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Les chemins périlleux du handicap et de la réadaptation
"Ceux qui viennent dans le service ne pensent pas à la mort, pas encore. Ils ont survécu dans l’atmosphère dure mais tellement sécurisante de la réanimation et de la chirurgie. Un personnel nombreux, rapide et efficace, du matériel, des bips, des lumières, des alarmes. Peu de sommeil, mais la sécurité, la technicité, la qualité, la confiance. Le cocon de la survie, de la vie. La vie comme avant. Puis, brutalement le monde change."
Par: Olivier Dizien, Professeur de médecine, chef du service de médecine physique et de réadaptation, hôpital Raymond Poincaré, Garches, AP-HP /
Publié le : 04 Juillet 2007
Le sentiment de mort sociale
Le suis médecin dans le service de médecine physique et de réadaptation de l’hôpital Raymond Poincaré à Garches. Ce service reçoit en majorité des accidentés de la route, de la vie, des personnes comme vous et moi, comme Vincent Humbert ou Jean-Dominique Bauby. Nous intervenons après la réanimation, deux à trois semaines après l’accident dans les meilleurs cas, souvent malheureusement plus tardivement faute de places, faute de lits d’aval ou par manque de personnel.
En France, la médicalisation pré-hospitalière, sur la route, le bitume, dans le fossé, les champs est probablement l’une des meilleures du monde. Sur ces terrains de guerre, des médecins, des équipes des Samu, des pompiers réaniment, maintiennent et apportent la vie. Les blessés, vivants et bien conditionnés, sont orientés vers des structures hospitalières de haute technicité. Elles prennent alors en charge sur un plan régional ou national les différentes lésions, dans les meilleures conditions de bilan et de traitements avec les meilleures équipes. Grâce à cette organisation sanitaire, beaucoup de blessés survivent à leurs lésions, mortelles il y a quelques années.
Ceux qui arrivent en milieu de rééducation après avoir vécu dans les services de haute technologie (réanimation, chirurgie, neurochirurgie) n’ont pas ou plus l’idée de mort. Ils ont survécu, parce que l’immortalité existe et que les médecins, les techniques et les soins sont les plus forts. Ils vivent avec l’espoir fou d’être comme avant, parce qu’ils s’en sont sortis (comme d’habitude) et que rien ne peut leur faire penser à leur mort. Seuls y pensent les parents ou l’entourage, réveillés au petit matin par le coup de téléphone des gendarmes.
Ceux qui viennent dans le service ne pensent pas à la mort, pas encore. Ils ont survécu dans l’atmosphère dure mais tellement sécurisante de la réanimation et de la chirurgie. Un personnel nombreux, rapide et efficace, du matériel, des bips, des lumières, des alarmes. Peu de sommeil, mais la sécurité, la technicité, la qualité, la confiance. Le cocon de la survie, de la vie. La vie comme avant. Puis, brutalement le monde change. Monde souvent plus vaste (des couloirs), moins de médecins, moins d’infirmières, plus de temps à penser, plus de temps à vivre, plus de rééducateurs, des espoirs fous qui se heurtent au réel. C’est le service de médecine physique et de réadaptation dans lequel se déroule la rééducation.
« Je pensais récupération, vous me dites rééducation », nous disent souvent les blessés après quelques mois de séjour. Voilà déjà un malentendu, une incompréhension de départ. Et cette incompréhension, cette irréalité va durer de longues semaines, souvent des mois voire parfois des années. Ici on travaille sur la durée. Le blessé découvre progressivement non seulement qu’il est vivant, mais vivant autrement. Il continue à vivre, à respirer, à utiliser un fauteuil roulant électrique, à marcher avec des cannes, à se perdre dans les couloirs, à être l’objet de soins pour des soignants de toutes sortes, de sollicitude par sa famille, son entourage, ses amis s’ils ne sont pas déjà partis.
Progressivement, il découvre qu’il est souvent mort — ou presque — pour la société qu’il a connue auparavant : le monde d’avant lui est inaccessible ! La découverte d’une probable mort sociale, avec la certitude qui se construit de ne plus jamais être comme avant, de perdre ses repères, ses amis, ses amours, sa famille est un élément très important dans la demande de mort qui va être formulée au médecin mais surtout à l’équipe soignante.
Alors, docteur, vous le tuez quand ?…
Les premières semaines dans un service de médecine physique et de réadaptation sont nettement moins techniques que la réanimation ou la chirurgie. Elles sont plus exigeantes, plus participatives. On demande plus de gestes à faire. Elles sont peut-être aussi probablement plus humaines parce que les soignants et les rééducateurs (les kinésithérapeutes et les ergothérapeutes) touchent un corps différent d’avant, que souvent le blessé ne reconnaît plus, ne sent plus, ne commande plus. Peu à peu, il s’aperçoit qu’il ressemble à ses compagnons de galère, à son voisin de chambre, aux autres qu’il rencontre, trachéotomisés, en fauteuil roulant dans les couloirs ou allongés sur les tables des salles de rééducation. Alors vient l’idée folle, inimaginable, souvent annoncée par ses compagnons plus anciens : il ne sera plus jamais comme avant.
À partir de là, schématiquement, deux possibilités apparaissent : « Je ne serai plus jamais comme avant, mais je continue à vivre avec ce que j’ai perdu… » et « je ne serai plus comme avant, mais je vis avec ce qui me reste… » Le passage de l’une à l’autre possibilité représente schématiquement le travail de deuil. Ce travail est long. Il peut être précoce, débuter durant l’hospitalisation, souvent il se poursuit longtemps après la sortie. « Je ne serai plus comme avant… » débouche souvent de façon « primitive » sur une demande de mort.
« Je ne serai plus jamais comme avant. Vivre sans ce que j’ai perdu m’est impossible. Donc, docteur, vous me tuez quand ?… » Quand ce n’est pas le patient, c’est la famille qui pose cette question redoutable : « Alors, docteur, vous le tuez quand ?… »
Indéniablement, la mère et son fils tétraplégique depuis 8 mois à la suite d’un accident de la route avaient beaucoup discuté avant de poser cette question lors d’une visite un samedi matin. C’est le moment où l’on se dit que l’on va faire une visite rapide devant les lits vides des blessés rentrés chez eux le week-end pour apprendre à vivre, s’intéresser aux fleurs dans les vases, aux photos de familles accrochées aux murs, traces d’une vie passée et l’on “tombe” sur un patient qui est resté : « Docteur, vous me tuez quand ?… » Une mère qui demande, en caressant le front de son fils, nous regardant droit dans les yeux : « Vous le tuez quand ?… »
Que dire, que répondre ? Quand la compassion nous inonde ! On rentre vite chez soi et l’on essaie d’oublier cette vie. Parce que l’on sait aussi que lorsqu’ils sortent du service, beaucoup d’entre eux sont socialement morts ou tout du moins dans d’effroyables galères. Même s’il s’agit d’un chantier prioritaire du président de la République, on ne peut pas dire que la société ait fait beaucoup pour les personnes handicapées... Il y a eu bon nombre d’effets d’annonce et la canicule est passée par-là et a malheureusement pas mal modifié les choses…
Quand on s’aperçoit que la vie ne vaut plus pour l’autre, il est très important de donner du sens à cette vie par une écoute, des informations, un dialogue avec le patient et son entourage — ce qui pose souvent des problèmes de secret médical trahi. Il faut pouvoir envisager des perspectives, faire entrevoir des possibles, sans mentir (ce qui serait facile), faire briller cette lueur d’espoir qui permet à chacun de s’accrocher à cette vie qu’il a envie de perdre. Il faut dire les possibilités d’une vie autre, différente, d’aimer encore, les progrès de la recherche et ses applications à l’être humain.
La demande de mort n’arrive pas tout de suite. Elle survient quand on s’est aperçu qu’il n’y a plus d’espoir évident possible. Mais qu'est-ce que cela signifie « plus d’espoir » ? Certains vont accepter de vivre toute leur vie en fauteuil roulant. D’autres ne peuvent pas l’admettre. Certains choisissent de vivre avec une trachéotomie et une ventilation assistée. C’est le cas de Christopher Reeves — Superman — cloué dans son fauteuil à la suite d’une chute de cheval. Mais là encore, surviennent d’autres obstacles : comment faire quand on habite au 7e étage sans ascenseur ? comment faire lorsque sa femme vient de partir avec le voisin du dessous ? (ce qui est plus fréquent pour les hommes que pour les femmes d'ailleurs…). Donc : « Docteur, vous me tuez quand ?… » La demande n’est elle pas pertinente, à défaut d’être audible ?
La vérité qui tue
J’ai été très surpris en lisant le livre de Vincent Humbert [1]. On y découvre qu’il décide de mourir lorsqu’on lui a annoncé qu’il ne marcherait plus. Qu’il ne marcherait plus ! Lui qui ne voyait rien, ne bougeait ni les bras ni les jambes et qui avait perdu une partie de sa mémoire. C’est le jour où le médecin lui dit, comme nous l’avons tous fait, cette banalité naturelle et de bon sens : « Il faut que vous rentriez chez vous (ou autre part) parce que nous avons fini notre travail et que vous ne marcherez plus… Et changez d’appartement ! » — comme on dit de changer de voiture à quelqu’un qui est paraplégique ou qu’il est irréaliste de vouloir être pilote de chasse à un adolescent qui vient de se sectionner la moelle épinière en plongeant en eau peu profonde. C’est à partir de ce moment, de cette vérité annoncée, réelle, naturelle et froide que Vincent Humbert formule sa demande de mort. On sait ce qui s’est passé ensuite.
Comprenant qu’il ne sera jamais montré dans les foires, et qu’il est donc définitivement mort socialement, le héros du film Johnny got his gun, aveugle, mutique, défiguré et amputé des quatre membres, demande à mourir.
Et pourtant, il faut bien dire cette vérité. Mais c’est cette réalité annoncée qui tue. Il faut bien le savoir : cette vérité tue. Elle tue parce que l’on découvre alors que l’on n’est plus rien de ce qu’on voulait être ou que l’on souhaite être.
L’accompagnement est alors très important. L’envie de mourir semble naturelle et c’est probablement un passage obligé du travail de deuil. En revanche, si cette demande s’adresse parfois au médecin, elle est surtout exprimée au personnel soignant. Ce sont eux qui tous les jours, 24 heures sur 24, touchent les patients, les caressent, les lavent et les nourrissent, perçoivent leurs réactions les plus intimes. Du fait de ces contacts physiques, ces réalités palpables tellement physiques (les larmes), tellement psychologiques (le désespoir), c’est auprès du personnel soignant que le blessé s’interroge sur sa mort ou demande tout au moins : « Que puis-je faire pour mourir ?… »
Mais la réalité est beaucoup plus compliquée. Nous fournissons au patient et à sa famille des informations pour vivre le mieux possible avec ce qu’il leur reste. Nous expliquons, entre autres, comment faire l’amour, comment faire pour avoir des enfants, comment faire pour vivre bien et longtemps. En contrepartie, nous les informons des dangers à ne pas respecter les principes de base d’un suivi correct : prévention des escarres, équilibre vésico-sphinctérien, prévention des troubles respiratoires, de l’obésité ou de la dénutrition… Nous leur confions alors d’excellents modes d’emploi pour mourir...
Les Américains ont montré que le taux de suicide était plus élevé chez les blessés médullaires que dans la population générale. Il n’existe pas d’étude identique en France. Une des formes de suicide bien connues chez le blessé médullaire consiste à ne plus manger quelques jours, à avoir des escarres, des infections urinaires (en ne se sondant plus) et d’en mourir rapidement. On sait que même les tétraplégiques n’ayant aucune possibilité de bouger les bras, donc d’ouvrir une boîte de médicaments ou de prendre un verre d’eau, arrivent à se suicider au domicile !
Ne nous voilons pas la face. Nous les aidons à vivre — ce qui n’est pas facile —, nous les informons des progrès de la recherche — et la recherche avance rapidement dans les lésions de la moelle épinière —, mais il ne faut pas se faire d’illusions, la fréquence des suicides, aidés ou non, est importante. Une chose, lâchement, pourrait nous rassurer : ces personnes ne le font pas à l’hôpital. On ne meurt pas dans un service de médecine physique et de réadaptation. On meurt une fois rentré chez soi, dans une discrétion terrifiante !
Jean-Dominique Bauby, dont le livre Le scaphandre et le papillon [2] est particulièrement touchant, était atteint d’un locked-in syndrome. Incapable de bouger ses membres, son corps, de parler, mais ayant gardé sa sensibilité intacte, sa seule capacité de s’exprimer se limitait au mouvement des yeux. Il est mort à Garches, après de longs mois à l’hôpital Maritime de Berck où il a écrit son livre. Il est mort d’une infection urinaire grave, sans vrai rapport avec sa maladie, trois jours avant la publication du livre. Dans son livre, à la dernière page, il annonce qu’il va mourir. À la dernière phrase, il écrit qu’il va à Paris pour prendre un métro qui l’emmènera autre part. Cette histoire et cette fin rappellent celle de Vincent Humbert. Mais celle de Jean-Dominique Bauby est beaucoup plus discrète. Pour Vincent Humbert, je me demande toujours pourquoi ce médecin a dit qu’il avait aidé sa mort. Il aurait mieux fait de se taire, cela aurait été beaucoup plus simple pour tout le monde…
L’épuisement du désespoir
L’épuisement de l’entourage représente un autre grand problème. Il est bien pris en compte dans les pays anglo-saxons où l’on constate comme partout, malgré des aides beaucoup plus importantes et mieux organisées qu’en France, que les familles sont très isolées et souvent épuisée de devoir s’occuper de leurs proches handicapés. Cet épuisement de l’entourage doit être bien perçu lorsque le médecin répond aux questions de la famille : « S’il a encore une infection respiratoire grave, pensez-vous qu’il faille encore l’emmener en réanimation ? Pour le trachéotomiser ? Et après ?… » « S’il fait une autre fausse route, pensez-vous qu’il faudra quand même pratiquer la gastrostomie ? » « S’il fait une autre crise d’épilepsie, faut-il que j’appelle le médecin ? »
Il est difficile, voire impossible de répondre seul à ses familles épuisées, brisées par leur vie entièrement dédiée à la survie. Il faut être plusieurs pour ne pas tout porter, pour ne pas imposer nos idéologies et nos pratiques. Il faut réfléchir ensemble, partager nos doutes, nos expériences, les données et les progrès de la science, avec la famille, avec le patient, avec d’autres…
Les réanimateurs nous sollicitent fréquemment : « Écris dans le dossier ce que tu souhaites que nous fassions, s’il se passe quelque chose. Est-ce qu’on le réanime ou pas ? » C’est une réalité de tous les jours pour un nombre important de blessés que les soins initiaux ont maintenu en vie (tétraplégiques, grands brûlés, traumatisés crâniens graves, myopathes ventilés, etc.). Des problèmes identiques se posent lorsque la famille vieillit : « Que va-t-il devenir quand nous ne serons plus là ? »
Faute de vraies certitudes, une attitude semble de bon sens et éthiquement acceptable : « Primum non nocere », ne pas nuire. Pourtant, je ne sais pas ce que signifie « Ne pas nuire ». Cela veut-il dire intuber, trachéotomiser, maintenir en vie ou laisser partir pour reposer la famille, pour soulager, pour répondre à une volonté d’adulte conscient clairement formulée ? Si l’on demandait aux grands handicapés s’ils souhaitent partir, je pense que beaucoup y seraient favorables.
Ces questions se posent entre autres dans tous les services de médecine physique et de réadaptation dans lesquels personne ne meurt. L’espoir d’une amélioration, l’efficacité des programmes de soins ou de la découverte d’un nouveau traitement permettent de faire vivre. Mais quand nous disons au patient : « Vous ne marcherez plus… », il pense parfois : « C’est votre vérité, docteur, ce n’est pas la mienne. Je sais que, de toute façon, la science va faire de tels progrès que je marcherai ! » Le jour où la télévision montre ces chirurgiens aux « gants d’or », ces médecins qui implantent des puces électroniques pour faire marcher, les espoirs déçus sont d’autant plus douloureux. Alors viennent souvent les demandes de mort.
Références
[1] Humbert V., Je vous demande le droit de mourir, Paris, Michel Lafont, 2003.
[2] Bauby J.-D., Le scaphandre et le papillon, Paris, Robert Laffont, 1997.
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