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Éthique et accompagnement des personnes en deuil

Hommage à Michel Hanus. Le deuil n’est certes pas une maladie ; il met cependant celui qui le vit dans un état de déséquilibre traumatique que l’intéressé ressent comme inhabituel, étrange et presque maladif. Mais le deuil est essentiellement un grand état de souffrance lorsque les liens avec celui ou celle qui est mort(e) étaient importants et ressentis comme vitaux.

Par: Michel Hanus, Psychiatre, psychologue et psychanalyste /

Publié le : 02 Septembre 2010

Hommage à Michel Hanus

Secrétaire général de la Fédération européenne vivre son deuil, ancien président de la Société de thanatologie et du Comité national d’éthique du funéraire, le psychiatre Michel Hanus est mort le 2 avril 2010. L’équipe de l’Espace éthique/AP-HP souhaite rendre hommage à cette figure marquante de la médecine française. Soucieux de la personne vulnérable face à la mort et dans le deuil, en disciple de Louis-Vincent Thomas le docteur Michel Hanus a conféré à la thanatologie une portée considérable. Il s’est impliqué avec compétence et talent dans cette discipline avec toute la rigueur scientifique de l’universitaire et une sensibilité éthique appréciée de tous. Il a notamment dirigé dans notre collection « Espace éthique /Vuibert » la publication de La Mort d’un enfant. Fin de vie de l’enfant, le deuil des proches et La Mort d’un parent, le deuil des enfants. A la rentrée universitaire 2010/2011, la nouvelle spécialité « Maladie chronique, fin de vie, soins palliatifs » de notre master sera dédiée à la mémoire de Michel Hanus. Encore récemment il nous a permis de bénéficier de ses indispensables conseils pour en parfaire le programme.

Le texte de Michel Hanus repris ci-dessous, tiré de notre ouvrage Médecine, éthique et société, témoigne de la valeur d’une personnalité et de la force d’une pensée qui demeureront pour nous infiniment précieuses.

Emmanuel Hirsch

 

Les deux piliers éthiques du respect et de la connaissance

Le deuil n’est certes pas une maladie ; il met cependant celui qui le vit dans un état de déséquilibre traumatique que l’intéressé ressent comme inhabituel, étrange et presque maladif à tel point que nombreuses sont les personnes en deuil qui craignent de perdre la raison. Mais le deuil est essentiellement un grand état de souffrance lorsque les liens avec celui ou celle qui est mort(e) étaient importants et ressentis comme vitaux. Très endolories, déstabilisées, traumatisées les personnes en deuil sont particulièrement fragiles. À ce titre elles ont besoin d’aide qu’elles demandent ou ne demandent pas, qui leur est apportée ou ne l’est pas, ou pas correctement mais, quoi qu’il en soit, elles attendent de ceux qui les accompagnent un ensemble d’attitudes où elles puissent se retrouver et se réconforter.

La première base éthique de l’accompagnement de ces personnes est de respecter leur souffrance, ce qui veut dire ne jamais penser devoir ou pouvoir les consoler. D’autres positions éthiques sont requises par les composantes même de l’accompagnement ; nous les envisagerons. Mais peut-on aider efficacement, éthiquement, quelqu’un que l’on ne comprend pas réellement. Si la première base éthique est le respect de l’autre dans sa souffrance, la seconde est la compréhension ce qui signifie une connaissance suffisante, sur le plan intellectuel, cognitif et sur le plan affectif, celui du cœur, des états de deuil. Le deuil et sa souffrance sont des vécus où s’articulent incessamment l’apprentissage des connaissances et la confrontation aux réalités concrètes du terrain qui ne cessent d’interroger ces connaissances, de les enrichir ou de les rectifier.

Ce qui unit ces deux piliers éthiques du respect et de la connaissance est la distanciation intérieure entre son propre vécu de pertes et de deuil et celui de l’endeuillé accompagné. C’est au fil d’un travail psychique intérieur que chaque accompagnant réalise que l’autre n’est pas comme lui, que chaque deuil est particulier du fait que chaque relation – ici celle qui unit le défunt à la personne en deuil – est unique et que c’est la nature de cette relation singulière et ambivalente qui a la plus grande influence sur le déroulement, le vécu et les issues du deuil.

Vers le droit retrouvé à l’existence

Chaque deuil est particulier et, cependant, tous les deuils traversent les mêmes étapes dans leur cheminement tel qu’on peut le repérer de l’extérieur sur les comportements dont on évite de tirer des conclusions prématurées voire excessives sur le vécu intérieur de la personne. Le deuil, étant un des plus grands traumatismes de toute existence, débute toujours dans le choc. Mais ce choc initial se manifeste de manière variable. Il est attendu plus brutal lorsque les circonstances de la mort sont inhabituellement traumatiques, un accident, un suicide ou pire. Il est vrai qu’il est déjà plus violent lorsque la mort a été tout à fait inattendue, en pleine jeunesse, en pleine santé apparente. Également la violence faite au corps, possiblement mutilé, défiguré, renforce cette dimension traumatique. Mais habituellement après un suicide, les manifestations apparentes du choc sont retardées et n’apparaissent qu’à la suite d’une période d’abattement et d’anesthésie affective. Mais le choc atteint aussi de plein fouet le corps et s’il était déjà souffrant, son état va s’aggraver.

De même chez des personnes antérieurement fragiles sur le plan affectif et psychique, le taux d’accidents et de suicides est nettement plus important durant l’état de choc du deuil que dans la population générale (Hanus, 2004). Brutal, violent, différé ou apparemment modéré lorsque la mort arrive au terme d’une grave maladie ou du très grand âge, le choc cède ensuite la place à la dépression.

La souffrance du manque succède alors à la violence de la déchirure de la séparation. La douleur s’intériorise mais ne diminue pas encore, les actes les plus habituels et les plus simples de la vie quotidienne deviennent difficiles car la motivation manque. L’attention est perturbée, la tête est ailleurs et, de ce fait, la mémoire défaillante ce qui fait redouter aux personnes d’âge mûr le début d’un affaiblissement mental qui ne soit pas que transitoire. Et cet état douloureux et très pénible, d’autant qu’il s’accompagne de troubles du sommeil et de l’appétit qui sont bien compréhensibles mais surtout d’une immense fatigue beaucoup plus difficilement acceptée dure ; il dure des mois, parfois des années dans les deuils difficiles qui suivent les morts d’enfant et les suicides sans que cette longue durée soit le signe de complications ou de pathologies. Puis, peu à peu, au fil du temps – ô combien variable – la douleur n’est plus constamment présente. La personne en deuil qui s’en plaint toujours ne le réalise qu’a posteriori, le fonctionnement physique et mental se régularise mais la grande fatigue perdure plus longtemps et cette durée excessive la rend incompréhensible à ceux qui l’éprouvent. L’accompagnant va les assurer qu’elle est habituelle dans cet état et qu’elle n’a rien d’anormal mais sans oublier de se soucier de la santé physique qui peut s’altérer également dans un second temps.

Rassurer à bon escient requiert des connaissances qui ne sont jamais des dogmes – il existe toujours des exceptions et des inattendus qui nous instruisent – mais de bonnes lignes générales, des repères. Progressivement le retour vers la vie se fait jour. Peu à peu la personne en deuil se reconnaît le droit de se faire plaisir de nouveau et d’aller vers l’avant dans de nouveaux projets, de nouvelles rencontres. Elle n’en oubliera pas pour autant l’être qu’elle a perdu. Est-il pensable de pouvoir jamais oublier quelqu’un qui a eu de l’importance dans sa vie même s’il n’est pas mort ? Là encore l’accompagnant rassure et confirme ce droit retrouvé à l’existence car il demeure exceptionnel que le mourant ait souhaité le malheur de son survivant.

 

Le deuil intérieur

L’expression « faire son deuil » est maintenant honnie des gens concernés du fait de son extrême banalisation où la mort est habituellement évacuée et du fait également qu’elle est souvent employée comme une injonction. Les termes de « travail de deuil » ne sont pas toujours ni bien compris ni bien acceptés. Il s’agit simplement du vécu intérieur de la perte qui demande de l’énergie et du temps pour réaliser, de manière essentiellement inconsciente, les transformations demandées par cette situation de perte d’abord pour y survivre, ensuite pour l’intégrer. Tout est centré sur la douleur, la souffrance principalement affective mais également physique. L’accompagnant a appris, autant au contact des personnes en souffrance qu’au cours de ses nécessaires formations, que la douleur est à la fois un affect massif, peu différencié et une sensation tout aussi confuse bien que parfaitement reconnaissable, que le souffrance est tout à fait subjective tant dans les manières de la ressentir que dans les moyens de l’exprimer et ceci en fonction principalement de l’histoire familiale de l’endeuillé. L’accompagnant a aussi appris que la douleur ni ne se mesure ni ne se pèse ; les échelles de douleur des soins palliatifs servent de repères, non de mesure.

Le vécu du deuil s’accompagne d’un mouvement de régression à la fois physique et psychique. L’endeuillé, surtout au début, n’est plus dans son état normal et il faut accepter qu’il ait des comportements étranges, excessifs, bizarres à nos yeux et savoir qu’ils ne sont pas de mauvais pronostic s’ils ne durent pas. Mais le deuil intérieur est centré avant tout sur la nécessité de faire face à la réalité de la perte, de la mort, de la reconnaît. et progressivement de l’accepter, de faire ce chemin entre le refus du début et l’acceptation nécessaire. Pendant longtemps le mot « accepter » reste inacceptable à l’endeuillé et pendant plus longtemps encore lorsque les circonstances de la mort ont été inhabituelles sinon tragiques. Aussi nous, les accompagnants, nous éviterons de l’employer en sa présence. Ainsi il apparaît qu’il existe une manière éthique de parler avec les personnes en deuil selon les termes que l’on emploie.

Pendant longtemps la personne en deuil ne pense qu’à celle ou à celui qu’elle vient de perdre, le défunt occupe toute la place dans sa vie psychique et le reste semble sans importance. Même les autres membres toujours vivants de l’entourage semblent avoir perdu beaucoup de leur importance, ils passent au second plan, ce qui est souvent difficile à accepter par les frères et sœurs à la suite de la mort d’un autre enfant de la famille. C’est alors que les souvenirs remontent, les bons d’abord qui sont un trésor de vie même s’il est bien douloureux de devoir constater qu’ils ne pourront plus se reproduire dans le futur. Le deuil est tourné vers le passé, le temps où le mort était vivant, mais en réalité c’est d’un avenir commun qu’il prive. Les moins bons souvenirs reviennent ensuite et font accéder au pardon ce qui met du baume sur les sentiments de culpabilité.

La culpabilité est très habituelle dans tous les deuils importants même si elle n’est pas toujours spontanément exprimée ; elle est plus forte dans les deuils difficiles et traumatiques. Les reproches que l’endeuillé peut porter sur la réalité concrète de ce qu’il a fait ou n’a pas fait ; il la ressent comme objective. Manquerait-elle qu’il existe cependant des sentiments inconscients de culpabilité qui n’ont rien à voir avec la réalité objective mais avec le plus profond du cœur, avec l’ambivalence qui existe dans toutes les relations mêmes les plus affectueuses. Même les personnes les plus aimées parfois nous pèsent et nous voudrions en être – provisoirement – débarrassés. Tout comme la douleur ces sentiments de culpabilité sont respectables et il est éthiquement injustifié de penser pouvoir/devoir en soulager celui qui les éprouve. Ils font partie du travail de deuil, ils aident à l’acceptation progressive. Seuls les enfants qui, tous, pensent toujours qu’ils sont responsables, coupables, de ce qui arrive de fâcheux autour d’eux ont besoin d’être, à plusieurs reprises, clairement déculpabilisés (Hanus et Sourkes, 1997).

Le deuil intérieur donne lieu à des identifications avec le défunt – s’identifier est se rendre semblable à quelqu’un sans le vouloir, inconsciemment, sans s’en rendre compte – elles constituent un mode de transmission entre générations, une forme d’héritage. Habituellement positives, elles le sont parfois moins lorsque l’endeuillé reprend à son insu des symptômes de la maladie terminale ou se met, sans s’en rendre compte, dans des circonstances semblables à celles de l’accident. La plupart du temps tout cela est passager et sans grand danger mais il faut rester vigilant car certains endeuillés poussent très loin la fidélité au mort jusqu’à se mettre en danger vital (Hanus, 2006). […]

 

Références

Hanus M., Sourkes B., Les enfants en deuil. Portraits du chagrin, Paris, Frison-Roche, 1997.

Hanus M., Le deuil après suicide, Paris, Maloine, 2004.

Hanus M., Les deuils dans la vie. Paris, Maloine, 3° éd, 2006.