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Discrimination et lèpre dans le Japon moderne

"Si, dans toutes les sociétés, les lépreux ont fait l’objet de sévères mesures d’exclusion, la situation du Japon est paradoxale. Alors qu’en Europe les léproseries disparaissent les unes après les autres vers la fin du Moyen Âge, c’est précisément à l’époque moderne que fut mise en place au Japon une législation discriminatoire qui ne sera même pas reconsidérée avec l’avènement d’un traitement curatif après 1945. Nous nous proposons ici d’analyser les circonstances historiques qui ont permis la perpétuation de cette discrimination à contre courant des pratiques dans les pays occidentaux."

Par: Philippe Chemouilli, Service de long et moyen séjour neurologique, hôpital Albert Chenevier, AP-HP /

Publié le : 17 juin 2003

Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.

 

Un arrêt du 11 Mai 2001, du tribunal de Kumamoto dans le sud du Japon, donne une réponse favorable à la demande d’indemnisation d’un groupe d’anciens lépreux pour la discrimination subie au cours des années, en particulier l’internement qui leur a été imposé par la loi sur la prévention de la lèpre votée en 1907 et seulement abolie en 1996.

Si, dans toutes les sociétés, les lépreux ont fait l’objet de sévères mesures d’exclusion, la situation du Japon est paradoxale. Alors qu’en Europe les léproseries disparaissent les unes après les autres vers la fin du Moyen Âge, c’est précisément à l’époque moderne que fut mise en place au Japon une législation discriminatoire qui ne sera même pas reconsidérée avec l’avènement d’un traitement curatif après 1945. Nous nous proposons ici d’analyser les circonstances historiques qui ont permis la perpétuation de cette discrimination à contre courant des pratiques dans les pays occidentaux.

 

La lèpre dans le Japon pré-moderne

La lèpre est attestée au Japon dès le VIe siècle. La possibilité d’une origine contagieuse est envisagée très précocement, mais les conceptions inspirées du bouddhisme font état d’une maladie dite kharmique, résultant des fautes commises dans les vies antérieures. Les malades rejoignent ainsi les confréries de mendiants aux abords des temples et des rizières. Il semble qu’à l’intérieur même de ces groupes ait également existé une discrimination.

La perspective change au XVIe - XVIIe siècle et la conception d’une maladie héréditaire s’impose progressivement. Dans la pratique, la situation des lépreux est très variable. Certains malades, rejetés par leurs familles, se trouvent condamnés à une vie d’errance et tendent à se regrouper autour de sources thermales, constituant peu à peu de véritables colonies, parfois bien acceptées par la population locale. D’autres continuent à être soignés à domicile. Quoi qu’il en soit, la notion de quarantaine, fondamentale en occident, ne joue ici aucun rôle et c’est surtout la crainte d’épouser un membre d’une famille de lépreux qui motive la discrimination.

 

Modernité et persistance de la discrimination

En 1868, le Japon inaugure l’ère Meiji et met progressivement en place les structures d’un état moderne centré sur le pouvoir impérial. Une loi de 1871 met fin à toutes les discriminations qui persistent dans la pratique. Les préjugés concernant l’hérédité subsistent au sein même du monde médical et bien après que la découverte de l’étiologie bactérienne, par le norvégien Hansen, ne soit connue au Japon. Jusqu’en 1895, la lèpre intéresse peu les pouvoirs publics et le gouvernement, plus préoccupé par les épidémies de choléra qui troublent l’ordre public et entraînent des émeutes, tend à négliger les maladies chroniques comme la lèpre ou la tuberculose. Dans les faits, ce sont des religieux occidentaux, comme le Français Testuide ou l’Anglaise Hanna Riddel, qui fondent entre 1889 et 1894 des léproseries. Tous ces occidentaux ont en effet été choqués par le spectacle de ces lépreux qui vagabondent avec leurs visages et leurs membres déformés par la maladie, spectacle désormais oublié en Occident.

À partir de 1895 la situation change. Cette date marque en effet le début de la révision des traités inégaux que le Japon avait signé avec les puissances occidentales entre 1854 et 1858, au début de son processus d’ouverture après deux siècles de fermeture. Cette révision permet de lever les restrictions à la circulation des étrangers et des lépreux qui vagabondent, embarrassant les autorités soucieuses de l’image extérieures du Japon. Le dermatologue Mitsuda Kensuke, dont l’influence sur la politique du Japon en matière de lèpre ne cessera de croître, prône inlassablement la mise en place d’une quarantaine absolue. Les débats parlementaires aboutiront, en 1907, au vote d’un premier règlement pour la prévention de la lèpre. Celui-ci prévoit d’interner les lépreux surpris en situation de vagabondage dans cinq établissements publics. Les capacités d’accueil sont limitées (à peine 1000 patients) et paraissent bien dérisoires pour une maladie que l’on dit, à corps et à cris, plus contagieuse que le choléra. En outre, les travaux des conférences internationales, organisés depuis 1897 autour de la prévention de la lèpre et auxquelles participe pourtant régulièrement le Japon, conduisent à conclure à l’inutilité d’une quarantaine absolue.

Dans la pratique, un lépreux surpris par la police en train de vagabonder est interné de force dans une léproserie publique. En faisant un amalgame entre délinquance et maladie, cette mesure contribue à aggraver la stigmatisation des malades et de leurs familles. Par ailleurs, une littérature populaire monte en épingle le problème de la lèpre et la peur de la contagion se conjugue aux préjugés sur l’hérédité pour accroître encore cette stigmatisation. Avec moins de 30000 malades, la lèpre est pourtant loin de constituer un péril. Cependant, le pire reste encore à venir.

 

1915-1945 : de l’eugénisme à l’éradication pure et simple

Dès 1915, Mitsuda introduit, sans base légale, la pratique d’interventions de stérilisation au sein de l’établissement qu’il dirige. Ses justifications reposent sur le projet d’instituer une quarantaine jusqu’à la fin de l’existence et d’offrir aux pensionnaires une vie conjugale épanouie à condition qu’ils n’aient pas d’enfants. L’intervention est théoriquement volontaire, mais, dans la pratique, de multiples pressions sont exercées. Ainsi, entre 1915 et 1938, plus de 300 malades subiront une vasectomie sans l’avoir toujours demandé.

Si les arguments que Mitsuda avance n’ont pas, en apparence, de rapport direct avec l’hérédité, l’on ne saurait méconnaître l’importance des idées eugéniques dans l’idéologie du Japon de Meiji, surtout au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le contrôle de la population en quantité et en qualité devient en effet une préoccupation importante et l’idée de stériliser certains individus à risque, comme les délinquants ou les malades mentaux, occupe alors une place importante dans le discours de santé publique. D’autant plus que, dès 1910, plusieurs états américains ont adopté des lois de stérilisation. S’il est bien établi que la lèpre n’est pas héréditaire, la susceptibilité à contracter la maladie est par contre considérée comme telle (Il n’a cependant jamais été possible encore de voter une loi autorisant les stérilisations dans le cas de la lèpre, même si les interventions de stérilisation sont tacitement tolérées dans les faits).

La conférence sanitaire générale qui s’ouvre en 1920 a pour but d’examiner l’état sanitaire de la population. L’eugénisme figure parmi les thèmes abordés. Une sous-commission, dirigée par Mitsuda, a pour objectif d’examiner le problème de la lèpre et propose d’élargir les indications de la quarantaine. C’est ainsi qu’est créée, la même année, une léproserie sur l’île de Nagashima ayant pour objectif d’enfermer 10 000 malades, rassemblés sur l’ensemble du Japon, dans les 10 ans à venir. Dans cet établissement dirigé par Mitsuda les conditions de vie ont tout du régime pénitentiaire. Sous des dehors paternalistes, Mitsuda, qui prône une structure familiale, impose une vie en autarcie avec une monnaie propre. Les patients sont assujettis à diverses corvées et subissent des châtiments corporels. L’encadrement médical et infirmier est quasi-inexistant et le personnel est en majorité constitué d’anciens policiers. On se dirige ainsi vers une quarantaine absolue, d’ailleurs consacrée par la loi qui sera votée en 1931.

Par ailleurs, parallèlement à la mise en place de la législation, et à l’aide d’arguments utilitaristes et paternalistes, tout un travail de propagande est mis en œuvre, tendant à persuader l’opinion publique de la nécessité d’enfermer les lépreux, tant pour leur bien que pour celui de la nation. L’institution impériale elle-même est impliquée dans cette campagne et la mise en quarantaine forcée présentée comme un devoir civique et de loyauté à l’égard de l’Empereur. Un mouvement de protestation des patients, en 1936, est ainsi dénoncé par la presse comme une marque d’ingratitude de la part des malades influencés par des agitateurs de gauche. En 1938, un film de propagande kojima no haru (le printemps de la petite île) contribue quant à lui à entretenir l’idée d’une vie heureuse menée par les lépreux internés pour leur bien.

À partir de cette date, la situation s’aggrave encore. Elle marque en effet l’intensification des opérations militaires en Chine et prélude à la 2e guerre mondiale. Cette période coïncide également avec le glissement totalitaire du régime et il est souvent fait référence au fascisme japonais.

Dans cette perspective, le gouvernement proclame la loi sur la mobilisation générale qui, sous le contrôle de l’Etat, place l’ensemble des ressources mobilisées pour l’effort de guerre de la nation. La santé des individus devenant ainsi un bien national, les invalides, malades mentaux ainsi que les lépreux se trouvent marginalisés. Il s’agit d’épurer la lèpre du sang de la nation. On renforce la quarantaine et la mise en place de cellules d’isolement destinées à punir, souvent pour des peccadilles, les malades récalcitrants. En outre, en partie sous l’influence de l’Allemagne nazie, une loi pour l’eugénisme national est votée en 1940, prévoyant la stérilisation d’individus non productifs. Si, après plus de 6 ans de discussions, la version finale de cette loi n’inclue pas la lèpre, dans la pratique, sans base légale mais avec l’accord tacite du ministère de la santé, se sont pourtant essentiellement les lépreux qui sont stérilisés.

À partir de 1941, le sort des lépreux va encore s’aggraver avec l’organisation de véritables rafles ayant pour but de les interner de force.
La défaite de 1945 et le processus de démocratisation de l’après-guerre vont susciter de nouveaux espoirs, pourtant bien vite déçus.

 

La démocratie : des espoirs déçus pour les lépreux

La seule mesure concrète sera, en 1947, et après 2 ans de débats houleux, l’abolition des cellules spéciales. Mitsuda continu à exercer de fortes pressions pour maintenir la quarantaine absolue, prétextant l’incurabilité de la lèpre et réclamant haut et fort, comme s’il s’agissait d’une délinquance menaçante pour l’ordre public, la construction d’une prison spéciale pour les lépreux. Pourtant, depuis 1941 aux États unis et 1947 au Japon, un traitement par Promine est disponible. L’avènement de cette thérapeutique, qui va d’ailleurs transformer l’existence des lépreux et conduire à supprimer définitivement la quarantaine, ne suffit pas à mettre fin à la discrimination au Japon. Un malade traité et non contagieux reste considéré comme dangereux.

Par ailleurs, dans le contexte de pénurie de l’après-guerre, les idées eugénistes connaissent un regain d’intérêt et une nouvelle loi de 1948 prévoit cette fois explicitement la stérilisation des lépreux ou la pratique d’avortements thérapeutiques, ceci en dépit de la nature infectieuse de la lèpre et à contre courant des recommandations internationales en matière de traitement et de prévention de la lèpre. La création de groupes de pression par des malades et l’épisode d’un suicide collectif qui défraye la chronique en 1951 contribuent à susciter un amendement de la loi en 1953. La nouvelle loi, tout en permettant une amélioration des conditions de vie à l’intérieur des institutions, est cependant plus sévère que la première. Elle renforce l’obligation faite aux médecins de déclarer les cas de lèpre et rend plus restrictives encore les conditions de sortie des patients (déjà rarement possibles malgré l’efficacité des traitements rendant la plupart d’entre-eux non contagieux). Une déclaration, faite en 1951 par 3 spécialistes, dont Mitsuda, affirmant l’impossibilité d’avoir la certitude de la guérison sous traitement en l’absence de vérification pathologique complète, joue un rôle déterminant dans l’adoption de cette loi. La peur de la délinquance est également un argument constamment rappelé au cours des débats parlementaires. Il faudra attendre 1996 pour voir l’abrogation de cette loi. Toutefois, de nombreux problèmes persistent comme celui de l’accès aux soins des patients après leur sortie des léproseries. Pour certains auteurs, le maintien anachronique de cette loi aurait même constitué un frein à de véritables progrès thérapeutiques en matière de lèpre au Japon.

 

Discussion éthique

L’histoire de la lèpre au Japon est, à plusieurs égards, celle d’un paradoxe. Bien que le Japon ne soit pas menacé par la lèpre, cette maladie, tout à fait négligée jusqu’en 1895-1900, devient subitement un enjeu de santé publique et les lépreux des individus dangereux qu’il faut éradiquer. Que l’opinion de Mitsuda ait pu s’imposer de manière quasi-exclusive, malgré l’existence de données scientifiques internationales et d’avis contraires au sein de la communauté scientifique Japonaise, ne peut manquer de surprendre. L’usage démesuré de la quarantaine et l’absence ou la lenteur des réactions de la population face à une politique qui sacrifie les droits d’une minorité au profit de la majorité suscitent bien des interrogations. La situation reste mal comprise, mais nous pouvons avancer quelques éléments de réponse.

 

Les particularités du système de santé publique

Les particularités du système de santé publique institué à partir de Meiji pourraient donner une explication partielle. Les idées utilitaristes et le darwinisme social ont joué un rôle important. Le souci de respectabilité vis-à-vis des puissances occidentales et du maintien de l’ordre public, en particulier à l’occasion des épidémies de choléra (1877-1995), ont conduit le gouvernement à exagérer le rôle de la police et le caractère coercitif des mesures de prévention au détriment de mesures visant à élever le niveau de vie et de salubrité de la population. Ainsi, l’assimilation des notions occidentales de santé publique n’aurait été que partielle et des arguments d’ordre utilitariste se sont conjugués avec des préjugés anciens pour perpétuer une discrimination. De telle sorte que des maladies chroniques comme la lèpre, et surtout la tuberculose, bien plus meurtrières que le choléra, furent négligées tant qu’elles ne troublaient pas l’ordre public. Que l’usage de la quarantaine est devenu de façon abusive un mode de réponse quasi-exclusif aux épidémies. Le malade fait donc les frais d’une idéologie et d’une politique qui, reposant sur des arguments ad hoc, vise à éradiquer la maladie et finalement l’homme malade lui-même.

 

Les croyances et les tabous

Les importantes déformations entraînées par la maladie et certaines notions religieuses d’impureté ont probablement contribué à générer un tabou que même les données de la science moderne n’ont pas permis de lever. Si, en occident, les lépreux font l’objet de rejet mais aussi d’actes de charité et de compassion, cette notion de secours qui n’est pas absente des traditions japonaises reste cependant relativement marginale. La notion de souillure et d’impureté, en partie sous l’influence du bouddhisme japonais qui connaît une transformation à cette époque, acquiert une importance accrue à partir du XIIIe siècle. En outre, vers la fin du XVIIe siècle, avec la constitution d’une bourgeoisie de ville, les groupes de lépreux et de mendiants sont de moins en moins bien tolérés et vécus comme des parasites. Une analyse plus poussée du problème général de la discrimination dans le Japon ancien permettrait de mieux comprendre les raisons de sa persistance.

 

L’absence de réactions

L’absence de réactions, même en période démocratique, d’une population dans l’ensemble sincèrement convaincue du bien fondé de ces mesures et persuadée qu’elles visaient au bien être des lépreux eux-mêmes, reste une question. En outre, certains patients lépreux ont produit une littérature cherchant à trouver un sens à leur vie dans des conditions d’internement. Une telle idée, se nourrissant de conceptions paternalistes prétendant savoir ce qui est bon pour autrui, conduit à poser la question des limites de l’intervention de l’État dans la vie des individus telle qu’elle est par exemple développée dans la pensée de Robert Nozick.

 

Un problème qui n’en était pas un

Pour certains auteurs, l’existence même de la loi pour la prévention de la lèpre, en singularisant une maladie globalement en régression et de moins en moins dangereuse dans le monde, aurait contribué à créer un problème qui n’en n’était pas un et accentué la discrimination en stigmatisant et regroupant des individus qu’il aurait suffi de traiter en ambulatoire.

Situation extrême, l’histoire de la lèpre au Japon illustre les difficultés et les contradictions d’une politique de santé publique. Si une tension entre le droit de l’individu malade et la nécessité de protéger la population saine a bien existé dans les pays occidentaux, au besoin en imposant des restrictions de mouvement ou des quarantaines, l’importance donnée à celles-ci au Japon est sans précédent dans l’histoire moderne.

Il est important de comprendre comment, vis-à-vis d’une minorité en réalité peu dangereuse, l’attitude des autorités et de la population est devenue sacrificielle. Plus généralement, l’exemple de la lèpre devrait servir de base de réflexion afin d’éviter de répéter cette discrimination à l’égard d’autres maladies comme le sida.