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L'interaction, un troisième modèle de relation en médecine ?

"Ce que comporte ce modèle est d’abord la réciprocité ou du moins l’ajustement réciproque. Puis la modification de chacun dans l’ensemble concerné. Ce type d’échange nouveau est nécessairement interactif. Est-il applicable dans le domaine du soin ?"

Par: Armelle Debru, Professeur d’histoire de la médecine, université Paris Descartes, Espace éthique/IDF /

Publié le : 12 Mai 2022

La question que nous examinons est celle du nouveau modèle vers lequel s’oriente la relation entre le patient et le médecin, ou le soignant, ou le système de soins, à travers et au-delà l’énoncé des droits. Pour le dire d’un mot, ce modèle semble être celui de l’interaction. En quoi consiste-t-il et pourquoi semble-t-il succéder de nos jours aux précédents, celui de l’équilibre et celui de l’échange. Dire cela paraît abstrait, du moins formel, mais renvoie à des choses concrètes et vivantes. 

Modèle de l’équilibre

Le rapport Evin du Conseil économique et social publié en 2001 présentait ainsi le projet de loi sur les droits des malades ; qui allait être adopté le 4 mars 2002 : « La proclamation, par un projet de loi, des droits des malades, deux ans après la tenue d'états généraux, a quelque chose de révolutionnaire, tant reste ancrée dans les mentalités l'image d'un malade non seulement diminué physiquement mais aussi amoindri juridiquement face au pouvoir médical auquel il s'en remet entièrement ». Autrement dit, l’énoncé des droits, explicites, tend à l'équilibre entre un monde médical armé de pouvoirs, et un patient qu’on va armer de droits. La métaphore est militaire, mais l’équilibre représente une sorte de révolution. En fait, il s’agit de la recherche d’un équilibrage. Équilibrage qui a été cherché depuis toujours, de gré ou de force, entre le pouvoir médical et le malade. Les règles de la déontologie se sont efforcées, au cours des temps, d’être un des moyens de cet équilibrage qui, face à l’impuissance du malade, énonce des devoirs aux médecins, des restrictions (je ne ferai pas..), et les y engage fermement. Mais désormais la référence à la déontologie est un peu dépassée. L’idée de démocratie offre un nouveau modèle plus intéressant et plus ouvert. La démocratie, quelle que soit sa définition, permet l’ouverture à d’autres parties prenantes, la création d’instances de participation, de représentations, une reconnaissance d’une certaine forme d’égalité et de justice. L’admission des malades dans une démocratie sanitaire rappelle d’autres combats, comme celui d’un Nicolas de Condorcet à propos des droits des femmes, dans d’admirables écrits rédigés dans les tous derniers jours de sa vie. Parlant des droits naturels, il écrit « du moment qu’il existe un être sensible, capable de raisonner et d’avoir des idées morales, il en résulte par une conséquence évidente, nécessaire, qu’il doit jouir de ces droits, qu’il ne peut en être privé sans injustice ». (Lettre à sa fille). C’était prérévolutionnaire, et aujourd’hui c’est une source d‘inspiration. 
 

Modèle de l’échange

Mais cette formulation de droits, pour ne pas rester statique, mène à penser la relation selon un deuxième modèle, plus dynamique, celui de l’échange. Echanger c’est donner et recevoir « tout autant ». Au delà de la nécessité de l’information descendante, qui signifie que le médecin ou soignant « délivre une information claire, et » , ce qui est parfois bien difficile, le modèle de l’échange est plutôt celui de la communication. On oublie parfois qu’il va dans les deux sens. Quand le médecin pense : « je donne l’information », le malade se dit : « Je reçois de l’information, mais je donne aussi la mienne ». La clinique, autrefois, était basée sur cela et l’on invoquait volontiers le dialogue malade-médecin. Aujourd’hui l’échange est plus compliqué, souvent inhibé par le nombre d’intervenants, le manque de temps, l’anticipation du cela ne sert à rien, la voie informatique etc… Le canal de communication de ce qui importe au malade est bouché ou stagnant. 
Pour que l’échange aille dans les deux sens, il faut reconnaître au patient non seulement le droit de poser des questions, mais un droit actif de faire des propositions. Même seul, même sans l’intermédiaire d’une association. À lui de proposer d’améliorer, de changer et que cet avis soit bien reçu. Il n’y a pas de case « propositions » dans les enquêtes, évaluations et notations qu’on vous demande de remplir pour un oui pour un non. C’est la seule case qui importerait. 
Cela reconnaîtrait au malade sinon l’empowerment, comme on dit aujourd’hui, du moins les capacités dont parle Ricœur, et la conscience de ses capacités. Dans un des magnifiques textes dont il est coutumier, Devenir capable, être reconnu (Esprit, juillet 2005) Ricœur énonce ces capacités naturelles, qui sont « fondamentalement ressenties, vécues sur le mode de la certitude », phrase magnifique quand on pense aux personnes très âgées, très vulnérables et privées concrètement des capacités d’agir, alors que « la certitude de pouvoir faire est intime ». Mais il ajoute que la reconnaissance de ces capacités appelle un vis-à-vis, quelqu’un pour partager : « C’est la réciprocité, la mutualité, qui seules permettent de parler de reconnaissance au sens fort ». De là, nous en arrivons au troisième modèle. 

Modèle de l’interaction

Pourquoi cette dernière notion nous plaît-elle ? Pourquoi avons-nous envie de la retenir pour définir une nouvelle modalité de la relation patient-soignant ? 
Comme son nom l’indique, l’interaction est action : elle a de plus la particularité d’impliquer deux ou plusieurs objets ou phénomènes et d’être réciproque entre eux . Elle a une action modificatrice de chacun et de l’ensemble. Les champs où l’on parle d’interaction sont scientifiques, physique, chimie, biologie, où une interaction a pour effet de produire une modification de l'état des objets en interaction, comme les particules, atomes ou molécules. En biologie, plusieurs systèmes sont en interaction, car se modifient réciproquement. La notion s’applique aussi en sociologie ou en psychologie, on parle d'interaction sociale, comme l'influence réciproque de personnes ou de groupes de personnes entrés en contact au sein d'un système social. En linguistique, ce modèle a fécondé la question de la « métaphore ». Dans l’analyse classique, il y avait métaphore quand un terme ordinaire était remplacé par un autre, jusqu’à ce qu’on découvre (Max Black) que, dans leur rapprochement, chacun des termes échangeait des éléments de signification avec l’autre et qu’ils se modifiaient mutuellement. On aimerait pouvoir le rencontrer, vécu pacifiquement, dans le système de santé.    
Ce que comporte ce modèle est d’abord la réciprocité ou du moins l’ajustement réciproque. Puis la modification de chacun dans l’ensemble concerné. Ce type d’échange nouveau est nécessairement interactif. Est-il applicable dans le domaine du soin ? On pense à des situations où les parents sont impliqués comme en néonatologie par exemple, les dons d'organes, et d’autres moins dramatiques comme les RCP. L’interaction agit sur chacun en retour. Quel médecin n’a pas dit au terme d’une expérience grave ou de sa carrière : « j’ai beaucoup changé » ? L’ interaction est aussi au cœur de l’approche systémique. Proches et entourage révèlent une nouvelle évolution qui permet d’élargir le champ des interactions, de type, dira-t-on aujourd’hui, plus largement écologique
Des valeurs éthiques sont au cœur de l’interaction, comme l‘écoute mutuelle, la considération, mais aussi la patience, qui permettent non seulement la pacification des relations, mais aussi la modification des uns et des autres. Dans les exemples auxquels nous pensons, et ceux dont a parlé Judith Mollard, l’expérience apprend à oser essayer, à augmenter la créativité des individus et des équipes, dans les cas aigus comme dans les maladies chroniques. Le temps permet peut-être de surmonter des difficultés, mais il est aussi facteur d’usure et de découragement, qui rappelle ce dont elle nous a parlé. 
Dans cette perspective, on pourrait insérer dans la révision de la loi de 2004 le droit du malade à l’échange. Par exemple, pour assurer l’identification pour chacun d’un interlocuteur compétent effectivement joignable. Au-delà, et pour que l’interaction ait lieu, le droit pour le malade de faire des propositions qui soient entendues et notées. L’éloignement physique, les transmissions électroniques, les référentiels, les statistiques etc. font avancer la médecine. Mais à ne pas penser de nouveaux modèles de relations, ils la font aussi régresser.