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Greffe de visage : Pour une éthique de l’innovation biomédicale

Le 27 novembre 2005 a été réalisée à Amiens la première allogreffe partielle de face. Les instances éthiques compétentes ont commenté cette « première chirurgicale » [se référer sur le site au dossier « Greffe de visage : positions éthiques ».] En hommage à la personne décédée qui a rendu possible cette intervention chirurgicale mais également à ses proches, ces quelques considérations relatives à l’éthique de l’innovation biomédicale.

Par: Emmanuel Hirsch, Ancien directeur de l’Espace éthique de la région Île-de-France (1995-2022), Membre de l'Académie nationale de médecine /

Publié le : 06 Mars 2007

Auprès des différents intervenants impliqués dans les domaines de la recherche biomédicale, j’ai compris que le champ de l’innovation biomédicale justifie une attention spécifique tant il accentue dépendances et fragilités. Dans les domaines de la santé, les équilibres sont précaires, d'autant plus en ces temps où la fonction du médecin semble nécessairement relever non seulement de ses compétences scientifiques, mais plus encore de ses capacités d'innovation, d'invention de concepts inédits susceptibles de ramener la destinée humaine à des procédures et protocoles qui en assureraient une certaine maîtrise. La déontologie du médecin a ses propres règles qui prévalent sur les considérations strictement techniques, de telle sorte qu’il convient d’apprécier ce qu’il en est de la rigueur scientifique d’une expérimentation thérapeutique dans le contexte du soin. Les bonnes pratiques du chercheur et son propos peuvent différer des obligations du médecin à l’égard de son malade : une confusion des genres peut parfois susciter des ambiguïtés préjudiciables à son intérêt direct. Les pré-requis d’un essai, les exigences méthodologiques requises pour l’inclusion dans une cohorte expérimentale relevant de règles générales peuvent susciter des dilemmes. Dans un contexte de compétitivité internationale, de pressions financières, les grands principes résistent mal aux contraintes et plus encore aux principes d’une éthique de la recherche biomédicale.

 

Le risque jusqu’où ? Le risque admis par qui ?

Promue par l’Association médicale mondiale, la Déclaration d’Helsinki ne stipule-t-elle pas pourtant dans son article 5 que « Dans la recherche médicale sur les sujets humains, les intérêts de la science et de la société ne doivent jamais prévaloir sur le bien-être du sujet » ? Le « sujet » de la recherche n’est-il pas parfois dépossédé de son éminent statut de personne au nom d’intérêts estimés supérieurs ? L’éthique biomédicale ne se voit-elle pas ainsi réduite à une fonction de simulacre censé atténuer les dernières inquiétudes et refouler toute menace de dissidence ?

Les enjeux éthiques de l’innovation thérapeutique nous confrontent tout d’abord à la question que suscite la prise en compte de l’intérêt direct de la personne susceptible de bénéficier d’un traitement innovant. « Innover ne va pas sans risque. Le risque jusqu’où ? Le risque admis par qui ? » Cette position de Georges Canguilhem interroge les pratiques médicales dés lors qu’elles exposent le professionnel de santé au devoir d’évaluer la pertinence et les conséquences possibles de son action. Les intérêts ou avantages de la personne peuvent s’avérer moindres que l’attrait d’une connaissance, quand bien même elle serait susceptible, à terme, de bénéficier à d’autres malades. On y perçoit les difficultés d’un raisonnement posé dans le cadre de considérations plus générales qu’individuelles, ce qui se retrouve dans certaines décisions de santé publique, de sécurité sanitaire.
En matière de thérapeutiques innovantes, l’approche éthique limite trop souvent son champ de discussion aux notions du possible et du permis. En ce domaine il me semblerait tout autant justifié de traiter du souhaitable, voire du préférable, dans un contexte caractérisé par des dilemmes trop souvent réduits à l’audace des pratiques ou à l’acceptabilité sociale de pratiques dés lors toujours présentées comme un incontestable progrès. Le cumul et l’intensification des évolutions intervenant notamment dans le champ des sciences du vivant mettent à mal notre système de références. Nous y sommes d’autant plus sensibles qu’elles touchent à la santé de l’homme.

Ces avancées, que l’on présente trop souvent porteuses des plus hautes promesses et comme autant de défis portés à la fatalité, envahissent l’espace social, manipulent les représentations, deviennent ces mythes ou mystifications modernes investis d’une confiance d’autant plus forte que leurs promesses semblent illimitées. On l’aura compris, il paraît à bien des égards immoral de soumettre les pratiques souvent inédites qui semblent s’imposer à une délibération affranchie d’inextricables contingences. La critique semble indécente, inappropriée, non éthique… Seul le principe de précaution saurait désormais imposer un minimum de pondération là où l’approche éthique s’avère difficilement recevable, avec les conséquences péjoratives que l’on constate parfois par son recours sans autre forme. S’agit-il alors de nous satisfaire de ces espaces d’exception inaccessibles à la moindre mise en cause ? Ou ne convient-il pas plutôt de ramener ces pratiques aux conditions plus habituelles des pratiques médicales ?
Une telle question me semble d’autant plus déterminante que bien souvent les personnes malades, elles-mêmes, revendiquent comme un droit, la possibilité d’accéder à des traitements expérimentaux, y compris en affirmant le choix d’être considérées et traitées comme des « cobayes ». Ne s’agit-il pas de tout tenter, de tout oser, faute d’une alternative thérapeutique ? Les médecins sont ainsi confrontés à ces circonstances qu’il paraît insatisfaisant de discuter, tant elles s’avèrent douloureuses, complexes, ce qui nous exonérerait de toute exigence d’évaluation, de pondération.

Quelles références solliciter afin d’éviter que la compassion compromette le sens même et la teneur de la relation de soin, ou que la personne malade éprouve le sentiment d’être en quelque sorte abandonnée, révoquée dans son droit d’accéder à un traitement, quelle que soit la pertinence de son indication ? Je considère que le préambule du premier code de déontologie médicale édicté en avril 1941 est toutefois susceptible de proposer un repérage adéquat, dans la mesure où il consacre la notion d’indépendance professionnelle dans la complexité de ses significations : « Le médecin est au service des malades ; c'est un service sacré. Il doit l'assurer en toutes circonstances, même au prix de son propre intérêt et au risque de sa vie. Il doit garder le sens de la responsabilité sociale et ne jamais aliéner son indépendance professionnelle. Par la dignité de sa vie, il doit faire respecter en sa personne la médecine toute entière. »

Cette intégrité du praticien, qui relève pour beaucoup de son souci éthique, touche à sa faculté de préserver sa liberté au regard de toutes formes de contingences — ce que l’on retrouve de manière constante, certes parfois discutable, dans les textes de morale médicale. Les logiques de l’innovation médicale mettent en cause l’espace de liberté et donc cette faculté de jugement critique qu’il convient de préserver dans la relation de soin. C’est là où elles justifient une réflexion qui touche essentiellement à l’autonomie morale de la personne.

 

Des lignes de conduite intangibles

Une fois énoncées, ces quelques considérations ne sauraient en aucun cas nous inciter à ne considérer la valeur et l’intérêt de l’innovation médicale qu’à l’aulne d’une critique générale forcément discutable. Depuis ses premiers temps, la médecine s’affirme dans la force et le courage d’une imagination, d’une créativité, d’une inventivité directement ou non au service de la personne malade. Cette démarche s’inscrit dans une constante contestation de la fatalité ou de conceptions sans fondements. Elle nous a permis de nous affranchir de certaines contingences, de gagner en liberté, en autonomie, en connaissances et ainsi en capacité d’influer sur notre destinée.
Toutefois, la santé de la personne demeure depuis toujours la référence supérieure qui justifie, oriente et encadre l’intervention médicale. À ce propos, les Principes d’éthique médicale européenne se situent dans la continuité de la morale hippocratique : « Dans l’exercice de sa profession, le médecin s’engage à donner la priorité aux intérêts de santé du malade. Le médecin ne peut utiliser ses connaissances professionnelles que pour améliorer ou maintenir la santé de ceux qui se confient à lui, à leur demande ; en aucun cas il ne peut agir à leur détriment. »
Lorsque le médecin est forcément confronté aux devoirs du soin de la personne et à la nécessité de s’investir dans une recherche scientifique aux objectifs plus généraux, comment parvient-il à préserver les équilibres que lui impose la déontologie médicale ? : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. […] »

Il convient donc de s’interroger sur la définition même de l’innovation médicale. Intervient-elle dans le champ d’une pratique raisonnée ou plutôt dans celui de l’expérimentation ? Certaines innovations sont-elles plus justifiées que d’autres, notamment en situations d’urgence et d’impasse thérapeutique ? L’innovation chirurgicale relève-t-elle de pré-requis à ceux en vigueur dans l’accès à de nouvelles molécules ? Certaines innovations peuvent-elles être développées alors que l’on dispose déjà d’approches dûment validées et qu’elles peuvent exposer la personne à des risques évitables estimés indus ? De quelle manière et avec quels instruments établir la valeur, la pertinence et le sens d’une innovation ?
À cet égard, le code de Nuremberg fixe des lignes de conduite intangibles qui peuvent éclairer certaines situations : « […] L’expérience doit avoir des résultats pratiques pour le bien de la société impossibles à obtenir par d’autres moyens : elle ne doit pas être pratiquée au hasard, et sans nécessité. […] On doit faire en sorte d’écarter du sujet expérimental toute éventualité, si mince soit-elle, susceptible de provoquer des blessures, l’invalidité ou la mort. […] »

D’autres points justifient notre attention. Comment et en se fixant quelles règles, solliciter le consentement de la personne pour son inclusion dans une procédure innovante ? Quelles informations communiquer sans dissimuler les incertitudes et les aléas, voire les effets préjudiciables ?
L’article n° 2 du Rapport du 14 septembre 1998 élaboré par le Comité consultatif national d’éthique insiste sur ce point : « Les principes qui sous-tendent la recherche de consentement des malades aux soins médicaux ou à la recherche sont les mêmes (respect de la liberté du patient), et ils mènent vers le même objectif : la responsabilité et la confiance partagées entre deux partenaires également autonomes, le malade et le médecin. » Responsabilité et confiance semblent parfaitement définir ce que signifie un consentement — cette délégation conditionnelle de responsabilité qui doit s’exercer au seul service de la personne malade.

A priori, l’innovation médicale me semble incluse dans le champ de la recherche médicale. Elle trouve à la fois sa justification et ses limites dans sa capacité de se développer dans un cadre strictement déterminé qui respecte la personne dans ses droits et ses intérêts propres. Elle doit concilier le service de la personne malade et les enjeux d’un gain en savoirs applicables à la santé de tous.
La Déclaration sur les droits du patient nous ouvre à une dimension parfois négligée de nos obligations professionnelles qui engage à mieux définir les règles qui s’imposent dans un contexte expérimental : « […] Dans le cadre de la recherche biomédicale portant sur des personnes humaines — y compris la recherche biomédicale non thérapeutique — le sujet peut prétendre aux mêmes droits et à la même attention qu’un patient dans une situation thérapeutique normale. » C’est dire que l’innovation ne saurait autoriser une pratique d’exception. Au contraire, par son caractère très spécifique elle impose des dispositifs rigoureux susceptibles d’éviter la moindre dérive.

L’innovation médicale ne constitue donc pas un territoire livré aux seules logiques de la recherche, que certains considéreraient affranchies des principes de la déontologie. Au contraire, elle soumet les professionnels aux obligations cumulées de l’éthique médicale et de l’éthique de la recherche. L’exigence éthique se situe dans cette mise en commun des valeurs de nature à préserver la personne d’excès préjudiciables à ses intérêts, tout en lui permettant de bénéficier de traitements qui pourraient favoriser son état de santé. C’est du reste ce qu’affirme le Conseil pour les organisations internationales des sciences médicales dans une résolution adoptée avec l’Organisation mondiale de la santé en 1993 : « Toute recherche concernant des sujets humains devrait être menée conformément à trois principes éthiques fondamentaux, c'est-à-dire respect des personnes, caractère bénéfique et justice. » La perception que l'on a du champ de nos responsabilités s'amplifie à mesure que nous avons le sentiment que nos actes portent des conséquences dont on maîtrise mal la portée.
Il convient de s'interroger sur ce que recèlent les mentalités indifférentes à l’esprit de prudence, de retenue, lui préférant les voluptés des exploits, la fuite en avant, toujours pour de nobles raisons que l’on ne tente pas même d’expliciter. Nous détenons une masse d'informations qui nous provoquent à un excès de demandes toujours insatisfaites et nous font éprouver plus durement encore les limites de notre condition humaine. « Avec ses applications qui ne visent que la commodité de l’existence, la science nous promet le bien-être, tout au plus le plaisir. Mais la philosophie pourrait nous donner la joie. »