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Face à la personne étrangère : les limites du soin

A travers une série de cas cliniques, les auteurs illustrent les difficultés et particularités d'une relation de soin interculturelle.

Par: Sébastien Ngugen / Laurence Roubaud, Médecin psychiatre, assistant spécialiste, EPPS de Maison-Blanche, Laboratoire de psychopathologie de l’enfant, SMBH de Bobigny, Université de Paris XIII /

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Nous avons maintes fois constaté autour de nous, et particulièrement à l'hôpital, que la réflexion que formulait Montesquieu en 1721 — Comment peut-on être persan ? — restait d'une étonnante actualité, quels que soient les progrès de l'anthropologie médicale, et surtout de la médecine dans le domaine de l'accueil réservé aux patients.

Nous évoquerons des situations cliniques qui sont habituelles dans les différents services hospitaliers au sein desquels nous travaillons, afin de permettre à chacun de s'interroger tant sur sa pratique que sur le chemin qui reste à parcourir.

 

Regarder et entendre l’Autre

S'il y a déjà un certain temps que l'anthropologie médicale s'est appropriée l’interrogation de Montesquieu, au sein du CHU Avicenne et plus largement dans la majorité des hôpitaux, il semble que la recherche d'une réponse soit encore d'actualité, ce dont, tout particulièrement dans le contexte de notre hôpital, nous ne pouvons qu'être surpris.

En effet, l'hôpital Avicenne — anciennement hôpital franco-musulman — se situe à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, département dans lequel réside le plus grand nombre d'étrangers en France après Paris intra-muros. Or les soignants, autant que les patients, y sont dans leur grande majorité des migrants, des enfants de migrants ou des conjoints de migrants : c'est un hôpital fortement métissé.

De plus, le Pr Didier Fassin, interniste et anthropologue y a créé et coordonne l'Unité précarité Villermé. Cette volonté de prise en charge souple et adaptée aux patients les plus vulnérables, et donc aux migrants, bénéficie de l'éclairage de l'anthropologie médicale, discipline qui interroge et modifie le regard sur nos pratiques de soignants.

C’est à Avicenne que sur une initiative du regretté Serge Lebovici, Tobie Nathan puis Marie-Rose Moro (maintenant titulaire de la chaire de psychiatrie) ont pu mettre en place, pour la première fois en France, le cadre de soins théorisé par Georges Devereux : la consultation d'ethnopsychiatrie ou psychiatrie transculturelle. Si Tobie Nathan a principalement porté ses recherches sur les primo arrivants (ou première génération), Marie-Rose Moro a également développé son action en direction des enfants (deuxième, voire troisième génération). Elle écrit dans Parents en exil : " J'ai été profondément modifiée par ma rencontre avec la psychanalyse. Dès lors, je n'accepte pas l'idée que cette science soit, de fait, réservée à ceux qui vivent dans le monde occidental, qui en partagent les langues, les concepts, les représentations, c'est-à-dire les implicites philosophiques, sociaux et culturels. L'ailleurs existe ! Elle doit nous amener à modifier nos pensées et nos techniques pour le rencontrer dans sa singularité et sa richesse. C'est de cette position intérieure encore brûlante qu'est née ma rencontre avec l'ethnopsychiatrie (...) À partir de là ont émergé de véritables enjeux cliniques, épistémologiques et méthodologiques. "

Tout se passe donc comme si la " capitalisation " de ces riches expériences cliniques et thérapeutiques, cet apprentissage du " regarder et entendre l'Autre ", restait circonscrite à l'exercice de certains ou, au mieux, à leur discipline : en dépit des interactions multiples dues à une grosse activité de psychiatrie de liaison, la proximité spatiale ne suffit pas. On peut penser, comme Walter Gropius, que " l'Homme naît bien avec des yeux, mais seule une longue éducation peut lui apprendre à voir ". En tout cas, la Faculté semble se satisfaire d'une forme optionnelle d'enseignement qui ne bénéficie en général qu'à des soignants déjà sensibilisés.

Dans la pratique clinique au quotidien, il existe sur le terrain un exercice spécialisé qui semble, paradoxalement, renforcer la frontière entre ceux qui posséderaient " le savoir et le faire ", et les autres médecins ou soignants, somaticiens, " biologisants " qui, par confort ou absence de prise de conscience, maintiennent une barrière entre les patients et eux. Et le refus (si obstiné qu'on se demande s'il n'est pas déni) de s'interroger sur cette frontière, produit chaque jour vis-à-vis du patient une violence qui dépasse le cadre des erreurs médicales éventuelles. Cette barrière n'est-elle pas pourtant, comme le dit Edgar Morin, riche de savoirs ? " Toutes les frontières, y compris celle des êtres vivants, y compris celles des nations, sont, en même temps que des barrières, des lieux de communication et d'échanges. Elles sont le lieu de la dissociation et de l'association, de la séparation et de l'articulation. "

Nous ne tenterons pas d'analyser le pourquoi d'une telle situation, le constat suffisant amplement à montrer que le travail, hélas, reste à faire, mais nous contenterons d'illustrer notre propos de quelques situations vues et entendues, plus explicites en elles-mêmes que de long discours.

 

Situations

Ivresse aiguë

En plein hiver, Monsieur H. est conduit aux Urgences par les pompiers pour " ivresse et chute de sa hauteur ". Après l'avoir examiné, l'interne de médecine appelle l'assistant social : " Pour moi, il est sortant. De toute façon, il a eu le temps de dégriser. Mais vérifie s'il a un logement. "

Monsieur H., un imposant Sénégalais de 64 ans, allongé sur un brancard, le Coran posé sur ses cuisses, égrène les grains de bois de son chapelet : il prie. " Il doit exister des musulmans pratiquants qui abusent de boissons alcoolisées, se dit l'assistant social, mais quand même... " Il fait part de ses doutes à l'interne, qui n'a pas vérifié l'alcoolémie du patient. Or, l'examen démontre sa sobriété, et le scanner cérébral montre un début de rupture d'anévrysme.

 

Perte de temps

Mademoiselle D., 27 ans, d'origine chinoise, a été déboutée de sa demande d'asile politique il y a deux ans. Elle vit clandestinement, partageant un petit trois pièces avec cinq amies : toutes travaillent dans la confection. Elle sera hospitalisée huit semaines pour un polytraumatisme avec fractures multiples des vertèbres dorsales : elle s'est jetée par la fenêtre. Personne ne demandera de consultation psychiatrique ou psychologique.

La patiente est donc immobilisée du bassin jusqu'au cou par un corset de plâtre. Lors de la visite du chirurgien, visite préalable à sa sortie, elle profite de la présence d'une amie bilingue pour se faire expliquer le diagnostic et demander combien de temps il lui faudra encore garder le corset.
— " Sept semaines " dit le chirurgien.
Elle proteste, explique ses difficultés à effectuer le moindre mouvement, se plaint des irritations créées par le frottement du plâtre sur sa peau. En fait, la question qui l'angoisse tout particulièrement est de savoir comment assurer sa subsistance pendant une si longue période. Il lui est impossible de travailler sur sa machine à coudre avec le corset et veut qu'on le lui enlève tout de suite.

Appelé à la rescousse en raison de ses connaissances sur la Chine, l'assistant social parlemente avec le chirurgien qui se gendarme : " Si elle l'enlève, qu'elle ne vienne pas se plaindre après. Il ne faut plus qu'elle compte sur moi ; elle fera perdre son temps à quelqu'un d'autre ! " Puis il quitte la chambre.

Aidé par l'amie interprète, l'assistant social tente alors de la raisonner, en s'appuyant sur divers éléments médicaux confiés par la surveillante de soins : risques de douleurs, difficultés lors d'une éventuelle grossesse, possibles déformations de la colonne vertébrale, etc.

En fait, personne ne l'a vraiment écoutée, ni les soignants, ni l'assistant social, ni son amie. On lui a seulement demandé d'être raisonnable. Les dettes liées à son voyage, le paiement de son loyer et de sa nourriture, les raisons même de son geste (tentative de défenestration), n'ont préoccupé personne. N'allait-elle pas pu bénéficier de la " solidarité chinoise ? "

L'assistant social reverra Mlle D. au service d'accueil des Urgences quinze jours après sa sortie. Cela fait alors quatre jours qu’elle a retiré le corset. Depuis, elle éprouve de telles douleurs qu'elle ne dort plus. L'interne de chirurgie prescrira des antalgiques et donnera un rendez-vous en consultation. Trop tard pour tenter d'apporter une autre réponse.

 

Déficience intellectuelle

Madame E., 40 ans, d'origine algérienne, réside en France depuis cinq ans. Elle nous est adressée par le médecin senior, très inquiet de son refus d'une hospitalisation qu’il juge indispensable car elle risque, de façon imminente, un infarctus. Pourtant sa cousine lui a bien traduit les propos du médecin et elle connaît le diagnostic.
Le médecin explique ce refus par une possible déficience intellectuelle : " Vous allez voir, elle a l'air bien limitée. "

En effet, durant tout l'entretien, Madame E. parle très peu, sa voix semble éteinte et elle répond par monosyllabes. Sa cousine, qui intervient plus qu'elle ne traduit, explique que la patiente refuse les soins car elle n'a pas la Sécurité sociale.
La " cause " du problème ainsi repérée, le psychiatre s'en va et l'assistant social procède à une demande d'AMER (Aide médicale État rénovée) lui permettant d'être prise en charge. Et pendant qu'il remplit ses formulaires, c'est d'une oreille distraite qu'il écoute la cousine raconter l'histoire de la patiente. Très investie dans sa carrière, celle-ci aurait choisi le célibat pour s'y consacrer. Avant son premier accident cardiaque, Mme E. était professeur de mathématiques en Faculté. " Et puis quel dommage qu'elle ait perdu l'usage du Français ! "

Ce n'est que le lendemain, quand le cardiologue du service reparlera de " la déficience intellectuelle " de la patiente, que l'assistant social fera le lien avec les éléments biographiques donnés par la cousine et ne concordant pas avec ce diagnostic. Mis au courant, le médecin prescrit un scanner en urgence : Mme E. avait eu un accident vasculaire cérébral : " Elle a une pomme dans le crâne " dit le radiologue.

 

Qu’en disent les soignants ?

C'est avec la même surprise que nous avons entendu les réactions des soignants à la suite de nos observations. Comme si énoncer simplement ces questions — sans même envisager de s'interroger sur ce qu’elles suscitent — s’avérait insupportable. Est-il impossible à certains de constater leurs propres limites ?

Quelles qu'aient pu être les indéniables avancées dans le domaine de l'anthropologie médicale, tout se passe comme si le travail du soignant n'était possible que dans un cadre sémiologique (faire un diagnostic), plutôt, et avant tout — qu'il soit migrant ou non —, que de regarder et entendre un patient, non comme porteur d'une éventuelle pathologie mais bien comme sujet. N'est-ce pas le sens de la réflexion d'Edgar Morin : " Savoir voir nécessite savoir penser ce que l'on voit et savoir voir implique donc savoir penser, comme savoir penser implique savoir voir. "

Après nous avoir entendu, que disent donc les soignants ?

— Tu ne vois toujours que ce qui ne va pas !
— Oui, mais aux urgences on n'a pas le temps d'écouter les patients.
— Comment veux-tu qu'on fasse sans interprète ?
— On doit privilégier l'urgence vitale par rapport à l'écoute.
— On fait de la médecine vétérinaire.
— De toute façon avec eux (les migrants) on a toujours des problèmes !
— Si tu écris ça, qu'est-ce qu'on va penser de nous ?
— Je suis d'accord bien sûr, mais avec les problèmes qu'a l'hôpital en ce moment, ce n'est vraiment pas une période pour aborder de telles questions en équipe.
— Si tu écris ça, tu vas te faire virer.