Quoiqu’il en soit, ils meurent beaucoup, et vite : à 49 ans en conditions de rue, au terme de 5 à 10 ans d’errance. Lorsqu’ils ont accès à un hébergement, leur espérance de vie atteint 60 ans. Les femmes, très minoritaires, sont encore plus exposées à une mortalité prématurée[2].
La mortalité n’est pas saison-dépendante. Les pathologies n’ont rien de spécifique. Ce qui aggrave le pronostic, ce sont les conditions de vie : au jour le jour, en mode survie immédiate. La prévention n’a aucune place. Les intoxications chroniques sont surreprésentées apportant leurs effets adverses. L’accès aux soins est compliqué : papiers non en règle ou perdus, droits non ouverts ou non renouvelés, difficultés de suivi. Les morts violentes représentent 20% des décès[3].
En cas d’hébergement, une prise en charge médico-infirmière est possible : au CASH de Nanterre, comportant structures d’accueil d’urgence (CHAPSA), hébergements pérennes (CHRS, EHPAD) et hôpital général, les personnes ont accès à une consultation médicale, et à des soins infirmiers ambulatoires ou en hospitalisation complète (LHSS).
Enjeux éthiques de l’accompagnement
Une « mort psychique » a été décrite, caractéristique des grands exclus : passé souvent lourd, troubles psychiatriques fréquents, conditions de vie dures, confrontation quotidienne à la violence et à la répression éteignent les capacités de désir, de projection dans un avenir, génèrent des perturbations identitaires. Des stratégies de défense peuvent être adoptées : tenter de conserver une image positive du corps par l’hygiène ; ou exhibition d’une incurie[4] agissant symboliquement comme la reconquête d’un territoire protégé des autres, forme sensorielle de proto-habitat, pour ceux qui ne peuvent plus habiter nulle part. Puis arrive le repli sur soi, verrouillant toute révolte.Irréversibilité de la situation, contraction du temps et de l’espace alloués, perturbations de l’image de soi avec délaissement du corps et de ses messages, athymie entraînant une indifférence aux conditions de vie concourent à la survenue d’une « mort sociale »[5]. Ils deviennent invisibles aux yeux de notre société normée, qui ne les reconnaît plus comme de ses membres, les ignore ou les enferme ; comme si, face à l’altérité radicale à laquelle ils confrontent, on ne parvenait plus à les penser de la même humanité que nous. Le spectacle scandaleux de leur vie à la rue, l’impossibilité de compter précisément le nombre des décès témoignent de notre incapacité à être mobilisés comme nous pouvons l’être face aux autres vulnérabilités extrêmes que nous rencontrons. Ils deviennent, comme l’écrivait Butler[6], « des vies indignes d’être vécues, donc indignes d’être pleurées », non productives, sans intérêt donc sans valeur. Cependant le travail auprès d’eux révèle qu’en fait ils font famille, société, selon d’autres critères que notre société de référence. Ainsi ils nous ont souvent manifesté leur désir de finir leur vie dans les structures fréquentées, pour la plupart inadaptées, afin de préserver le lien avec leurs compagnons et soignants. En cas d’anticipation de conditions de décès particulièrement difficiles, la mutation en Unité de Soins Palliatifs, où ils bénéficient d’un accueil prioritaire, ne s’obtenait qu’au terme de patientes négociations… A l’écoute de souhaits de fins de vie semblables aux nôtres, il s’est agi de substituer à un idéal soignant de bonne mort, une mort décente dans des conditions de confort et de sécurité acceptables.
Accompagner les fins de vie des SDF, c’est s’attacher à trouver avec eux et pour eux le juste soin palliatif ; ne pas tomber dans l’emphase idéaliste, d’un paternalisme inacceptable, porteuse de cette violence implicite d’une mort pacifiée, dénoncée par Higgins dans L’invention du mourant[7] ; ne pas se contenter du minimum déontologique, dépasser l’injonction lévinassienne produite par l’irruption du Visage[8] d’autrui nous convoquant unilatéralement à la responsabilité ; reconnaître dans cet Autre tellement vulnérable, ce qui demeure de capacités et de désir, développer à son encontre une sollicitude au sens ricœurien[9] : pour lui et avec lui.
Dans notre expérience d’équipe, une interpellation s’est imposée d’elle-même au terme de ce parcours d’identification des enjeux éthiques de l’accompagnement de fin de vie des SDF : lorsque nous les rencontrons il est trop tard. Face aux chimères de la réinsertion[10], à l’incapacité politique persistante à réduire les causes de leur disqualification, ne faut-il pas œuvrer collectivement vers une éthique de la reconnaissance, telle celle développée par Honneth[11] ? Il s’agirait de les établir dans une position d’autres demeurant comme de possibles « soi-même », et non plus comme de parfaits étrangers à nos représentations, en cessant de les traiter en ennemis potentiels (cf. nos politiques urbaines).
Cet objectif d’ordre politique devrait passer par une démarche individuelle de reconnaissabilité de ces personnes, telle que la conçoit Judith Butler[12]. Elle passe par l’identification d’un fonds d’humanité partagée : notre commune vulnérabilité.