“En m’appuyant sur la pensée de Spinoza qui refusait d’accorder quelque statut que ce soit au concept de privation pour penser la condition existentielle présente d’un individu, y compris dans le cas de la maladie ou du handicap qui l’atteint, j’entends soutenir que cette position, si dure qu’elle soit à adopter ou reconnaître pour ceux qui en sont touchés, est la seule qui permette vraiment d’adopter une posture positive et tournée vers l’avenir dans le domaine de la maladie.”Il n’est pas rare d’entendre dans les discussions ordinaires qui touchent à la fin de la vie, mais aussi à la possibilité et au début de la vie, un jugement comme « cette vie ne vaut pas la peine d’être vécue ». Le jugement est devenu banal.
Sylvie Robin, “L’adaptation au prisme de la maladie et du handicap”, Revue française d’éthique appliquée, numéro 13
Que veut-on dire par là ? Quand nous disons de la visite d’un musée « ça ne vaut pas la peine ! », nous supposons que cette visite nécessitera un investissement de temps, d’argent, d’efforts physiques, etc. ; et que cette visite n’a pas suffisamment de valeur pour justifier ces efforts. Transposée à la vie même, la phrase voudrait dire que « cette vie » ne vaut pas d’endurer les souffrances, les deuils, les incapacités, les difficultés financières, etc.
Notons bien que, dans les deux cas, la visite de musée ou la vie, le jugement « ça ne vaut pas la peine » prétend à une certaine objectivité. Dans les deux cas, on suppose que quiconque ferait l’expérience de cette visite de musée ou de cette vie jugerait que « ça ne vaut pas la peine ».
Mais la vie n’est pas une visite de musée et la généralisation opérée dans le cas de la vie a quelque chose d’inacceptable. Que peut-on effet dire de la valeur de la vie d’une personne autre que soi-même ? Pour qu’un jugement à la troisième personne soit possible sur une vie particulière, il nous faudrait disposer de critères objectifs. Or, les critères auxquels nous pourrions penser semblent arbitraires et dangereux. Le degré d’incapacité des personnes ? Mais pourquoi en serait-il ainsi ? Au nom de quelle vision de l’humain parfait et de la vie réussie ? La souffrance pourrait être un critère mais, si tant est que nous puissions mesurer quelque chose comme des niveaux de souffrance, nous n’aurions pas pour autant rendu compte de la pluralité des vies et des singularités des désirs de vivre. Il se pourrait pourtant très bien qu’à niveaux de souffrance équivalents, deux personnes se distinguent par un fort désir de vivre d’un côté et la perte du goût de la vie de l’autre.
On pourrait se demander pourquoi ce jugement est si souvent formulé, à quelles motivations conscientes ou inconscientes il répond chez celles et ceux qui le formulent. Selon Anne-Lyse Chabert, celui qui hiérarchise ainsi les vies « se [heurte] à une différence fondamentale qui fait rejaillir en [lui] les complexes les plus archaïques de la peur de l’Autre, cet autre que, par essence, je ne connais pas, et qui menace en cela la racine même de ma façon de vivre à moi ». Hélas, cette hypothèse est convaincante. Sans doute ce jugement de valeur exprime-t-il une profonde angoisse, celle d’un autre différent, dont le désir d’exister constitue en lui-même une menace. Contre cette tentation, il nous faut sans doute tenir bon sur ce principe éthique essentiel : seul peut juger de la valeur d’une vie le titulaire de cette vie.
On objectera qu’il existe de multiples situations dans lesquelles des personnes ne peuvent exprimer aucun jugement sur la valeur de leur propre vie. Le risque est alors qu’ils subissent d’insupportables souffrances sans avoir la possibilité d’exprimer leur souhait de les abréger définitivement. C’est pour éviter de telles situations intenables que, par exemple, le législateur français exige des médecins qu’ils ne se livrent à aucune « obstination déraisonnable ». Mais ce qui nous semble affirmé, à travers cette exigence, ce n’est pas que certaines vies ne vaudraient pas ou plus la peine d’être vécues mais plutôt qu’il existe certaines situations à propos desquelles nous pouvons raisonnablement supposer que, si la personne avait pu exprimer sa volonté, elle n’aurait pas souhaité prolonger sa vie. Tout se passe comme si le législateur confiait temporairement au médecin, non pas du tout la responsabilité d’apprécier les valeurs des vies, mais celle de représenter la volonté du patient. Le jugement n’est donc pas formulé à la troisième personne, extérieurement, mais bien à la première personne.
On objectera enfin que, dans un contexte de rareté des ressources, nous ne pouvons pas nous en tenir aux jugements que les personnes émettent sur leur propre vie : il nous faut prioriser les ressources. Mais il y a confusion : lorsque de tels arbitrages, malheureusement parfois inévitables, ont lieu, ce n’est pas la valeur intrinsèque des vies qui est en jeu mais leur valeur extrinsèque ou instrumentale. Les vies ne sont pas considérées en elles-mêmes mais par les effets qu’induirait leur préservation dans un contexte de rareté des ressources. Là encore, la nuance est décisive. Le glissement de l’un à l’autre est certes vite arrivé : ainsi, au début de l’année 2021, au commencement de la campagne vaccinale, certains ont pu soutenir que les doses de vaccins ne devraient pas être distribuées en priorité dans les EHPAD parce que, disaient-ils, les gens y vivraient des vies ennuyeuses. Un tel raisonnement, rarement explicite, suppose qu’il soit légitime que les ressources soient priorisées en fonction des valeurs intrinsèques supposées des vies.
Cette position n’est jamais défendue en éthique, même par les plus fervents utilitaristes, et ne se trouve mise explicitement en pratique dans aucun texte de loi pour une raison simple : elle est contraire aux droits humains fondamentaux. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 l’exprime en ces termes dans son article 3 : « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ».
Nous maintenons donc que nous devons tenir bon sur le principe moral suivant lequel personne n’a le droit d’affirmer qu’une vie ne vaut pas d’être vécue. Seul peut en juger le titulaire de cette vie ou, s’il est en incapacité de le faire, ses représentants.