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La quête du chez soi chez le sujet âgé atteint de la maladie d’Alzheimer
Par: Céline Le Bivic, Psychologie clinicienne, hôpital Emile-Roux, AP-HP /
Publié le : 02 Septembre 2009
La continuité de l’identité
Que nous disent les personnes âgées qui atteintes par la maladie d’Alzheimer quand elles ne cessent de répéter « je veux rentrer chez moi » ou « je veux rester chez moi » ? Ce discours est emprunt d’une étrange angoisse très forte qui nous interroge sur nos limites de professionnels mais surtout sur nos limites humaines et donc éthiques.
Dementia : sans esprit. « Est-ce que je deviens folle ? Je ne crois pas… pourtant tout le monde veut me le faire croire » exprime Madame R., « Je perds un peu la mémoire mais je suis vieille, ça veut pas dire que j’ai plus ma tête ! » Être atteint d’une altération dégénérative des capacités cognitives et mnésiques s’associe à la perte de ce qui nous rattache à l’humanité : la mémoire personnelle et collective. Sentiment d’inquiétante étrangeté face à celui qui ne se souvient plus qui il est et que le domicile ne contient parfois même plus suffisamment.
Madame R., 85 ans, est hospitalisée en SSR pour altération de l’état général et bilan des fonctions supérieures. Elle habite dans un appartement de la très proche banlieue. Elle a travaillé dans l’administration. Elle est mariée et a eu 2 enfants avec qui elle a très peu de liens. Elle se veut indépendante. Elle expliquera plus tard ne jamais avoir eu pour habitude de parler de ce qu’elle ressent. Elle est pourtant très en demande d’écoute et surtout d’exprimer tout un ressenti qui l’envahit depuis 2-3 ans. Son entourage évoque une perte de mémoire importante datant de cette période. Madame R, refuse tout ce qui lui est proposé comme aide. Son arrivée à l’hôpital est dû, selon elle, au fait qu’elle vivait décalée vis à vis de son âge et à ses capacités : « j’ai longtemps cru que j’étais toujours jeune alors voilà où ça m’a menée ! » Elle banalise d’importants troubles de la mémoire. Elle rationalise beaucoup le présent : « j’ai compris que j’avais joué à l’imbécile, j’ai voulu tout contrôler et puis me voilà à l’hôpital. En tous les cas, j’ai compris que dans la vie on pouvait craquer parce que jusque là je pensais que seuls les faibles pleuraient… il m’a fallu tout une vie pour comprendre cela… »
Madame R. nous rappelle que vieillir est une épreuve de vie qui implique des remaniements psychiques importants. L’un des enjeux de la vieillesse est la continuité de l’identité.
Alors comment vieillir, atteint de la maladie d’Alzheimer ?
Madame R. est fille unique. Elle apparaît dans sa personnalité assez rigide, voulant tout bien faire pour ne pas être mal vue. Elle présente une angoisse de type névrotique. Son discours est posé, contrôlé, redondant. Elle apparaît à la fois effrayée et libérée de ces soudains affects qu’elle peut aujourd’hui ressentir. Elle a appris le diagnostic de maladie d’Alzheimer au cours de cette hospitalisation.
Je lui ai proposé un dessin de la maison. C’est un dessin-plan où les pièces apparaissent vides. Ce sont les couloirs qui sont nommés à la place des pièces, lieu de passage où elle circule toute la journée, que ses proches où les aides à domicile n’envahissent pas trop…
Madame R veut absolument rentrer chez elle face à un époux épuisé qui s’y oppose indirectement en discutant surtout avec ses enfants et l’équipe hospitalière. Madame R. évoque sa maison en ces termes :
« — C’est toute ma vie, c’est ma famille, c’est mon passé qui a été heureux. J’ai tout autour de moi qui peut m’aider maintenant. Rentrer chez moi c’est continuer à vivre.
« Ayez la bonté de me sortir de la torpeur… ma maison me manque.
Ce n’est pas luxueux, c’est mon nid » dira-t-elle en réalisant le dessin de la maison.
« — Si je rentre chez moi c’est le rêve, le paradis. C’est ce qui me tient, il faut que je continue à faire des efforts.
Si j’ai besoin je reviendrai ici. Moi je veux ma maison, j’ai besoin d’une attache. »
Le chez-soi renvoie justement à ce que la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer existe dans son psychisme : son histoire, son identité, son inconscient, son vivant.
Le lieu d’habitation est donc un lieu de sens où l’Homme va projeter dans un espace défini une partie de lui-même : l’espace habitation est une projection de l’espace psychique et de plus « l’image que nous avons de notre corps est projeté sur l’habitat « (A. Eiger, 2004).
L’être humain est un être limité à la fois dans l’espace (son corps) et dans le temps (la mort). L’habitation est un essai de maîtrise face à l’espace/temps. C’est à la fois un espace approprié, limité par l’homme face à l’infini et un lieu de transmission, de vie, de projection où passé, présent et futur se côtoient et qui perdurent malgré les limites du temps.
La maison est un lieu de vie où l’on se nourrit, on y dort, se lave, mais aussi lieu de plaisir avec l’autre, de liens sociaux, familiaux, amoureux, et aussi d’intimité.
Le lieu d’habitation est ainsi un lieu protecteur, identitaire, de mémoire et narcissique.
Le vieillissement attaque toutes les fonctions de la maison.
Perdre son chez-soi, c’est se perdre soi
Dans la maladie d’Alzheimer, la désorientation temporo-spatiale apparaît rapidement. Face à cela, le chez-soi reprend alors toute sa fonction externe contenante et rassurante. « C’est normal que je me perde ici, dit Madame R., je ne connais pas. Chez moi c’est pas pareil, j’y suis née alors vous pensez que je m’y repère les yeux fermés… » Les objets ne bougent plus, le moindre changement est angoissant et réactive des angoisses de vols ou d’intrusions qui apparaissent souvent au début de la maladie. Le temps s’arrête. Ce temps qui à la fois accélère l’évolution de la maladie et conduit inexorablement vers la mort. C’est l’appel à la triade : papa-maman-maison qu’évoquait Françoise Dolto. Pôle référentiel et affectif de l’enfant dans la construction de son identité. Les patients de SSR demandent à qui veut l’entendre à rentrer chez eux. Les résidents d’USLD ou d’EHPAD crient, eux, après leurs parents…
Les sujets âgés atteints de la maladie d’Alzheimer présentent une angoisse similaire aux personnes sans domicile fixe (« J’ai besoin de rentrer chez moi pour me retrouver… » dit madame R.).
Perdre son chez-soi c’est se perdre soi. Il ne s’agit pas d’une peur d’un déménagement mais d’une rupture, d’une perte des racines, de la réalisation d’une angoisse primaire profonde qui est la perte du chez soi, du lien entre soi et les autres, du dedans et du dehors. En effet, cette maladie atteint les liens aux autres, la mémoire autobiographique, d’abord récente puis ancienne. Elle ébranle le sujet dans son unité et sa continuité. Ceci favorise le sentiment d’insécurité, de perte de son unité ou de ce que nous pouvons nommer « le maintien de soi ». La maladie d’Alzheimer fissure cette unité de manière interne, par les difficultés cognitives et mnésiques et se traduit par les angoisses de vols, d’intrusions, d’empoisonnement. L’autre, l’extérieur, devient dangereux, tout puissant face à un déséquilibre interne. Madame R. s’enferme de plus en plus hermétiquement chez-elle, ne supportant plus de contact avec l’extérieur. L’extérieur ne doit surtout pas se mêler à l’intérieur. L’angoisse de morcellement est trop forte.
Ces sujets qui s’accrochent tellement à leur habitat par lutte contre le morcellement que produit l’oubli et son vide sont-ils pour autant des « demeurés » ? Oui au sens littéral ; ils ne veulent pas quitter leur demeure, cet endroit qui, comme son nom l’indique, est un lieu de vie où l’on meurt. Et voilà que le lien entre maladie d’Alzheimer et démence/ folie réapparaît…
La maison est représentée dans ce qu’elle a de structurant, de narcissisant : elle a pour fonction de contenir les angoisses liées à la vieillesse et plus profondément cette sensation de « perte de soi ». Le chez-soi n’est pas toujours un lieu concret mais bien la représentation de la maison que chacun a construit durant son enfance. Ainsi, le chez-soi peut-être une maison, un appartement (ancien ou non), un logement-foyer, un EHPAD, une USLD…
Ce qu’il est essentiel de souligner est l’enjeu crucial de cette écoute, de cet accompagnement qui sont exprimés à travers la demande de rentrer ou de rester chez soi et ce quelque soit la place que nous ayons.
La quête du chez soi c’est la demande d’un avenir ayant du sens dans lequel le sujet existe, désire, vit et meurt. Rester un être humain, jusqu’au bout, même nommé « dément ».
Pour conclure, l’histoire de madame B.
Madame B. a appris qu’elle avait la maladie d’Alzheimer il y a maintenant trois ans. Ses troubles cognitifs et mnésiques avaient commencé, selon sa fille, environ trois ans auparavant. La fille de madame B. participe à un groupe de parole destiné aux aidants. Elle explique qu’à n’importe quel prix elle souhaite que sa mère continue à vivre chez elle, « dans sa maison, dans ses repères ». Alors elle gère, coordonne à toute heure du jour et de la nuit les services d’aide à domicile, les soins infirmiers, les rendez-vous médicaux, les appels de la téléalarme, les visites de l’assistante sociale, la tutelle… Un jour, lors d’un groupe de parole, elle arrive dans un état de sidération, perdue. Elle raconte : « Hier, je suis allée voir ma mère, comme tous les soirs, et je l’ai trouvée sur le perron de sa porte, assise sur les marches d’escaliers avec une valise à la main. Elle m’a regardée, a baissé les yeux et m’a dit : « c’est toi que j’attendais… s’il te plait ramène moi chez moi. »
Georges Moore écrit : « On voyage autour du monde à la recherche de quelque chose et on rentre chez soi pour le trouver. »
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