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Les impacts invisibles du coronavirus - "Cours Forrest, cours"

"J’ai longtemps cru que cela me soulagerait, que cela me faciliterait la vie. Mais il y a une chose que j’ai comprise en voulant courir à tout prix comme tout le monde : pour qu’une personne dépendante puisse courir, il est impératif que d’autres coureurs soient plus rapides, plus forts, plus indépendants."

Par: Noémie Nauleau, Conseillère technique autonomie, OVE /

Publié le : 28 Octobre 2020

Dans ce flou la rentrée m’est apparue comme une grande course du rattrapage.
Les couloirs sont tracés. Le top départ est donné. Il suffit de courir pour rattraper le monde d’avant la COVID-19. L’effort est intense et l’endurance fera la différence. Les corps s’évertuent. De nombreux obstacles compliquent le parcours mais il suffit d’accélérer, de contourner, de sauter, de se jeter à terre ou de se lancer en l’air, de détourner et surtout de ne pas regarder la noirceur du monde vers lequel nous courons. Tant qu’on nous laisse libre de courir nous aurions tort de nous arrêter. Une suspension de course pourrait brutalement nous interrompre en plein effort mais nous courrons. Empli d’espoir à la recherche d’une limite imposée.
Je vis avec un handicap alors je bénéfice d’un tiers temps. Cela étant, j’ai également pris le départ de la course avec un peu de retard et sans encouragements. Pour les supporters, je suis à tour de rôle une force de la nature, une espèce rare à  protéger, une mauvaise herbe qu’il faudrait probablement arracher même si on pense plutôt « désherbage raisonné » de nos jours. Peu importe. Je cours. J’ai moi aussi un monde à rattraper.
Malgré ma bonne volonté et ma persévérance, j’ai le sentiment de voir les obstacles arriver sur moi plus rapidement que sur mes coéquipiers partis pourtant bien avant. Des obstacles plus importants, plus massifs, plus bloquants… J’essaie, comme les autres, de passer par-dessus, mais le sol semble se dérober sous mes pieds et les relais sur lesquels je pensais pouvoir compter fatiguent. Ils ralentissent. Ils abandonnent. Sans compter la raréfaction des ressources matérielles paramédicales avec laquelle il faut jouer. Les sondes d’aspiration, pour vous donner un exemple, ne sont plus disponibles en quantité suffisante lorsque je passe commande auprès du service compétent.

Pourtant je cours.

J’ai conscience d’être sur un terrain friable, dans un couloir au champ réduit, avec une visibilité moindre. Je sais que les passages de relais seront difficiles. Je sais qu’on ne franchit pas seule une ligne d’arrivée, que le travail d’équipe est l’atout qui peut mener à la victoire. Je sais tout cela et j’ai conscience de la vulnérabilité de l’équipe en prenant le départ du vivre avec la COVID-19. L’équipe justement ! Une équipe est constituée pour permettre au coureur de s’économiser un temps puis pour se lancer le moment venu et libérer cette formidable énergie qui permettra à l’ensemble du groupe de franchir la ligne d’arrivée.
Une équipe compétente dans un monde exigeant est certainement le reflet de la description que je viens d’en faire mais il était bien naïf de ma part de prendre le top départ en pensant partir avec une équipe unie, forte qui répondrait aux besoins de cette course folle.
Encore une fois, je réalise que mon désir d’exister dans ce monde comme tout le monde est aussi puissant qu’il est dangereux : puisque notre société doit vivre avec la COVID je dois vivre avec également. Et soyons un peu honnête, je ne supporte pas de rester seule chez moi tous les jours de la semaine et chaque semaine de chaque mois. Je veux sortir. J’ai besoin de retrouver mes proches. J’ai envie de revenir au réel et d’autant plus dans mon travail où mon objectif est de lever la peur. Comment est-ce qu’on lève les peurs de la différence lorsqu’on ne les rencontre plus réellement ? L’écran a cela de vrai : il tient le réel à distance. Alors je cours comme tout le monde en me culpabilisant de vouloir atteindre les meilleurs coureurs.
Je mesure combien cette course est épuisante, combien elle est violente. Je mesure l’exigence qu’elle requiert face au peu de ressources que je possède. C’est un réflexe naturel de croire que je suis seule coupable de mon malheur – et c’est tellement pratique pour la société.

Nous sommes le 28 octobre. Ce soir, le président de république prendra la parole. Il annoncera un nouveau confinement et de nouveau le monde ralentira.
J’ai longtemps cru que cela me soulagerait, que cela me faciliterait la vie. Mais il y a une chose que j’ai comprise en voulant courir à tout prix comme tout le monde : pour qu’une personne dépendante puisse courir, il est impératif que d’autres coureurs soient plus rapides, plus forts, plus indépendants. Il est nécessaire qu’un groupe de coureurs gagne la compétition pour que d’autres personnes puissent fièrement la terminer.
Avec des moyens spécifiques et adaptés vous et moi savons que je pourrais gagner mais je suis la tortue de cette histoire-là. Pour avoir des moyens spécifiques qui probablement serviraient à d’autres, il faut avant tout des besoins ordinaires. Pour avancer, il me faut plus de temps, plus d’énergie, plus de conviction, plus d’équipement, plus de matériel ; et si d’autres n’ont pas tracé un minimum le chemin, si l’organisation n’a aucun moyen, si le matériel vient à manquer, je n’arriverai jamais nulle part et, pire, j’aurais entraîné d’autres personnes avec moi. Non pas que nous soyons incapables de construire une stratégie de course et de la gagner. Seulement, pour réussir, nos besoins sont conséquents et je me demande si ce n’est pas parce qu’une majorité de personnes coure qu’une diversité d’êtres humains peut courir également.
Concrètement, je crois que je cherche juste à vivre différemment dans un monde de semblables. J’ai besoin d’aide humaine alors qu’on manque de professionnels, j’ai besoin de soins spécifiques lorsque l’on soigne les maladies générales, j’ai besoin de matériel médical et paramédical alors que la France importe de l’étranger, j’ai besoin de professionnels de la santé, de domotique, du travail social et juridique, alors que les intelligences s’enfuient. Si le monde arrête de courir alors je n’ai plus aucun accès à ce dont j’ai besoin. Elle est là, la réalité. 
Alors finalement je m’interroge : pourquoi est-ce que je cours ? Après quoi est-ce que je cours ? 
Quoiqu’il arrive c’est de résilience et de force de caractère dont j’aurais besoin car la course va ralentir et par conséquent je vais devoir accepter de m’arrêter un peu.