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Coronavirus : « Avec l’interdiction des visites dans les Ehpad, les seniors seront coupés du monde »

"Pour quoi isolons-nous ces personnes déjà isolées ? Pour préserver leur vie ? Mais quelle vie préservons-nous ?"

Par: Paul-Loup Weil-Dubuc, Responsable du Pôle Recherche, Espace de réflexion éthique Ile-de-France, laboratoire d'excellence DISTALZ /

Publié le : 20 Mars 2020

Cette décision est motivée par la peur de l’opinion publique, qui serait touchée si l’épidémie se propageait aux anciens, mais ne semble pas choquée qu’ils puissent « mourir par isolement », explique le philosophe Paul-Loup Weil-Dubuc dans une tribune au « Monde ».
 
Le Président de la République avait pourtant appelé à des mesures proportionnées. Dans un Ehpad, il l’avait clairement dit : les mesures trop contraignantes ne seront pas « tenables ». Quelques jours plus tard, et d’un seul coup d’un seul, les Ehpad sont interdits aux visiteurs sans que les équipes et les résidents aient eu leur mot à dire, sans qu’ils aient pu anticiper cette mesure. On ne comprend pas bien. Est-ce là l’idée qu’on doit se faire d’une mesure tenable ? Les personnes âgées vont-elles tenir ? On n’en sait rien. Leur a-t-on seulement demandé ce qui est vivable pour elles ?
Les personnes de plus de 80 ans sont particulièrement fragiles face aux complications mortelles du Covid-19. On estime à 15 % le taux de mortalité dans cette catégorie de la population. Qu’il faille protéger les résidents des Ehpad en restreignant les visites, en demandant aux personnels et aux visiteurs d’observer des mesures de précaution, cela tombe sous le sens. Mais l’interdiction, à quoi rime-t-elle ?

Risque d’étiolement des liens affectifs

En coupant les personnes de leur famille et de tous les intervenants extérieurs, on les coupe d’un virus qui pourrait les tuer, mais on les coupe aussi de ce qui les fait vivre. Une conversation avec ses enfants, une sortie, un rendez-vous chez le coiffeur, une séance de kiné, etc., ces activités sont devenues dangereuses en temps de coronavirus, mais la vie est un processus dangereux, et le vieillissement accroît encore ces risques.
Imaginons un instant les conséquences de cette interdiction. Du jour au lendemain, les habitudes quotidiennes se perdent, les liens affectifs s’étiolent. Les résidents comptent souvent sur la présence de ces visiteurs, familiaux ou professionnels (notamment les auxiliaires de vie), mais aussi sur leur aide pour aller aux toilettes, changer leurs protections dans des délais un peu raisonnables. De cette intime conviction que leur vie n’importe plus, qu’elle ne produit plus aucun effet sur le monde, de ce sentiment qu’ils ne sont plus qu’un corps à gérer, il arrive souvent que les gens meurent ou « glissent ». Sans doute serait-il peu pertinent, voire impossible, de mettre en regard les conséquences directes du coronavirus et celles de l’isolement. La question est en fait moins quantitative que qualitative. Elle est de savoir comment les gens veulent vivre. « Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie », écrit Montaigne dans Les Essais. Pour quoi isolons-nous ces personnes déjà isolées ? Pour préserver leur vie ? Mais quelle vie préservons-nous ?
En soi, cette différence interroge : peut-on éviter le coronavirus sans se soucier des conséquences de l’isolement ? On peut proposer l’hypothèse suivante : au fond, les morts dues au coronavirus sont considérées comme évitables. A contrario, et de façon beaucoup moins rationnelle, une sorte de fatalisme étrange nous invite à penser que les morts dues à l’isolement sont inéluctables. Peut-être estimons-nous qu’une personne devrait être capable de vivre seule et qu’après tout, la mort de ceux qui en sont incapables est inévitable, même souhaitable quelque part. Peut-être avons-nous aussi davantage de mal à identifier et à objectiver la perte de liens comme la cause de la mort. Bref, de ces morts par isolement nous ne nous considérons pas vraiment comme responsables.
C’est en effet au regard de la responsabilité politique qu’elle engage, question devenue centrale après l’épisode de la canicule en 2003, qu’il faut interpréter cette interdiction des visites dans les Ehpad. Si bien que la motivation invoquée pour en décider, à savoir la santé des vieux, semble douteuse. Car si, vraiment, cette finalité était au cœur de cette décision politique, le critère en eût été le nombre de porteurs potentiels du virus, qu’ils soient salariés des structures ou non. Il eût suffi de diminuer significativement le nombre de visiteurs et de les astreindre à des mesures fortes de précaution, ce qui avait d’abord été proposé.

La crainte d'un scandale

Mais ce qui a été décidé est très différent : la venue de personnes extérieures est purement et simplement interdite. Ces personnes dites « extérieures » n’ont pourtant pas plus de risques que le personnel des établissements – infirmiers, aides-soignants, cuisiniers, etc. – de porter le virus. Elles ne sont pas non plus moins disposées à observer des mesures de précaution. S’il en a été décidé ainsi, c’est qu’on ne pourra bien évidemment jamais reprocher à l’Etat d’avoir autorisé les employés des Ehpad à faire leur travail. Le principe de la continuité de services l’emporte ici, très logiquement d’ailleurs, sur le risque irréductible de contamination. En revanche, un nouveau scandale sanitaire éclaterait si des cas de coronavirus apparaissaient alors même que l’interdiction des visites extérieures n’avait pas été décidée. Et ça, il faut l’éviter, à tout prix.
Il faut donc voir la vérité en face. En interdisant les visites, ce n’est finalement pas les vieux qu’on protège. Ce sont d’abord les décideurs politiques qui ouvrent le parapluie. Il serait pourtant trop facile de leur jeter la pierre : c’est avant tout de l’opinion publique que vient la menace du scandale dont ces décideurs veulent se protéger. Or cette opinion publique a pour principal souci de protéger sa conscience morale. Il serait pour elle affreux que l’épidémie touche massivement les résidents des Ehpad ; il est moins affreux, visiblement, qu’ils soient coupés du monde pendant plusieurs semaines.
Entre l’isolement des personnes vulnérables – personnes âgées, personnes porteuses de handicap –, la mise à l’écart des centres d’hébergement de ceux qui sont jugés à risque – sans-abri, migrants, demandeurs d’asile –, et le risque d’avoir à trier les patients en réanimation et aux urgences, ce sont donc encore les plus fragiles qui paient le prix fort de l’épidémie.