violence profonde de l’hétéronomie absolue : l’organisation décide. C’est ce que nous voyons aussi à l’œuvre dans le dernier film de Ken Loach, « Moi, Daniel Blake » où un chômeur est pris dans les filets d’une administration incompréhensible et inhumaine qui le poussera à la mort. Dans ces œuvres, on voit que l’hyperspécialisation du soin et de l’accompagnement des personnes en difficulté manque sa cible : le sens et la complexité d’un vécu irréductible à un simple formulaire.

« Les médecins sentent bien que la relation se délite : comment faire pour résister à ce mouvement ? », demande une femme inquiète dans le public. Une autre renchérit : « Est-ce que finalement on ne regrette pas que le système de soin n’apporte pas ce qu’il n’a jamais prodigué ? Est-ce que ce ne sont pas plutôt les voisins et les proches qui sont défaillants ? »

Peut-être que la réponse serait de revenir à l’essentiel. « Ce sont les relations qui construisent l’homme » à travers une co-construction des uns par les autres, rappelle Philippe Barrier. C’est pourquoi «  l’interdépendance est irréductible dans le soin ». Le soin ne peut pas éviter d’être relationnel car c’est dans sa nature d’être une réponse apportée à une vulnérabilité. Les liens sont de puissants remèdes pour libérer de la solitude, des angoisses, voire du solipsisme. C’est parfois la relation humaine qui se noue qui est véritablement thérapeutique et « c’est la qualité humaine du soin qui soigne », souligne Philippe Barrier. La relation empathique comme vertu professionnelle est donc consubstantielle au soin.

Un contre-modèle où « l’expression est reconnue au point de devenir un outil de soin » serait donc un remède à cette « dissociété » décrite par le philosophe Jacques Généreux. Il ne s’agit pas tant de limiter les évolutions techniques que d’en faire un enjeu politique en vue de s’approprier ces nouvelles technologies et de les utiliser pour le bien-être de tous. « Bien conçue et bien pensée, la télémédecine, par exemple, est un outil qui permet de signer et d’établir une relation. Ce mieux-être peut passer par une technique, à condition qu’elle soit libérée de la logique de marchandisation », rappelle Philippe Barrier.

À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, par exemple, une nouvelle façon de donner la parole aux patients et aux soignants a été mise en place par le diabétologue Jean-Philippe Assal et le metteur en scène Marcos Malavia de la Compagnie SourouS sous la forme du « Théâtre du vécu ». L’objectif est de permettre aux patients et aux soignants d’exprimer leur expérience et de réfléchir sur la maladie de façon plus distanciée, en concevant un texte et des dialogues qui seront ensuite mis en scène et joués par des professionnels. Les premiers résultats sont positifs : « La parole du patient devient un objet esthétique et les résultats sont extraordinaires. Les patients ne sont plus jamais les mêmes après cette expérience », conclut le philosophe. 

Finalement, il semble que privilégier l’humain, ça paye aussi.