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Maladie neurodégénérative et souffrance des familles : que faire quand rien ne peut se dire ni se montrer ?

"La maladie affecte non seulement le patient, mais aussi chacun de ses proches, en menaçant le lien d’attachement comme tel. Les différents membres de la famille sont, chacun à sa manière, exposés à l’angoisse de perdre l’un des leurs, et confrontés à la possibilité de la séparation et du deuil de la famille idéalisée d’avant, entre décomposition et recomposition."

Par: Véronique Lefebvre des Noettes, Psychiatre du sujet âgé, docteure en philosophie pratique et éthique médicale /

Publié le : 03 juin 2015

« Vous savez docteur, ça fait longtemps que j’attends ce moment : mon père, enfin celui qui m’a élevé, est mort il y a trois ans, je l’adorais ; mais depuis, ma mère va moins bien, elle a enfin accepté de venir pour sa mémoire et ma mère m’a toujours dit qu’elle me dirait qui est mon véritable père… » C’est leur première consultation, entre espoir et crainte l’anxiété est palpable entre mère et fille. Et après un premier bilan de débrouillage objectivant des troubles cognitifs modérés, la fille revient vers sa mère : « alors maman, c’est qui mon père ? », et la mère lui dit d’un jet « maintenant que j’ai Alzheimer je ne m’en souviens plus !... »
Sidération de la fille, larmes, flottement du médecin, sourire énigmatique de la mère…

Avec cette maladie, les secrets de famille explosent ou s’épaississent dans l’insaisissable et la part de mystère de chacun. Parce qu’elle touche l’esprit avant le corps, la manière d’être à l’autre et la perception du monde, quand la vulnérabilité s’installe chez le patient les familles se mobilisent, soit dans l’évitement ou l’absence, soit dans la fusion et la réparation. Les liens familiaux se retricotent de manière souvent inattendue.
Ainsi ce fils absent va tout faire pour prendre en charge ses parents malgré l’éloignement géographique, alors que ses sœurs très proches font tout pour faire échouer l’entrée en institution bien que l’état de leur mère l’impose « parce qu’on sait faire et on a promis à maman de ne jamais la placer… ». Entre conflits d’intérêts et conflits de loyauté, les enfants se déchirent car il s’agit de bien autre chose que la situation matérielle qui est en jeu, mais bien celle de chacun dans le cœur de leur mère.
Les familles dont un des membres est touché par une MND, sont aussi « contaminées », à la manière d’une onde de choc, d’un ricochet. Car la maladie affecte non seulement le patient, mais aussi chacun de ses proches, en menaçant le lien d’attachement comme tel. Les différents membres de la famille sont, chacun à sa manière, exposés à l’angoisse de perdre l’un des leurs, et confrontés à la possibilité de la séparation et du deuil de la famille idéalisée d’avant, entre décomposition et recomposition. En menaçant le lien d’attachement, la maladie chronique retentit sur ce qui constitue la « portée » affective de base de ce dernier : la tension entre sécurité et insécurité existentielles.

Le risque vital lié à la maladie chronique, même réduit ou à échéance indéterminée, se traduit donc, pour le patient et sa famille, en une confrontation obligée à l’anticipation de la perte. Cette « perte anticipée » qui se réfère aussi bien à la mort du patient lui-même qu’à la rupture irréversible des liens entre lui et ses proches, et à la lésion douloureuse que cette rupture infligerait à la vie intérieure de chacun d’eux est le nœud qui étreint et atteint la famille.
Face à la maladie d’un parent, on sait que les ressources « réparatrices » de l’enfant sont souvent sollicitées de manière massive, sans que son souci et tous les efforts qu’il déploie pour prendre soin de son parent ne soient reconnus comme tels. Or, le jeu subtil de la reconnaissance exprimée et du sentiment d’être en règle par rapport à ce que l’on doit donner joue un rôle important dans l’équilibre des relations. À l’inverse, la non-reconnaissance des mérites de chacun dans les échanges peut engendrer d’importantes souffrances sources de frustration, d’épuisement, d’anxiété, de dépression et d’abandon.

Les niveaux de communication ne sont plus les mêmes. On va taire une information à tel ou tel membre, où l’on va déformer ce que le médecin aurait pu dire. D’où la nécessité après en avoir informé le patient et avoir recherché son consentement de recevoir les familles avec l’équipe soignante, dans un cadre donné, en reformulant les enjeux de cette réunion de famille ainsi que les décisions consensuelles qui auront pu être abordées et retranscrites sur le dossier médical.
Il importe de prendre en considération le vécu du patient, la faillite de sa subjectivité, les mécanismes de défense mobilisés. Adapter la « prise en charge » au cas par cas, planifier l’avenir sont des axes de soin au même titre que les réponses concrètes aux manifestations anxieuses, dépressives, aux troubles psycho-comportementaux actuels.
La démarche soignante vise à identifier les troubles présentés par le patient, à les interpréter en tant que signes d’une maladie, ce qui permet à l’entourage de prendre des distances, de rationaliser des troubles qui les impliquent (irritabilité, opposition, construction délirante) et de se positionner aussi comme « aidant » avec une plus grande tolérance vis-à-vis des symptômes, au prix d’un réaménagement des rôles et places. Tout ceci ne peut se faire sans un étayage constant, un accompagnement éthique inscrit dans le temps et la confiance.