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Loi d'accès au dossier médical - Les ambiguïtés de la transparence

"Si la loi du 4 mars 2022 a été proposée, c'est sans doute qu'elle correspondait à une demande. Seraient-ce les usagers, les associations qui les regroupent, les soignants, les juristes, les assurances, qui auraient, tous à la fois peut-être, présenté une telle requête ? S'est-on demandé ce qu'une telle demande pouvait recouvrir ? Sait-on au juste ce que veulent vraiment savoir les patients ? A-t-on pris soin d'interroger les notions complexes de savoir et de vérité ?"

Par: Claire Fournier, Psychologue, psychanalyste, CHU Saint-Louis, AP-HP /

Publié le : 17 juin 2003

La notion d'économie est au centre du fonctionnement de l'individu. On parle ainsi d'économie linguistique, d'économie corporelle, d'économie financière et… d'économie psychique. Cette dernière, bien particulière, concerne l'organisation des différentes instances qui constituent la vie interne du sujet ainsi que ses rapports au monde, aux autres. Elle coûte malheureusement cher et n'est que rarement prise en compte : bien souvent étouffée, ensevelie sous les exigences de la réalité, sous le prétexte de l'efficacité et de la rentabilité elle est fréquemment écartée, parfois même déniée.
Tout serait alors organisé pour ne surtout pas penser.

Pourtant, si parfois parole lui était donnée, bien des dégâts sur la personne humaine pourraient être évités. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits de la personne et à la qualité du système de santé en représente un exemple flagrant. Celle-ci offre au patient qui en fait la demande la possibilité d'accéder à son dossier médical et de prendre ainsi connaissance de son contenu, rédigé par les professionnels de la santé.
Si une telle loi a été proposée, c'est sans doute qu'elle correspondait à une demande. Seraient-ce les usagers, les associations qui les regroupent, les soignants, les juristes, les assurances, qui auraient, tous à la fois peut-être, présenté une telle requête ? S'est-on demandé ce qu'une telle demande pouvait recouvrir ? Sait-on au juste ce que veulent vraiment savoir les patients ? A-t-on pris soin d'interroger les notions complexes de savoir et de vérité ?

 

La transparence qui gomme l'altérité

Depuis quelques années, l'évolution générale est de tout dire : tout dire aux enfants, tout dire aux citoyens, tout dire aux patients. Surtout ne rien cacher, ne rien laisser dans l'ombre, tout mettre à nu. Or, cette vague de transparence totale (que l'on retrouve même dans le champ architectural) ne serait-elle pas qu'un leurre ?
N'aurait-elle en définitive pour toute fonction - ou en tout cas pour principales conséquences - que de barrer la voix à l'imaginaire et au fantasme, d'empêcher le travail de pensée et d'élaboration psychique, autant de tâches mentales propres à l'être humain ? L'analogie avec l'attitude à l'égard des enfants face à la sexualité s'avère de ce point de vue très éclairante. La vérité sur le fonctionnement sexuel, la venue au monde des bébés, la différence des sexes est inaudible, inacceptable pour les tout-petits. Ils ont besoin, dans un premier temps, de se construire leur propre vérité, leur théorie sexuelle à eux. Ils ne pourront intégrer la réalité, leur réalité sexuelle, que peu à peu. Estimer pouvoir tout dire et tout savoir revient à croire qu'entre soi et l'autre il n'y a ni frontières, ni limites, ni différences. C'est tenter de gommer l'altérité.

Dans le cas de cette loi, cette pratique revient à mettre le patient à la place du médecin, lui supposer les compétences nécessaires pour comprendre et intégrer ce qu'il a consigné, dans sa langue de médecin, scientifique et technique, mais aussi dans la subjectivité de ses émotions, de tout ce qu'il a pu éprouver. C'est aussi nier la différence entre soignant et soigné, être soigné et être soignant.

Tout dire, tout savoir : de quoi s'agit-il ?

De quelle exhaustivité parle-t-on ? Peut-on et doit-on tendre à une telle complétude ? Ce souhait ne nous plonge-t-il pas à nouveau dans une illusion rassurante de toute puissance, bien connue de chacun depuis le plus jeune âge ?

Si cette loi est dramatique c'est qu'elle élude des questions fondamentales. Au-delà du savoir purement médical, ces questions concernent en effet la vie et la mort, la relation médecin-malade, le savoir et le pouvoir que chacun attribue à l'autre. Elles sont relatives à ce que la psychanalyse nomme " castration ", castration qui concerne d'ailleurs autant le malade que le médecin. Pour le premier, il faudrait renoncer à la position infantile qui donne l'autre pour tout puissant, détenteur d'un savoir et même du savoir sur lui, sur son corps, son avenir. Pour le second, accepter de quitter la place où l'installe le patient, place où il a préféré siéger jusque-là, pour s'en décaler et savoir qu'il ne sait pas…tout.

Permettre aux patients d'accéder à leur dossier reviendrait à sauter à pieds joints au-dessus de toutes ces questions ; faire, de part et d'autre, l'économie d'une confrontation à la castration et au manque. Ce serait combler ces gouffres d'angoisse inhérents à l'homme et faire croire que la question essentielle réside dans ce savoir-là, froid et objectif, alors qu'elle concerne un tout autre savoir.
Il s'agit finalement d'une tentative de double économie : économie de la relation médecin-malade et économie de la relation de chacun à sa propre réalité psychique, aux angoisses et aux fantasmes autour de la vie et la mort. L'économie de paroles échangées, de questions sans réponse, de silences chargés de sens (les grilles que les patients atteints de cancer ont à remplir dans certains hôpitaux pour évaluer leur niveau d'anxiété et de dépression étaient déjà une amorce de cette esquive grandissante). À l'usage, la prise en compte de la parole ne se révèle décidément pas très économique, voire pas rentable du tout ! Elle prend du temps et diminue l'efficacité des médecins. Elle est source de risque, de remise en cause, de vacillement des certitudes. Elle confronte aux limites, limites de ce que l'on peut dire et entendre à un moment donné.

Parler et laisser parler, c'est accepter de donner un peu de soi, se défaire pour un temps de la technique et de la science pour entrer au cœur du sujet (dans les deux sens du terme).

Prendre le temps de penser : s'initier à la parole

Cette loi est un passage à l'acte, au sens psychanalytique du terme. Les pouvoirs publics se défaussent et manquent alors à leur devoir. Ils se dupent comme ils dupent les individus qui vont se laisser prendre au jeu de cette séduction. Et au lieu de travailler en amont sur la formation des médecins, de les initier à la parole - la leur et celle de l'autre - parole périlleuse mais au combien vivante, préférence est donnée à l'évitement. Les 7, 8, 9, 10, 15 années d'études de médecine ne seraient pourtant pas de trop pour un tel apprentissage. Elles pourraient être l'occasion à saisir pour s'aventurer sur ce chemin difficile.

Et si, comme cela se fait souvent dans les écoles d'infirmières, la possibilité était offerte à tous les jeunes externes et aux moins jeunes internes de prendre le temps de penser, de s'arrêter sur leur pratique ? De réfléchir à ce qui se passe pour eux dans cette rencontre subjective avec le patient ? Et si on les aidait à ne pas revêtir le bouclier technique et scientifique, à ne pas utiliser leur savoir comme une forteresse les protégeant de la rencontre avec l'autre. Au bout du compte, seraient-ils si mal à l'aise pour annoncer un diagnostic, aussi douloureux soit-il, pour évoquer un pronostic tragique, une issue redoutable et redoutée de tous, pour entendre la détresse face à une nouvelle irrecevable ?

Le besoin de savoir ou d'ignorer encore

A-t-on pensé aux effets réellement traumatiques que vont subir certains patients à la lecture de leur dossier ? Il semblerait que les professionnels chargés du diagnostic prénatal aient déjà fait les frais de cette violence. L'échographie offrant dans le même temps au médecin et au patient un savoir immédiat sur la pathologie, sa gravité et ses conséquences, empêche le travail de filtre, nécessaire à l'un comme à l'autre. La constitution d'un dossier parallèle, où le médecin pourra rédiger en toute quiétude ses inquiétudes, ses doutes et ses questions va de toute évidence voir le jour. Il pourra ensuite, en temps et en heure, répondre aux questions de son patient, ne pas les anticiper, sentir ses besoins de savoir ou d'ignorer encore.

Si cette loi veut rompre avec la toute puissance du médical et la rétention du savoir, elle bafouera la créativité à l'œuvre dans toute relation, notamment la relation médecin-malade. Certes, le silence médical, la négation du patient en consultation ou dans sa chambre d'hôpital sont insupportables. C'est pourquoi, le plus souvent à juste titre, les patients se révoltent de plus en plus. Mais la réponse à leur apporter ne peut résider dans une loi. Elle ne pourra naître que d'un long travail de maturation individuel et collectif, travail qui permettra que chacun trouve sa juste place.

S'ils peuvent être des soutiens pour qu'un changement s'opère, les édits ne peuvent toutefois remplacer une relation. Il est donc à craindre que cette loi fige, pousse à la revendication, au tout juridique déjà si répandu aux États-Unis. Qu'elle déshumanise là où, plus qu'ailleurs peut-être, l'homme est au centre des préoccupations.