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Crise sanitaire et crise hospitalière : vécu et questionnement éthique

"Comment, face à l’ampleur d’une telle crise penser la réponse à l’urgence de nombreuses situations incertaines et graves, et faire le choix d’en privilégier certaines et de réduire l’accès aux soins à d’autres patients ?, Comment de surcroit, dans un contexte de manque de moyens en particulier hospitaliers (nombre de lits et de personnels limités), décider de l’allocation la plus juste possible de ces biens qui deviennent particulièrement rares et précieux, et sur quels critères ? "

Par: Sophie Crozier, Neurologue, praticien hospitalier, CHU Pitié-Salpêtrière, AP-HP, EA 1610, université Paris Sud /

Publié le : 14 Décembre 2020

La pandémie du COVID19 a sollicité de façon majeure notre système de santé et plus particulièrement l’hôpital public. Cet hôpital qui depuis des années tente à la fois de s’adapter et de résister à la pénurie, a réussi à tenir le cap. Difficilement, mais sans faire naufrage. Fragilisé avant la crise par des plans d’économies successives qui depuis plus de 10 ans ont conduit à la fermeture de dizaines de milliers de lits, à un manque de personnels hospitaliers et à une perte de sens pour beaucoup de soignants, l’hôpital a tangué, pris l’eau mais n’a pas coulé.
Néanmoins cette crise sanitaire sans précédent a profondément questionné les organisations hospitalières, les valeurs soignantes, les attentes des citoyens et a souligné, plus que jamais, les qualités et les limites de notre système de santé.

Solidarité, engagement et « héroïsation »

La mobilisation de tous personnels de santé a été extraordinaire. En quelques semaines, une réorganisation majeure des hôpitaux s’est mise en place, mais aussi des soins de premiers recours, avec au premier rang les médecins généralistes, les infirmières libérales et tous les aidants à domiciles pour faire face à l’épidémie.
De nombreux personnels de santé ont repris du service, certains sont revenus sur leurs jours de congés et tous ont travaillé sans compter leurs heures. Chacun a fait preuve d’une exceptionnelle « adaptabilité », allant jusqu’à changer complètement de compétences professionnelles, infirmiers, étudiants et professeurs de chirurgie se rendant disponibles pour contribuer au travail de « régulation », d’aide-soignant, de brancardier, de suivi des patients à distance. Bref, tous ces professionnels ont fait preuve d’une extraordinaire solidarité en tentant de surmonter l’anxiété générée par toutes les inconnues véhiculées par ce nouveau virus, et soutenus par des citoyens qui ont pu montrer aux yeux de tous leur attachement à un système de santé aussi solidaire. La qualification de héros pour tous ces personnels a été largement questionnée car beaucoup ont considéré qu’ils ne faisaient rien d’autre que leurs métiers : prendre soin des patients et de leurs proches dans les meilleures conditions possibles. Certes, ils ont accompli leurs missions de soins dans un contexte de crise inédite qui a saturé plus qu’à l’habitude le système de santé, et dans des conditions plus difficiles, notamment par manque de protection, mais ils l’ont fait avec un objectif qui reste toujours le même et qui explique leur engagement dans leurs métiers à l’hôpital public : servir le bien commun.
Cette « héroïsation » des professionnels de santé était sans doute aussi liée à la comparaison de la situation de crise sanitaire à celle d’un état en guerre. Ils étaient alors ces soldats qui allaient au combat, souvent sans arme ou insuffisamment armés/protégés, au péril de leur vie. Si ce vocabulaire militaire a souvent été critiqué et mal accepté c’est qu’il a clairement ainsi souligné les limites des missions des soignants : ils « s’engagent » pour soigner, pour tenter de sauver des vies mais pas au prix de leur vie ou de celles de leurs proches. Ce fût pourtant le cas pour trop d’entre eux.
La solidarité et l’engagement des soignants ont été la hauteur des besoins de santé de la population, mais ont étés confrontés à un manque cruel de moyens (déjà limités/insuffisants avant la crise) et d’anticipation en partie liée à l’incertitude de la situation.

Incertitude, anticipation, décisions et organisations

Comme toute crise, cette nouvelle pandémie a généré de nombreuses interrogations et inquiétudes, a imposé de nouvelles organisations et décisions qui elles-mêmes ont suscité de nombreuses questions éthiques. Beaucoup d’entre elles avaient déjà été pensées lors de précédentes pandémies, mais s’appuyer sur l’expérience passée n’est pas toujours facile. Pourtant, cela peut s’avérer particulièrement utile, notamment en début de crise, pour anticiper. Anticiper c’est-à-dire prévoir les moyens nécessaires aux besoins, même si ces derniers étaient incertains : besoin de lits, de personnel, de moyens de protections, de tests, de médicaments. L’anticipation est certes un exercice périlleux car les décisions prises dans contexte d’incertitude majeur nécessitent sans aucun doute de la prudence au sens aristotélicien du terme, c’est à dire ni trop peu ni pas assez et d’agir au bon moment (Kaïros).
Mais l’urgence dans laquelle il a fallu réorganiser l’hôpital, a laissé peu de place à la réflexion éthique, au questionnement de certains choix, et le manque de moyens, notamment de protection ne permettait pas d’appliquer et même de penser le principe de précaution qui aurait pu protéger les patients et les soignants. L’urgence nous a conduit à pousser les murs de nos services de nos hôpitaux, de nos villes, voire de notre pays, pour trouver des lits et des personnels notamment pour accueillir les patients les plus malades dans des unités de réanimation. Mais tout cela a été possible car la très grande majorité des activités non urgentes « hors COVID » se sont arrêtées. La priorité absolue a été la prise en charge de « patients COVID » des plus graves au plus légers. Parer à l’urgence, gérer l’inconnu, décider vite. Suspendre le temps pour certains, pour beaucoup de patients pouvait-il être sans conséquences ? Comment penser ces choix tragiques qui imposent la gestion d’une situation de catastrophe en limitant les pertes de chances des « oubliés de la crise », ces malades chroniques ou aigus qui sans être malade du COVID, l’étaient tout autant ? L’urgence de la crise a-t-elle éclipsé la réflexion éthique et la collégialité ?
Difficile aujourd’hui de dresser un bilan de cette crise, encore en cours, et dont on ne connait toujours pas l’issue, mais juste de poser quelques questions qui même si elles étaient présentes et pensées, ont été difficiles à partager.

Quelle place pour l’éthique dans un contexte d’urgence et de rationnement ?

Comment, face à l’ampleur d’une telle crise penser la réponse à l’urgence de nombreuses situations incertaines et graves, et faire le choix d’en privilégier certaines et de réduire l’accès aux soins à d’autres patients ?,
Comment de surcroit, dans un contexte de manque de moyens en particulier hospitaliers (nombre de lits et de personnels limités), décider de l’allocation la plus juste possible de ces biens qui deviennent particulièrement rares et précieux, et sur quels critères ?
Ces choix particulièrement complexes s’appuient idéalement sur des principes de justice distributive qui méritent une réflexion, et surtout une anticipation, une discussion la plus collégiale possible, avec les patients, les proches, les usagers.
Car la question du rationnement conduit finalement à s’interroger sur la possibilité de trouver des justifications morales à des choix qui peuvent apparaître « in-éthiques », du moins au niveau individuel. En effet, la nécessité d’un rationnement « viole » l’idéal d’une égalité de valeur de chaque membre de la société en conduisant à priver certains patients de soins qui pourraient leur être utiles.
Mais ce rationnement, était et reste inévitable quand les ressources sont rares et insuffisantes. Et décider qu’il n’y pas de choix (éthique) possible conduit à en faire un quand même : celui de la loterie naturelle, c’est-à-dire du « premier arrivé-premier servi », qui est tout aussi discutable d’un point de vue éthique. Ce questionnement sur l’allocation des ressources rares est indispensable, mais il nécessite avant tout de reconnaitre la rareté (le manque) de moyens pour anticiper les besoins, adapter les organisations, et guider des choix qui seront toujours délicats et complexes, mais pourront être plus explicites et partagés. Au-delà même de cette crise, ces décisions interrogent notre capacité collective à faire exister la démocratie sanitaire, la place des patients, des proches dans des situations individuelles, la place des représentants des usagers dans des décisions plus organisationnelles pour guider ces choix. L’accès aux soins pour tous est une question éminemment éthique, qui ne relève pas des seules compétences et décisions médicales. Il interroge des valeurs et des choix collectifs qui engagent l’ensemble des citoyens : que voulons-nous comme système de santé et plus largement dans quelle société souhaitons nous vivre ?