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Il y aura un avant et un après la crise sanitaire du Coronavirus COVID-19 pour les Ehpad, il nous appartiendra collectivement de refonder ce secteur.

"Ce dont nous sommes en train de faire l’expérience douloureuse et couteuse, au prix d’une souffrance inouïe pour des pans entier de la population, c’est que nous avons joué les apprentis sorciers, et pas seulement sanitaires. Comment en sortir très vite ? C’est cet apprentissage que nous devrons faire, en quelques mois."

Par: Philippe Duboé, Directeur d'EHPAD /

Publié le : 01 Avril 2020

J’ai exercé durant 23 ans la fonction de directeur général d’un groupe associatif d’Ehpad.  J’ai fait face les dernières années aux modes de gestion mettant l’accent sur l’atteinte de résultats financiers et les indicateurs  de performance en lien avec l’Agence régionale de Santé, plutôt que sur l’atteinte d’un rôle social légitime lié à la fonction de directeur d’institutions médico-sociales ; la déshumanisation du travail, le changement incessant de la réglementation, le rythme accéléré des relations avec les différents partenaires et le travail en « mode urgence » continuel de personnels épuisés, étaient mon quotidien.
J’ai ressenti l’impuissance et la résignation à divers niveaux de l’organisation du travail ainsi que dans mes différentes démarches d’alertes auprès des tutelles de contrôle. La perte de sens de mon travail et les injonctions paradoxales m’ont conduit à négocier un départ et de quitter mes fonctions pour des raisons éthiques, il y a exactement un an.
Parmi les éléments déclencheurs, j’avais dû renoncer dans la négociation d’un CPOM[1] face aux positions du conseil départemental et de l’ARS à faire bénéficier mon association des moyens nécessaires à la bonne prise en compte des résidents et à offrir aux personnels des conditions de travail de meilleure qualité.
J’ai fait le constat, une fois les nécessaires mesures de rationalisation de gestion réalisées, que le CPOM desservait les intérêts des résidents et du personnel et constituait un marché de dupes : dans ces conditions, je ne me sentais plus en mesure de continuer mes fonctions.
Être en fonction de direction au sein d’un Ehpad exige une éthique professionnelle, c’est certes s’inscrire dans un cadre législatif par un budget strict imposé par les tutelles de contrôle et de tarification, c’est être dans la responsabilité d’un cadre dirigeant qui doit assurer sa mission sans en avoir les moyens. La fonction de direction, implique d’appliquer les normes, les contraintes, le cadre réglementaire, etc. : tout ce qui incarne la fonction de direction. Toutefois, la part fondamentale de la fonction de direction est avant tout de créer la possibilité de lien social, elle doit incarner le projet d’établissement et lutter simultanément pour ne pas aseptiser la vie et chercher sans cesse des leviers de remise en lien avec la vie réelle, des résidents et de leurs familles. C’est la complexité de ces métiers et ce qui le rend passionnant.

« De la vie bonne dans des institutions justes ».

Dans ma pratique de direction, je me suis sans cesse interrogé : « comment vais-je respecter la réglementation, mes budgets impartis et comment vais-je permettre une qualité des soins et d’accompagnement ? Comment vais-je créer : des espaces de liberté et d’autonomie pour les personnels afin de permettre aux personnes aidées de continuer à vivre au mieux en respectant leur liberté et leur dignité ? Comment vais-je contrer la perte de sens du travail des soignants ?
Il est important de mon point de vue de créer des relations qui promeuvent le partenariat interne, l’écoute et la participation des collaborateurs en leur laissant plus d’autonomie et de liberté dans leurs fonctions. Dans ces environnements toujours contraints par le temps et le manque de moyens humains, il est essentiel de compter sur le déploiement de bonnes volontés pour pouvoir réaliser un tel exploit.

Un nouveau paradigme au travail après la crise

Un modèle de leadership « humaniste » et participatif est nécessaire à la refondation de ce secteur et vise donc bien la qualité de service rendue et doit remettre les personnes au centre de ses préoccupations, mais aussi la « qualité du travail bien fait » et sa reconnaissance dans les facteurs de motivation des personnels.
Nous pourrions retenir les propositions d’Yves CLOT, professeur émérite en psychologie du travail au CNAM qui  propose comme solution d’instituer les conflits sur la qualité de l’activité, il explique :
« Pour reconstruire tout autant les organisations que les institutions publiques, de bas en haut. « La seule “bonne pratique” est la pratique de la controverse sur le travail bien fait », car « la souffrance n’est pas d’abord le résultat de l’activité réalisée. C’est ce qui ne peut pas être fait qui entame le plus. La souffrance trouve son origine dans les activités empêchées, qui ne cessent pourtant pas d’agir entre les travailleurs et en chacun d’eux sous prétexte qu’elles sont réduites au silence dans l’organisation. Mieux encore, Yves Clot avance l’idée que « l’institution de ces conflits, au sens fort de l’expression, est peut-être le ressort principal d’une transformation des relations professionnelles. Il suggère également que face à leur affaiblissement, les syndicats pourraient trouver une voie de reconstruction, par en bas, en mettant le conflit sur la qualité de l’activité au cœur de leurs revendications. »
Il nous reste collectivement à refonder ce secteur, c’est aussi vrai pour nous personnellement en direction d’institutions médico-sociales, il s’agira de nous remettre en question pour transformer, innover et repartir sur de nouvelles bases d’organisations et de relations au travail.
Nous essaierons à notre place de participer à cette refondation prônée par le Président de la République et être présents pour les différents enjeux qui se présenteront à nous, nous resterons vigilants sur la concrétisation de cette refondation : il s’agira de ne pas décevoir car le prix de la déception serait exorbitant. Ce dont nous sommes en train de faire l’expérience douloureuse et couteuse, au prix d’une souffrance inouïe pour des pans entier de la population, c’est que nous avons joué les apprentis sorciers, et pas seulement sanitaires. Comment en sortir très vite ? C’est cet apprentissage que nous devrons faire, en quelques mois. Voyons comment le faire ?
Emmanuel Mounier disait : « L’événement sera notre maître intérieur ». Belle définition à méditer d’une philosophie engagée qui nous convoque à agir, en prise avec la crise sanitaire et  les soubresauts du quotidien.
 
Référence électronique des citations Yves Clos :
Jean-Pierre Durand, « Yves Clot, Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux ».

Références

Les CPOM sont des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens signés par les ehpad, les conseils départementaux et les ARS (agences de santé régionales. Ce contrat administratif, mis en place fin 2016, devait engager les gestionnaires d’établissements sociaux ou médico-sociaux à assurer une qualité de prise en charge et un bon accompagnement des résidents pour une période de cinq années.