Le rapport des hommes à la mort est devenu, selon N. Elias, une problématique sociologique : « ce n’est pas la mort en soi qui cause la peur et la frayeur, mais sa représentation anticipée », rappelée à l’homme tout au cours de sa vie par sa finitude. Celle-ci se manifeste dès la naissance selon Freud : le nouveau-né est jeté au monde dans un état de détresse motrice et psychique : « ce facteur biologique serait à l’origine des premières situations de danger et crée le besoin d’être aimé qui n’abandonnera plus jamais l’homme ».
Après avoir théorisé la « pulsion de mort » , Freud s’interroge sur le bien-fondé de l’augmentation de l’espérance de vie de l’homme : « finalement que nous importe une longue vie si elle pénible, pauvre en amis et riche en souffrances, au point que nous ne pouvons accueillir la mort que comme une délivrance ? ». Freud invoque ici le vieux fantasme œdipien, non pas celui d’Œdipe roi, mais celui d’Œdipe à Colone avec son redoutable « mè phunaï » i. e. « plutôt ne pas être né ». La réponse à ce « besoin d’être aimé », quel que soit le niveau de fragilité de leur enfant, est assumée par les parents. Lorsque leur enfant est handicapé, atteint de troubles d’une extrême gravité, sans espoir d’amélioration, les parents l’accompagnent alors avec dévouement et sollicitude. Celle-ci exclut une compassion tenaillée par le « mè phunaï » devant les souffrances insupportables de leur enfant. Les familles ne doivent pas rester seules avec leur désespoir indicible, susceptible de leur faire prendre des décisions qui seraient dictées par une « pitié dangereuse » au sens où l’entendait Stefan Zweig : cette « pitié dangereuse » propre à la pitié comme « impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la souffrance d’autrui » confondue avec la pitié « non sentimentale mais créatrice et persévérante ».
Est-ce pour autant qu’il faudrait entériner l’aphorisme « Il n’y a pas d’obligation à vivre » qui, dans l’avis n° 139 du CCNE, conclut un paragraphe « éthique » appréciant « la valeur du droit à la vie » ?
Une menace sur les personnes en situation de vulnérabilité
Dans son livre « La valeur de la vie », Marie Gaille rappelle que le questionnement moral sur la valeur de la vie doit se traduire de façon spécifique dans « les différents contextes thérapeutiques où une décision de maintien ou d’interruption de la vie doit être prise » .
On ne s’étonnera donc pas que le CCNE, après avoir proposé que le « législateur s’empare du sujet de l’aide active à mourir », se détermine « à préciser les conditions éthiques dans lesquelles une porte pourrait être entrebâillée sur une vision nouvelle de ce que pourrait être une aide à une mort dans la dignité. La loi Claeys -Leonetti répond dans les situations de court terme, mais ne répond pas aux situations de moyen ou long terme. » . Introduire une légalisation de l’aide active à mourir pour des situations « de moyen et long terme » pour lesquelles il y aurait « un pronostic vital à engager », serait faire peser une menace sur les personnes en situation spécifique de vulnérabilité, qu’il faut rappeler de façon exhaustive :
- Les personnes inconscientes à la suite d’un traumatisme ;
- Les personnes sévèrement handicapées, et notamment les patients en EVC/EPR ou les personnes polyhandicapées ;
- Les personnes souffrant de graves troubles cognitifs, notamment très âgées ainsi qu’aux personnes souffrant de pathologies mentales ;
- Les personnes atteintes d’une maladie gravement incapacitante comme la SLA (Sclérose Latérale Amyotrophique dite « maladie de Charcot »), ou la Spina-Bifida.
Les personnes polyhandicapées comme les patients EVC-EPR ne sont pas en fin de vie et ne se trouvent pas en situation d’obstination déraisonnable. Il en est de même pour les personnes atteintes de Spina-Bifida ou de SLA.
Pour toutes ces personnes en situations de vulnérabilité complexe, ce n’est pas le « mè phunaï » mais le dévouement indéfectible qui motive et guide les aidants qui accompagnent au quotidien ces personnes : les familles, les médecins, les soignants, les professionnels médico-sociaux. Angoissées par des pronostics incertains, ces personnes témoignent d’un parcours de vie pavé d’espoirs : le témoignage de Gwenaël Bernard dans son livre « Charcot ou la vie, il faut choisir », publié en 2022, illustre une expérience vécue de ce type : en 2011 Gwen est diagnostiqué de la SLA avec un pronostic fatal de survie de deux à trois ans. Il ne serait pas décent de généraliser cette expérience unique mais peut-être d’écouter cette leçon de courage de Gwen, entouré de son épouse et de ses enfants : « accepter la maladie, c'est recommencer à vivre, c'est commencer une nouvelle vie ».
En conclusion on peut se permettre de rappeler ici la mise garde de Robert Badinter : « Le code pénal a une fonction expressive ; elle est à son plus haut niveau quand il s’agit de la vie et de la mort. Sur ce point, je ne changerai jamais. Nul ne peut retirer la vie à autrui dans une démocratie ».