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Face à l’incertitude : faire entrer la réflexion éthique à l’école
"Nulle science exacte ne pourra jamais nous dire quels risques nous sommes collectivement prêts à accepter pour éviter les décrochages scolaires, la fermeture des classes, ou permettre aux parents de reprendre leurs activités professionnelles. Nul expert ne pourra nous indiquer le seul et unique chemin pour sortir le plus judicieusement possible de cette pandémie."
Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 13 Novembre 2020
Version longue d'un texte initialement paru dans The Conversation.
L’incertitude a fait une entrée fracassante à l’école. A peine trois semaines après la rentrée scolaire, le ministère de l’Education nationale publie un nouveau protocole sanitaire allégé. Les camarades de classe et l’enseignant d’un élève de maternelle ou de primaire testé positif à la Covid-19 ne seront désormais plus considérés comme des cas contacts. Ce n’est qu’à partir de trois élèves contaminés que la fermeture de la classe sera envisagée. Cette modification du protocole sanitaire s’appuie sur l’avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) rendu le 17 septembre et qui « prend en considération que les enfants sont peu à risque de forme grave et peu actifs dans la transmission du SARS-CoV-2 »1. Pourtant, bien que fondées sur des données scientifiques, ces mesures font débat. Tandis que des laryngologues commencent à nous alerter sur les risques professionnels liés au port du masque pour les enseignants2, d’autres s’interrogent sur la pertinence de porter un simple masque en tissu devant une classe d’élèves de primaire qui, eux, ne le portent pas3. C’est ainsi que le collectif de médecins « Stop-Postillons » milite pour l’extension du port du masque pour les élèves à partir de 6 ans4.
Au-delà de l’inconfort provoqué par des règles précaires et des questions qui restent en suspens – que faire si un enseignant est testé positif, par exemple ? –, les hésitations de l’Education nationale sur les bonnes mesures à mettre en œuvre pour faire face à la reprise de la pandémie sont un cas d’école de notre déstabilisation collective quant à la manière dont les savoirs scientifiques peuvent guider nos décisions. De cette inquiétude, nous devons donc aussi tirer toutes les leçons quant à la transmission des savoirs au sein des classes. Les élèves qui ont quitté l’école en mars dernier ne sont plus les mêmes que ceux qui sont rentrés en septembre. Ils ont vu des connaissances scientifiques débattues publiquement, contredites, incarnées par des grandes figures médiatiques comme Didier Raoult, utilisées politiquement et parfois déformées. Ce trouble dans les savoirs interroge en profondeur l’institution scolaire : que pouvons-nous enseigner alors que le monde se dérobe sous nos pieds ? Comment faire de cette déstabilisation des savoirs une force pour les enseignements scolaires et non une remise en cause de ces enseignements ? A l’ère des crises systémiques de la Covid-19 et du réchauffement climatique qui portent chacune leur lot d’incertitude et de complexité – il n’y est pas uniquement question de science, mais aussi d’économie, de politique, de relations internationales, ou encore de santé publique – nous ne pouvons plus enseigner comme avant sous peine de couper l’institution scolaire du contexte dans lequel nous vivons. C’est d’ailleurs l’alerte que nous adressait Greta Thunberg en initiant sa « grève scolaire pour le climat » en 2018.
La science seule ne saurait trancher les risques acceptables
Bien sûr, nous pouvons nous rassurer en nous disant que nous ne savons pas encore exactement, malgré le nombre impressionnant d’études scientifiques publiées depuis le début de l’épidémie, quel est le rôle des enfants dans la transmission du virus, quel taux de contamination nous permettrait d’atteindre une immunité collective ou encore le temps d’incubation, mais que nous le saurons bientôt pour arbitrer ces choix difficiles de manière objective. C’est ainsi que la période d’isolement est récemment passée de quatorze jours à sept jours suite aux recommandations de l’Avis n°9 du Conseil scientifique Covid-19. Il serait d’ailleurs passionnant que ces processus de création des savoirs soient étudiés à l’école pour revenir sur le mythe d’une science unifiée, composée de savoirs certifiés et bien ordonnés dans une encyclopédie. Mais allons plus loin. Les questionnements autour des règles sanitaires à respecter à l’école montrent qu’au-delà de tout ce que nous ne savons pas et que nous saurons probablement un jour, nous devons reconnaître tout ce que nous ne saurons jamais vraiment – en tout cas, pas scientifiquement.
Nulle science exacte ne pourra jamais nous dire quels risques nous sommes collectivement prêts à accepter pour éviter les décrochages scolaires, la fermeture des classes, ou permettre aux parents de reprendre leurs activités professionnelles. Nul expert ne pourra nous indiquer le seul et unique chemin pour sortir le plus judicieusement possible de cette pandémie. Ces décisions, même si elles s’appuient sur des connaissances scientifiques sélectionnées par les politiques, relèvent d’une incertitude fondamentale qui ne peut être éclairée que par le débat contradictoire entre les experts, les décideurs, les chefs d’établissement et les personnes concernées5. Comme nous le rappelle Myriam Revault d'Allonnes dans La Faiblesse du vrai, il ne s’agit pas ici de trancher sur des « vérités rationnelles » mais sur des « vérités de fait » qui sont le fruit d’une interprétation construite collectivement – certes, à partir de faits avérés. Autrement dit, nous ne pouvons pas attendre que les scientifiques nous disent simplement quoi faire sans exercer notre jugement.
Nous sommes ici confrontés aux frontières du savoir, ou plutôt, à une redéfinition du savoir. Pour ne pas décrédibiliser la production des savoirs scientifiques, tout en étant capable d’en connaître les limites, c’est donc cette incertitude fondamentale et ce non-savoir qu’il faut désormais être capable d’accueillir dans l’enceinte scolaire. Travailler sur ces non-savoirs, ce n’est certainement pas penser que nous n’avons rien à apprendre des scientifiques ou que toutes les décisions se valent. Tout au contraire, c’est identifier les tensions entre des points de vue différents fondés sur des valeurs, des intérêts ou des résultats scientifiques divergents, et tenter de trouver des solutions par le dialogue et le dévoilement des « désaccords féconds » chers au philosophe Patrick Viveret6. C’est sortir par le haut de cette impression d’arbitraire qui nous saisit à chaque changement de protocole. C’est pour maintenir cette exigence d’un débat démocratique et éclairé, sans sombrer dans la remise en cause de tous les savoirs, qu’il est urgent de faire entrer la démarche de réflexion éthique dans les classes.
La réflexion éthique est une manière de faire émerger des questionnements portant sur les valeurs en jeu, les finalités de nos actions et leurs conséquences7. Il ne s’agirait pas de confondre l’incertitude et l’ignorance, mais plutôt de suivre les traces de Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Ce n’est pas le réconfort de l’ignorance – ce que je ne sais pas n’existe pas –, mais le début d’une quête. C’est pourquoi la pratique de l’éthique est modeste : elle est un art de poser les bonnes questions et de tenter d’y répondre de manière collégiale. Cependant, malgré ses bons résultats8, cette initiation des élèves à la réflexion éthique est entrée dans les classes par la petite porte, sous la forme de multiples expérimentations, à l’image de celle qui a été menée par l’Espace éthique Île-de-France et l’Université Paris-Saclay au lycée Pierre-Gilles de Gennes à partir de 20179.
"A quels dilemmes faisons-nous face ?"
Peut-être parce que dans cette démarche, nous sommes bien loin des préoccupations traditionnelles de la pédagogie qui nous amènent le plus souvent à nous interroger sur les méthodes afin que les élèves assimilent les savoirs plus facilement. C’est, par exemple, le présupposé du Conseil scientifique de l’Education nationale qui s’est donné comme objectif de « nourrir la réflexion pédagogique en mettant à la portée de tous les résultats de la recherche de pointe comme des expérimentations de terrain », notamment dans le domaine des neurosciences10. Sans remettre en cause le bien-fondé de cette démarche et l’intérêt que nous pouvons porter au fonctionnement du cerveau dans les processus d’apprentissage, nous voyons aujourd’hui que nous ne pouvons pas nous en contenter. Plongés dans un monde mouvant et incertain, « mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine », pour reprendre le célèbre mot de Montaigne dans ses Essais11. On peut douter que les neurosciences et la neuroéducation nous permettent de faire éclore des citoyens capables de compréhension, de discussions éclairées et d’esprit critique sur des enjeux aussi cruciaux, par exemple, que les règles à appliquer lors de cette rentrée scolaire et l’intérêt général qui s’en dégage. Comme nous le rappelle le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n°131 portant sur le « Cadre éthique de l’expérimentation pédagogique en situation réelle », « si des mesures de performance "instrumentale " (calcul, lecture…) de l’enfant sont essentielles, l’évaluation de l’esprit critique ou de la créativité, qui peut être moins simple à mesurer, l’est également ».
Alors, plutôt que des vulgarisateurs de savoirs, ne sommes-nous pas tous devenus, au moins en partie, des « maîtres ignorants », pour reprendre l’expression de Jacques Rancière ? Comme le souligne le philosophe, c’est, en effet, le schéma traditionnel du « professeur consciencieux » qu’il faudrait remettre en cause dans la pratique de la réflexion éthique à l’école ; le schéma de celui qui pense « que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science ». Si nous ne prenons ne serait-ce que l’étude des conséquences de la Covid-19 sur les établissements scolaires, nous devrions procéder à l’opposé du « maître explicateur ». Plutôt que d’aller du simple vers le compliqué, nous n’avons pas d’autre choix que de partir de la situation que nous vivons tous, dans sa complexité, afin de la démêler et de mettre des mots sur les enjeux que nous rencontrons : à quels dilemmes faisons-nous face ? Comment les envisager ? Quelles réponses y apporter ? Pour emprunter encore une fois les mots de Jacques Rancière, cette démarche bouscule en profondeur « le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes », pour faire le pari de l’égalité des intelligences. Tout le monde a son avis à donner. C’est le point de départ pour faire le tour de nos savoirs et apprendre à chercher ensemble la réponse bonne plutôt que la bonne réponse.
Alors, plutôt que des vulgarisateurs de savoirs, ne sommes-nous pas tous devenus, au moins en partie, des « maîtres ignorants », pour reprendre l’expression de Jacques Rancière ? Comme le souligne le philosophe, c’est, en effet, le schéma traditionnel du « professeur consciencieux » qu’il faudrait remettre en cause dans la pratique de la réflexion éthique à l’école.
Pour une reconnaissance des non-savoirs
Faire un débat éthique en classe, ce n’est pas uniquement identifier les dilemmes en jeu dans une situation complexe et éclairer la discussion à l’aide d’expertises et de points de vue différents – juristes, associatifs, scientifiques, soignants, etc. C’est aussi reconnaître que les élèves peuvent être producteurs de savoirs, qu’il faut être capable de reconnaître leurs expériences et de faire fond sur elles pour les valoriser. C’est l’une des leçons que le philosophe Bernard Stiegler tirait des engagements de Greta Thunberg et de la « génération climat ». « La recherche contributive consiste à développer des territoires laboratoires associant intimement et quotidiennement des habitants, des associations, des institutions, des entreprises et des administrations. Il s’agit pour ces communautés apprenantes de faire face très pratiquement aux enjeux immédiats de l’Anthropocène », affirmait-il avec le collectif Internation dans son dernier ouvrage12. C’est donc être capable de s’appuyer sur les savoirs du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), tout en reconnaissant que nous ne savons pas tout et que certains savoirs ne peuvent être élaborés, sur le terrain, que par les personnes concernées. Les savoirs situés permettent ainsi de s’ajuster à une situation complexe et mouvante. Aussi, dans le cadre des cours d’Education Morale et Civique (EMC), qui portent en lycée sur les questions de la liberté, du lien social et de la démocratie, pourquoi ne pas faire travailler les élèves sur les adaptations à mettre en place dans le lycée lui-même pour faire face à la crise ? Pourquoi ne pas faire des lycées des « laboratoires » ?
Cette reconnaissance collective de nos non-savoirs peut donc paradoxalement être productrice de savoirs, savoir-faire et savoir-être. Faire réfléchir les élèves sur les enjeux de leur situation, c’est, enfin, les rendre acteur dans la cité en articulant, à la manière des démarches d’empowerment que décrivent Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener13 : « l’acquisition d’une conscience de soi, d’une estime de soi, d’une conscience critique et le développement des capacités individuelles avec l’engagement, la mobilisation et l’action collective pour une transformation sociale ». On l’aura compris, il n’est pas ici question d’enseigner aux élèves un corpus de bonnes pratiques ou un catéchisme républicain, mais d’incarner ces valeurs et ces principes au sein des établissements.
Gardons-nous d’idéaliser cette pratique. Il reste de nombreux obstacles à lever pour mener une véritable réflexion éthique dans les établissements scolaires et dépasser le stade de l’expérimentation : l’appréhension des enseignants à l’idée de mener une nouvelle pratique pédagogique plus horizontale, la recherche de soutiens institutionnels et associatifs parfois difficiles à trouver, le manque de formation sur la démarche de réflexion éthique et sur les questions prévues au programme de l’Education Morale et Civique (EMC), les préoccupations pédagogiques – par exemple, comment évaluer ces travaux en imaginant des formes d’émulation non compétitives ? –, et enfin, des problèmes de reproductibilité en prenant en compte la diversité des pratiques locales. C’est à l’encouragement et à la pérennisation de ces pratiques qu’il s’agit de travailler à présent. Et pourquoi pas, finalement, imaginer que ces discussions éthiques en classe puissent finalement servir de modèle à une concertation nationale qui serait bien utile en ces temps incertains ?