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La fiction a-t-elle sa place en bioéthique ?

Parlez de manipulation génétique au cours d’un diner, on finira probablement par vous citer Bienvenue à Gattaca. Mais quel rôle peut avoir la fiction dans ces débats ? Les avis de Marc Elsberg, auteur du bestseller Evolution, et Sarah Chan, chercheuse en bioéthique à l’université d’Edimbourg.

Par: Gaia Jouanna, Journaliste scientifique /

Publié le : 02 Juillet 2021

Ethique, fiction et désinformation

« C’est un peu Le Meilleur des mondes que vous nous proposez ! » s’exclame le député des Républicains Philippe Gosselin. Cette saillie a eu lieu lors d’un débat à l’Assemblée sur la révision de 2019 de la loi de bioéthique, adoptée le 29 juin 2021 après presque deux ans de débats. L’impact de la fiction sur le public n’est plus à démontrer. Celle-ci peut être utile pour aborder des sujets bioéthiques, mais la pertinence des différentes œuvres de fiction peut être discutée.

Je dirai que les bonnes [œuvres de fiction, pour les utiliser en bioéthique] posent beaucoup de questions, ne vous donnent pas nécessairement les réponses. Les mauvaises ont une réponse en tête et ne vous posent pas la question

Sarah ChanChancelor’s fellow en éthique, Université d’Edimburg

Livres, films et séries permettent de mettre des sujets complexes au cœur des discussions. « La fiction est extrêmement importante pour aider les gens à explorer les enjeux de la bioéthique. Elle peut nous aider à élargir notre perspective sur ces questions » explique Sarah Chan. Cette dernière a le titre prestigieux de « Chancelor’s fellow » en éthique à l’université d’Edimburg et s’intéresse également à la communication scientifique. Elle a notamment écrit un article intitulé « More than cautionary tales : the role of fiction in bioethics »1. Sarah Chan poursuit : « Il serait illusoire de penser que les histoires de science-fiction sont si radicalement différentes des expériences de pensée utilisées en bioéthique. Certaines des meilleures œuvres de fiction s’emparent d’une expérience de pensée et y ajoutent suffisamment de contexte pour la rendre intéressante ».

Amener les gens à s’intéresser à ces questions, c’est le but de Marc Elsberg, auteur connu pour ses best-sellers internationaux. Son livre Evolution, thriller d’anticipation technologique, aborde l’amélioration génétique : « Je pense que l’important, c’est que les gens prennent conscience que ces possibilités sont à notre porte maintenant, et que nous devons être mieux informés sur le sujet, avoir une discussion plus sophistiquée que ce que nous avons actuellement ». Mais la fiction, surtout lorsqu’elle est dystopique, peut également faire peur.

Une responsabilité pour les auteurs ?

Les auteurs ou réalisateurs participent à orienter le débat. Avec des œuvres peu crédibles scientifiquement, leur travail risque d’entrainer une désinformation. « Les créateurs de fiction ont la responsabilité de s'assurer qu'ils fournissent de bons exemples, de bons récits » explique Sarah Chan, « qu'ils ne déforment pas la science, qu'ils ne caricaturent pas les questions éthiques ». Cette responsabilité, Marc Elsberg en a conscience « Ce que j'essaie de faire ce n'est pas d'orienter les gens dans une certaine direction, mais de leur présenter les faits, et les gens peuvent alors construire leur propre opinion. »
Sarah Chan approuve cette démarche. Elle utilise des œuvres de fiction, comme Bienvenue à Gattaca, dans ses cours de bioéthique. Mais d’autres lui paraissent beaucoup moins pertinente : « Je dirai que les bonnes [œuvres de fiction, pour les utiliser en bioéthique] posent beaucoup de questions, ne vous donnent pas nécessairement les réponses. Les mauvaises ont une réponse en tête et ne vous posent pas la question ». Elle nuance toutefois en disant qu’une œuvre de fiction apportant une réponse, ou une piste avec un raisonnement logique détaillé, serait intéressante du point de vue de la réflexion bioéthique. L’aspect problématique n’est donc pas tant le fait qu’une œuvre de fiction ait une thèse précise, mais davantage que celle-ci soit amenée sans réflexion, en jouant uniquement sur des mécanismes émotionnels. De plus, une œuvre de fiction de qualité peut présenter une thèse forte et tranchée. Mais si le raisonnement qui mène à cette thèse n’est pas détaillé dans l’œuvre, il devra faire l’objet d’une explicitation et d’un travail de réflexion dans le cadre un débat bioéthique, plutôt que d’être utilisé comme un argument définitif. Gardons-nous d’utiliser les œuvres de fiction comme un argument d’autorité.
Il existe donc deux critères pour l’utilisation pertinente d’une référence à la fiction : la qualité de l’œuvre en elle-même – qualité scientifique, qualité des questions qu’elle pose ou de la thèse qu’elle expose et qualité narrative – et la manière dont l’auteur ou l’orateur utilise l’œuvre dans son discours pour construire son argumentation et sa démarche de réflexion. Auteurs et lecteurs, construisons ensemble une oeuvre ouverte… sur le dialogue.