Notre Newsletter

texte

article

Jamais tranquille... La vie face au cancer du sein

Dans le cadre de l'édition 2014 d'Octobre rose 2014, le mois du cancer du sein, l'Espace éthique vous propose ce témoignage.

Par: Sylvie Froucht-Hirsch, Anesthésiste réanimateur, Fondation Ophtalmologique Rothschild, auteur de Le temps d’un cancer – Chroniques d’un médecin malade, Éditions érès /

Publié le : 21 Octobre 2014

Jamais tranquille. La consultation de surveillance revient tous les six mois. Le sein gauche m'a trahie sept ans après le droit. Il a retardé  de quelques années l'intervalle d'un an auquel devait être ramenée ma surveillance semestrielle. La date du prochain rendez-vous est connue six mois avant la prochaine. À chaque fois il faut envisager, calculer, accepter, ne pas renoncer à l'idée de refaire un bilan. Sein es-tu toujours sain ?
Et bien que médecin j’éprouve les affres de l'angoisse et renonce aux savoirs qui pourraient à la fois me rassurer et m’accabler. Je redeviens patiente et appréhende la visite, y compris si je me sens apparemment bien. Je n'aime pas subir les  contrôles, même si la prévention est nécessaire : je rechigne. Cette échéance génère toujours un sentiment d'angoisse : la prise de sang est crainte, mal tolérée, je n'ai qu'un bras disponible pour cet exercice. Je suis une anesthésiste qui n'aime pas les piqûres !
Ce jour de début juillet est ensoleillé et je retrouve le chemin du cabinet de radiologie.
La mammographie est normale, pas de nouvelle calcification annonciatrice du cancer.
Vient le tour de l'échographie. Un petit moment d'attente torse nu, allongée sur la table, je patiente. La radiologue s’approche de moi, elle empoigne la sonde, répand le gel ; les mouvements sont rapides et précis.

  • Oh là là ! Vous avez des ganglions partout… Il faut faire un scanner thoraco-abdominal.

Je me rhabille un peu sonnée.

  • Venez,  je vous montre… Voyez, là, là, là, ce n'est pas normal.

Je sors effondrée et appelle mon mari. Je suis perdue.
Je vais  bénéficier quelques heures plus tard – ailleurs – d'une nouvelle échographie qui s'avère pourtant normale. Nous retiendrons comme définitif le deuxième résultat !
Jamais tranquille.
Ces quelques heures d'angoisse accélèrent le déroulement du temps et interrompent le futur  idéalisé. À nouveau mes peurs réapparaissent, m’envahissent. Je suis lassée, accablée de ces impromptus qui refont surface trop souvent à mon goût, au détour d’un examen qui se veut routinier.
Les vacances ont été annulées sur le champ, heureusement reprogrammées lorsque la bonne nouvelle nous a apaisé. De nouveaux projets s'annoncent. Cela me réconforte. Je peux m'autoriser cette pause bienvenue qui permettra de tourner la page, de manière provisoire. Dans de telles circonstances je me sens solitaire, fragile, incertaine de tout, hors du réel. Il me faut reprendre mes marques surmonter l’obstacle, faire comme si de rien n’était.


Sur le chemin de retour mon regard est attiré par de petites baskets bleues, si jolies. Elles sont en vitrine d'un petit magasin qui les décline dans une vingtaine de couleurs. Ce trop grand choix rend la décision difficile : quelle couleur choisir ? Du bleu roi, bleu foncé au beige. Du reste le beige est en promotion… Quelques heures plus tôt j’étais confrontée à une décision, à un dilemme d’une toute autre gravité. Vous m'avez comprise et me pardonnez : ce questionnement futile m'aide à atterrir. Cette futilité est salvatrice, elle a de réelles vertus thérapeutiques : elle calme l'âme bouleversée. J'oublie mes émotions. Cette heure perdue à essayer des baskets, à hésiter entre les couleurs, m'a lavé la tête. Je retrouve ainsi une sérénité qui permet d’oublier l’épisode du matin au cours duquel, en une fraction de seconde, la maladie aurait voulu ressurgir sans  pitié.
 
Elle a l'air très gentille cette patiente.  Un mois plus tard je travaille à l’hôpital ce samedi d'astreinte. Nous accueillons en urgence madame M. Elle présente depuis quelques jours des vertiges et des maux de têtes. Son médecin lui prescrit du paracétamol qui ne la soulage pas. À la suite d’une chute, un scanner révèle la présence de métastases cérébrales. L’intervention chirurgicale doit permettre de diminuer la pression dans sa tête. Je vais bientôt l'endormir. Je dissimule ma peine. Son cancer est récent, la maladie est cruelle et frappe sans discrimination.

  • Vous ferez attention, on n'a pas le droit de piquer mon bras droit…

Je m'entends lui répondre : « oui, je sais. On ne placera pas le tensiomètre à ce bras. »
Je ressens toujours le même sentiment quand je veille sur des patientes atteintes d'un cancer du sein. J'admire le courage de ces malades et suis attentive à la confiance qu’ils nous témoignent. Même si cette confrontation m’est personnellement délicate, je préserve ma position professionnelle. Cela n’empêche pas l’empathie, la compassion, une certaine forme de solidarité.
En côtoyant la maladie que vivent les autres j’ai conscience de la chance d'aller bien. La maladie m'a frappée et s'est éloignée. Pourtant demeure l’incertitude, la perspective de la prochaine visite de contrôle… La maladie fait irruption de manière violente dans la vie des gens : insidieuse,  parfois explosive, envahissant tout sur son passage. Je ne parviens pas à trouver le moindre sens à ce désastre. Pour ce qui me concerne je me suis efforcée de trouver un espace d’ouverture et de liberté à travers l’écriture, la création artistique, la peinture, la broderie. Chacun tente l’aventure avec ses propres moyens. Oublier la maladie. Prendre ses distances.
Il faut une forme d’héroïsme pour affronter l’instant présent et oser se projeter dans un avenir fait de tant d’inquiétudes et d’impondérables, de peurs aussi. Il en faut de la résolution pour accepter des traitements agressifs, parfois mutilants qui laissent leurs traces indélébiles. Il en faut de la dignité pour résister au regard compassionnel, pour préserver un souci de soi alors que la tentation serait parfois de renoncer tant les circonstances peuvent paraître insurmontables. Il en faut de l’imagination pour parer de couleurs roses le temps de l’automne, pour enchanter ce moment consacré au cancer du cancer, pour le vivre dans l’espoir comme un appel à la vie.