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La longue quête de l’impossible autonomie

"De l’enfant au vieillard en passant par le handicapé, le seul mot d’ordre de nos jours semble être de (re)devenir autonome, c’est-à-dire de ne plus dépendre des autres. Injonction pour le moins paradoxale dans la mesure où l’indépendance totale est à l’évidence une fiction. Fût-elle même possible qu’elle ne serait guère désirable, car qui voudrait réellement vivre comme s’il était seul au monde ?"

Par: Yannis Constantinidès, Professeur agrégé et docteur en philosophie /

Publié le : 06 Novembre 2009

Cet article est la reprise étoffée du texte d’une intervention au colloque « Éthique et polyhandicap », qui s’est tenu à l’UNESCO le 9 juin 2009.
 
 
Description de l’homme : dépendance, désir d’indépendance, besoin(s)[2]
Cette formule laconique de Pascal résume parfaitement mon propos. On pourrait certes légitimement s’étonner de voir une réflexion concrète sur l’autonomie prendre appui sur une vision du monde si profondément ancrée dans la religion chrétienne, dont elle partage le pessimisme anthropologique. Mais il faut ici courir le risque de la métaphysique pour dépasser le stade des discussions triviales sur les « degrés » d’autonomie, qui semblent n’avoir d’autre but que de permettre d’établir de commodes grilles d’évaluation des « compétences » des personnes en situation de (poly)handicap.
Par souci d’être pragmatique, on perd en effet parfois de vue l’essentiel. On ne prend par exemple guère la peine de définir l’autonomie, une notion pourtant plus qu’ambiguë[3]. Cette imprécision, qui participe certainement à son attrait, n’a pas empêché d’ériger en idéal universel sa conquête – ou sa reconquête, si elle est momentanément perdue. De l’enfant au vieillard en passant par le handicapé, le seul mot d’ordre de nos jours semble être de (re)devenir autonome, c’est-à-dire de ne plus dépendre des autres. Injonction pour le moins paradoxale dans la mesure où l’indépendance totale est à l’évidence une fiction. Fût-elle même possible qu’elle ne serait guère désirable, car qui voudrait réellement vivre comme s’il était seul au monde ?
La valorisation extrême de l’autonomie a en tout cas pour contrepartie naturelle la diabolisation de la dépendance. On a fait de celle-ci un repoussoir absolu à force de mettre l’accent uniquement sur ses formes pathologiques. Or, la dépendance n’est pas toujours synonyme de faiblesse, loin de là. Albert Memmi la considère même comme une des bases du lien social[4]. Il ne pourrait y avoir de société sans dépendance réciproque, l’être-avec étant d’abord un être dépendant d’autrui. Il n’est donc pas exagéré de voir comme Pascal dans la dépendance le premier trait distinctif de l’homme. L’aspiration universelle à la liberté dissimule cette évidence que nous sommes tous à des degrés différents des « personnes dépendantes et vulnérables ». C’est ce que souligne à bon escient Albert Memmi : « […] à la question “qui est dépendant ?”, je suis convaincu qu’on doit répondre : “tout le monde”. Chacun à sa manière, certes, inégalement, relativement à un ou plusieurs objets, d’une manière dynamique et variable selon les conjonctures. »[5]
Ce constat serait somme toute d’une grande banalité si cette dépendance pourtant bien réelle n’était pas constamment et farouchement niée. Chacun se comporte aujourd’hui comme s’il se suffisait à lui-même et n’avait pas besoin des autres pour vivre. C’est pour cela qu’il n’est pas superflu de rappeler que la dépendance est l’état originel de l’homme et qu’il ne la surmonte jamais entièrement.


 

Dépendance

La dépendance à l’égard d’autrui est seulement accrue et plus visible dans le cas du (poly)handicap, mais il s’agit évidemment d’une réalité vécue par tout un chacun. Nous naissons ainsi totalement dépendants et nous risquons toujours de le redevenir dans la vieillesse.
Il faut rappeler ici la théorie de la fœtalisation de l’anatomiste néerlandais Lodewijk Bolk[6] : à la différence des (autres) animaux, l’être humain naît avant l’heure pour ainsi dire. Il périrait certainement s’il n’était pas rapidement pris en charge alors que les animaux ont dès leur naissance des capacités qui leur permettent de survivre s’ils parviennent bien sûr à échapper à leurs prédateurs. Le bébé humain est en un sens encore un fœtus, sa tête étant trop grande pour son corps, ses mouvements désordonnés et son impuissance absolue. Cette « néoténie » ou prématurité fondamentale de l’homme bat en brèche l’image biblique du seigneur de la nature et maître des animaux. L’être humain apparaît bien plutôt comme « l’animal dont le caractère propre n’est pas encore fixé »[7], pour reprendre la formule de Nietzsche.
Opposer les « valides » aux « invalides » prête dès lors constamment à malentendu puisque ne sont reconnus comme dépendants que ceux qui n’ont pas la chance de disposer de l’intégralité de leurs moyens physiques et/ou psychiques. Tout se passe comme si les handicapés n’étaient jamais sortis ou étaient brutalement retombés dans cet état de dépendance absolue qui nous effraie tant et que nous voulons à tout prix conjurer. Voilà pourquoi nous éprouvons un certain malaise à leur vue : nous sommes au fond soulagés de ne pas être à leur place, parce que nous imaginons qu’une telle limitation de notre être nous serait intolérable. On sait pourtant qu’il y a une importante distorsion dans la perception du handicap selon que l’on est ou non handicapé. C’est le fameux disability paradox : une personne en situation de handicap affirmera souvent que sa qualité de vie est bonne, voire excellente alors qu’appréciée de l’extérieur, elle paraît médiocre ou nulle.
Le sentiment illusoire d’indépendance des personnes « normales » explique de la sorte en grande partie la peur du handicap. On se le représente à tort comme une perte totale de liberté, alors qu’il s’agit simplement, si l’on peut dire, d’être ou de tomber dans une plus grande dépendance. Le partage dramatique entre l’ « avant » et l’« après », dans le cas d’un accident survenu, donne encore plus de poids à ce sentiment pénible d’avoir tout perdu. Il ne s’agit certes pas ici de minimiser la gravité du handicap vécu en opposant aux fameux degrés d’autonomie des degrés de dépendance, mais plutôt d’insister sur l’étrange déni de réalité que constitue la croyance du « valide » en son autosuffisance. Croyance confortée bien sûr par la comparaison faite avec l’« invalide » alors que son état devrait au contraire nous convaincre de la fragilité de notre propre constitution.
Est-il seulement possible d’accéder à une autonomie complète en partant d’une totale dépendance ? On ne se pose en général même pas la question. L’indépendance que l’on s’attribue semble dès lors proprement miraculeuse. Il est courant par exemple de parler des progrès de l’enfant en matière d’autonomie, comme s’il n’était plus du tout dépendant de ses parents, sous prétexte qu’il sollicite moins directement leur aide. Devenir autonome se réduirait dans ce cas à devenir propre ! Il serait en fait plus juste de dire qu’il est désormais relativement indépendant.
Autonomie et dépendance vont en réalité de pair ; on ne les oppose que par commodité et par goût des antinomies. Si l’on y songe sérieusement, l’autonomie se découpe clairement sur fond de dépendance persistante et l’on donnera raison à Albert Memmi qui définit l’autonomie comme « le libre choix de ses dépendances »[8]. Peut-être faudrait-il d’ailleurs renoncer à cette notion trompeuse, car trop flatteuse pour l’homme, d’autonomie et lui préférer celle d’interdépendance, qui souligne au contraire la nature profondément relationnelle de l’individu, lequel ne peut, contrairement à ce qu’il croit parfois, entièrement se suffire à lui-même. Comme l’a montré le philosophe allemand Ludwig Feuerbach, le tu précède le je[9] ; la construction de l’identité passe donc nécessairement par l’épreuve de l’altérité.
Nous oublions un peu facilement notre dette initiale à l’égard des autres lorsque nous prétendons être des self-made men. Tout le discours publicitaire sur le « développement personnel » repose ainsi sur la négation abstraite de notre dépendance originelle : on n’y pense plus, on l’efface d’un trait de plume. Il faut habituellement faire l’expérience de la maladie grave, et de la lourde dépendance qu’elle induit, pour renoncer à cette illusion gratifiante d’autonomie totale, d’autosuffisance.
On prend alors pleinement conscience de la « misère » de l’homme, comme dirait Pascal, même s’il ne s’agit pas dans ce cas d’une conséquence de l’absence de Dieu – encore que l’on doit souvent ressentir le handicap comme une injustice ou une forme de châtiment. Le malade grave ne peut de fait s’empêcher d’éprouver un sentiment aigu d’abandon, d’« infériorité vitale »[10], pour reprendre une formule de Georges Canguilhem, lorsqu’il se compare aux autres, dont les capacités d’agir sont bien moins limitées que les siennes.
Mais pourquoi faut-il attendre ce brusque retour du refoulé pour reconnaître l’évidence de notre dépendance foncière ? C’est parce que l’indépendance est notre vœu le plus cher. Accepter réellement les limites de notre corps et de notre existence suppose un réaménagement psychique douloureux. La lucidité, qui fait défaut à ceux qui se croient invulnérables jusqu’à la preuve cuisante du contraire, s’accompagne ainsi toujours d’amertume.
 


 

Désir d’indépendance

L’homme, par nature, ne se résigne que difficilement à l’abandon de son sentiment puéril de toute-puissance. S’il est fait à l’image de Dieu, c’est aussi dans cette prétention à une liberté infinie, illimitée que les théologiens lui accordent volontiers pour mieux en critiquer les excès. Cadeau empoisonné en fin de compte que cette liberté de s’écarter du droit chemin puisqu’elle le pousse constamment à dépasser la condition humaine. Imaginons à cet égard la joie ingénue d’Icare s’élançant dans les airs : y avait-il la moindre chance qu’il se contente de voler prudemment, en rase-mottes par exemple, plutôt que de s’approcher du soleil, en dépit des sages recommandations de son père Dédale ?
Son orgueil pousse en effet l’homme à nier sa dépendance bien réelle et à se rêver totalement autonome. Pascal dénonce en ce sens vigoureusement les « principes d’une superbe diabolique » du philosophe stoïcien Épictète[11], coupable selon lui de se laisser porter par cette soif enivrante de liberté qui conduit tout droit à la transgression. Pour le janséniste rigoureux qu’il est, le libre-arbitre n’est qu’un trompe-l’œil, un alibi de la démesure humaine. Mais Pascal admet cependant que le désir d’indépendance est naturel et qu’on doit en tenir compte dans la description de l’homme.
Même si elle est irréalisable en tant que telle, l’autonomie totale est en effet une aspiration fondamentale de l’être humain, qui nourrit toujours le secret espoir de s’affranchir des limites étroites de son espèce. C’est là l’aiguillon qui le pousse à contester très tôt l’autorité de ses parents, à quitter l’état pourtant confortable de minorité, à s’affranchir des chaînes mentales, à résister à l’oppression, etc. C’est ce qui explique aussi la honte qu’il ressent ordinairement à dépendre des autres. Mélange de fierté et de culpabilité inconsciente que l’on trouve chez la plupart des personnes en situation de handicap, qui rechignent à demander l’aide d’autrui et aimeraient plus que tout pouvoir s’en passer.
Ce désir foncier d’indépendance n’est certes pas présent chez tous au même degré, mais il permet de rendre compte aussi bien des révoltes populaires que du soudain changement de vie d’un individu, qui se débarrasse d’un seul coup de toutes ses attaches. Cette volonté en soi louable de ne dépendre que de soi, d’être son propre maître mène au mieux à l’autarcie, au pire à l’autisme agressif. L’isolement, l’éloignement des autres semble en tout cas être le prix élevé à payer pour ceux qui se barricadent dans ce désir inexpugnable, laissant libre cours à la « superbe » qui ulcérait Pascal.
Si l’on y songe d’ailleurs, le désir d’infini, d’absolu prend certainement sa source dans ce refus obstiné du vivre-ensemble et de la dépendance réciproque qu’il suppose. L’ermite vit ainsi comme s’il était seul au monde, comme si le contact des autres était forcément salissant. Mais le poète anglais John Donne nous rappelle que nul homme n’est réellement une île :
 
Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne[12].
 


Il est en effet impossible de se soustraire entièrement à la communauté des hommes. Vivre constamment seul est inhumain ou alors surhumain, comme le faisait déjà remarquer Aristote[13]. Le pire misanthrope recherche de loin en loin un peu de chaleur humaine pour s’évader de lui-même cette fois. Et l’ermite, apparemment comblé dans sa solitude volontaire, tente désespérément de communiquer avec Dieu, le Tu idéal, le seul en fin de compte dont il accepte de reconnaître qu’il dépend.
Si le désir d’indépendance peut ainsi conduire à des extrémités regrettables comme le fait de se mettre délibérément au ban de l’humanité, il peut prendre aussi la forme plus modeste de la résistance silencieuse à la dépossession totale de soi, à la prise en charge globale de l’existence. On pense par exemple aux personnes âgées et très dépendantes qui refusent d’être alimentées de force ou vivent mal la désinvolture de certains soignants pressés par le temps. La maltraitance ordinaire, insidieuse réside précisément ici dans la négation de ce qu’il reste d’autonomie, c’est-à-dire de dignité humaine. L’« accompagnement » devient alors une contrainte de tous les instants, la vie des résidents étant réglée au millimètre près. De même qu’on ne laisse pas voler de leurs propres ailes les enfants que l’on couve trop, cet encadrement quasi-militaire de la vie quotidienne ne favorise guère l’exercice du libre-arbitre. L’institutionnalisation du soin dispose au contraire à la passivité et au conformisme.
Malgré les recommandations louables de la loi sur les droits des malades de 2002, on ne tient généralement aucun compte de l’autonomie possible des personnes les plus vulnérables, que l’on considère plus comme des objets de soin que comme des sujets. Pourtant, même si tout handicap moteur a des incidences sur la vie spirituelle du handicapé, l’autonomie psychique survit à la perte de l’autonomie physique. Ainsi, dans des maladies invalidantes comme l’infirmité motrice cérébrale (IMC) ou la sclérose latérale amyotrophique (SLA), où le patient se retrouve prisonnier d’un corps pesant, rétif, le désir d’indépendance reste aussi vif qu’à l’état sain, bien qu’il soit constamment contrarié. On pourrait sans peine montrer que même le handicap psychique laisse persister un résidu d’autonomie. La possibilité de communiquer, donc d’exprimer des préférences, demeure de la sorte jusque dans le terrible locked-in syndrome (LIS). Les médecins se disent d’ailleurs souvent surpris des performances des patients atteints de ce syndrome au point de douter quelquefois du diagnostic posé.
Cette volonté constante de s’évader de leur état, au moins par la pensée, témoigne de la persistance chez les malades « les plus lourds » de l’aspiration fondamentale à l’indépendance. Celle-ci peut même prendre la forme radicale du désir d’en finir avec une existence très limitée, mais ce choix est plutôt rare, contrairement à ce que pourrait faire penser la médiatisation extrême de certains cas tels que ceux de Vincent Humbert et, plus récemment, de Vincent Lambert. Faute d’opter pour une solution aussi définitive, le rêve permet déjà à la grande majorité d’entre eux d’échapper à la réalité écrasante du polyhandicap, de la constante dépendance.
 

 

Besoin(s)

L’indépendance reste donc prisée même par ceux qui en sont le plus privés. Si l’on ne tient pas compte de ce facteur anthropologique essentiel, on se condamne à opposer de manière stérile l’autonomie et la vulnérabilité, comme dans les éthiques concurrentes d’aujourd’hui. On préférera à cette lutte un peu vaine entre principes absolus l’esprit de finesse de Pascal[14], qui réconcilie en quelque sorte dépendance et indépendance dans la figure du besoin.
Le besoin est ce qui nous fait aller vers l’autre, mais librement, sans aucune intention de nous soumettre à lui : « L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. […] Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement. »[15]
L’homme oscille en effet sans cesse entre recherche de la compagnie d’autrui et volonté de s’en isoler. C’est cette sorte de double contrainte que Kant appelle l’« insociable sociabilité »[16]. Son disciple Schopenhauer l’illustrera par l’image des porcs-épics qui se rapprochent les uns des autres par besoin de se réchauffer mais qui prennent leurs distances aussitôt piqués[17]. Il est certain que sans l’aiguillon du besoin, les relations interpersonnelles se réduiraient au strict minimum.
La reconnaissance de nos besoins spécifiques ne contredit ainsi en rien notre désir d’indépendance. On croit en effet à tort qu’être indépendant revient à être délivré de tout besoin, mais c’est là le propre du sage et non de l’humanité normale. On peut en réalité parfaitement concilier la soif d’indépendance et les besoins primordiaux, qui nous rappellent constamment notre dépendance à l’égard de la nature et des autres. Nous ne chercherions sans doute pas à satisfaire ces besoins naturels et spirituels si nous n’y voyions pas un moyen d’accroître notre liberté.
On retrouve là la définition paradoxale de l’autonomie comme libre choix de ses dépendances. Le besoin est certes un manque, mais il est en même temps reconnaissance tacite de mon incomplétude, appel discret à l’aide d’autrui. De même que Lucifer croyait pouvoir se passer de Dieu, la « superbe diabolique » réside dans l’illusion d’être autosuffisant, de ne plus avoir besoin des autres. L’homme oublie alors qu’il n’est qu’un roseau, pensant certes, mais fragile surtout, ballotté par toutes sortes de besoins irrépressibles.
La grandeur de l’homme consiste en réalité dans la reconnaissance de sa misère. « L’homme passe infiniment l’homme »[18] : sa force consiste dans sa faiblesse identifiée et acceptée. Pour le croyant exalté qu’était Pascal, nous ne devons pas notre salut éventuel à nos propres efforts, mais à la grâce efficace de Dieu. Certains esprits forts refusent pourtant crânement cette grâce divine, ne voulant compter que sur eux-mêmes. La bonté toute paternelle de Dieu leur est odieuse parce qu’elle empiète sur leur autonomie. Mais on ne peut en retour se fier à quelqu’un qui refuse par principe toute forme d’aide, comme le souligne à juste titre Pascal :
 
[…] quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ?[19]
 


Si l’on substitue à Dieu ces anges gardiens que sont les aidants, on retrouve cette réponse inespérée aux besoins de ceux qui ne peuvent s’aider eux-mêmes. Aider sans rien attendre en retour, rendre possible une certaine autonomie, la plus grande autonomie possible, c’est là s’élever presque à la grâce !
La possibilité pour les malades de désigner une personne de confiance fut à cet égard le premier pas législatif vers la reconnaissance des limites criantes du principe tyrannique d’autonomie. Mais la confiance ne se décrète pas, elle se gagne grâce à la bienveillance dont l’on fait preuve quotidiennement envers les naufragés de l’existence.
Malgré l’habitude prise d’opposer la liberté de décider des patients au paternalisme médical, la bienfaisance ne s’oppose donc pas à l’autonomie mais en rend au contraire possible l’usage effectif, forcément limité. Il faudrait même en toute rigueur parler d’autonomie assistée, l’interdépendance étant la condition sine qua non d’une certaine indépendance[20]. Parviendrait-on en effet jamais à se libérer de la moindre contrainte sans l’aide active d’autrui ?
Il est dès lors urgent de circonscrire l’impossible autonomie morale – Kant était d’ailleurs le premier à la considérer comme surhumaine – pour se guérir une fois pour toutes de l’illusion d’autosuffisance, d’indépendance absolue.
On comprend aisément les raisons de la séduction qu’exerce cet idéal kantien sur de nombreux médecins : la notion jamais précisément définie d’autonomie se prête admirablement à des discours incantatoires sur les droits des malades et leur supposée capacité d’être des « acteurs » du soin. L’épouvantail du paternalisme est toujours brandi dès que l’on conteste la portée de cette autonomie théorique mais il ne faudrait pas oublier que la maladie est l’expérience même de la dépendance et de l’hétéronomie.
Cela ne remet pas en cause l’idée, elle-même inutilement fétichisée, de dignité – que Kant lie étroitement à l’autonomie – mais la rend au contraire plus concrète. La dignité n’est plus cette qualité occulte qui permet à l’humanité de s’extraire sans mal du règne animal et de s’affranchir des besoins « pathologiques », c’est-à-dire sensibles. C’est beaucoup plus modestement là encore le fait d’accepter les limites de sa condition sans pour autant renoncer à les dépasser. En termes pascaliens, la grandeur consiste pour l’homme à garder sa dignité malgré sa misère bien réelle.
 
La longue quête de l’autonomie, entreprise dès l’enfance, est donc condamnée à l’échec si nous espérons vivre comme un dieu parmi les hommes, libéré du besoin, ne subissant aucune influence extérieure, n’obéissant qu’aux lois que l’on s’est prescrites. C’est là véritablement péché d’orgueil : « L’orgueil contrepèse et emporte toutes les misères »[21]. Il risque dès lors de nous faire perdre la grâce de Dieu, comme l’attitude contraire, le désespoir, qui nous fait nous en sentir indignes[22].
De même, la dépendance est habituellement soit niée soit vécue comme indépassable, fatale. C’est que l’homme est un « chaos », un « sujet de contradictions », à la fois « dépositaire du vrai » et « cloaque d’incertitude et d’erreur »[23]. La dialectique pascalienne n’aboutit pas, au contraire de celle de Hegel, à un dépassement commode des « contrariétés », qu’elle laisse subsister. Elle ignore tout happy end, toute assomption finale, et c’est justement cela qui la rend si intéressante à nos yeux. Elle nous permet en effet d’exposer dans sa grande complexité la question de l’autonomie, qui ne peut être que partielle et minée par la dépendance naturelle et récurrente de l’homme.
Il n’y a pas ici d’évidence tranchée, voilà pourquoi il faut d’emblée récuser tout discours simpliste ou platement moralisateur. Il ne s’agit même pas de renoncer à cette interminable quête du Graal qui définit l’humanité, mais de prendre conscience que le véritable but est ici aussi le chemin lui-même.

 
[2] Blaise Pascal, Pensées, Brunschvicg, n° 126, Lafuma, n° 78. Certains éditeurs lisent un « s » à la fin de ce fragment, d’autres non. Inutile de trancher ici, la double possibilité rendant cette pensée désabusée encore plus intéressante.
[3] Voir là-dessus mon article intitulé « Limites du principe d’autonomie », in Traité de bioéthique, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Érès, 2010, tome I, p. 153-168.
[4] Cf. Albert Memmi, La dépendance, Gallimard, Folio-Essais, 1993 (1ère éd., 1979).
[5] Ibid., p. 26.
[6] Cf. Lodewijk Bolk, « Le problème de la genèse humaine » (traduction française de Das Problem der Menschwerdung, 1926), in Revue française de Psychanalyse, mars-avril 1961, p. 243-279.
[7] Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 62 (en italique dans le texte).
[8] Albert Memmi, La dépendance, op. cit., p. xxx.
[9] Cf. Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l’avenir, §§ 56, 59, 60, 62.
[10] Cf. Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique (1943), PUF, coll. « Quadrige », 2013, p. 119 et suiv.
[11] Blaise Pascal, Entretien avec M. de Saci, in Œuvres complètes, éd. Lafuma, Seuil, 1963, p. 293.
[12] Ce fragment célèbre est extrait de la Méditation XVII du recueil en prose intitulé Devotions upon Emergent Occasions (1624).
[13] Cf. Aristote, Les Politiques, I, 2, 14 : « […] celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu. »
[14] Voici comment il le caractérise : « […] dans l’esprit de finesse les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence ; il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne : car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. » (Pensées, Br. 1, Laf. 512).
[15] Ibid., Br. 36, Laf. 605.
[16] Cf. Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Quatrième proposition.
[17] Cf. Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, tome II, chap. XXXI, § 396.
[18] Pensées, Br. 434, Laf. 131.
[19] Ibid., Br. 194, Laf. 427.
[20] Voir là-dessus ma contribution au Xe Colloque d’éthique de Bicêtre du 30 novembre 2007, « Autonomie et interdépendance » (publiée en ligne en 2008 sur le site de l’Espace éthique de l’AP/HP).
[21] Pensées, Br. 406, Laf. 477.
[22] Cf. ibid., Br. 524, Laf. 354: « Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil. »
[23] Cf. ibid., Br. 434, Laf. 131 (pensée déjà citée à propos de « l’homme passe infiniment l’homme »).