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Annoncer le cancer : entre devoirs humains et normes pratiques
Par: Edwige Bourstyn, Chirurgienne, Centre des maladies du sein, hôpital Saint-Louis, AP-HP /
Publié le : 12 Janvier 2009
Ma vie professionnelle m’a conduit à avoir, également, une vie associative très riche. Au cours d’un atelier, une patiente a prononcé une phrase qui constitue une excellente introduction à notre problématique : « la vérité oui, le désespoir non. » Annoncer le cancer revient à évoquer la perspective de la mort. Le médecin doit se situer difficilement dans un certain rapport entre la mort et la vie. Au demeurant, la cancérologie se signale par des progrès constants et significatifs et nous disposons de plus en plus de ressources thérapeutiques. Ces dernières sont dorénavant tellement nombreuses que nous avons parfois du mal à les hiérarchiser. Souvent, le problème n’est plus tant la menace de la mort que le fait d’envisager un « vivre avec » le cancer. Chaque année, on enregistre de l’ordre de 42 000 cancers du sein. Environ 11 000 personnes décèdent annuellement à cause de cette pathologie. C’est le même chiffre qui était enregistré à l’époque où l’on ne recensait que 25 000 cancers du sein par an. Cette maladie tend à se chroniciser, notamment en raison de sa capacité à causer des métastases. À une rémission provisoire peut fort bien succéder une rechute. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est parfaitement envisageable de vivre longtemps avec le cancer du sein. C’est pourquoi une malade pu déclarer : « je suis dans le couloir de la mort et cela dure aussi longtemps qu’au Texas ».
Qu’annonce-t-on au juste ? Que révèle-t-on ? J’ai beaucoup échangé à ce propos avec ma collègue psychologue Nicole Alby. Le cancer est typiquement ce que le médecin n’a pas envie d’annoncer, à un malade qui n’a pas envie de l’entendre. Nous sommes face à une sorte de paradigme de communication impossible. Or, il faut naturellement communiquer. Il n’est pas aisé de donner de l’énergie à un patient qui se trouve confronté au spectre de la mort, à des thérapeutiques douloureuses, dont l’observance coûte à celui qui les observe. Nous n’y pouvons rien, parler du cancer, c’est faire mention de la mort.
Notre discipline se singularise encore par le lancement d’un Plan Cancer. Une décision prise au plus haut niveau de l’État a été annoncée le 14 juillet 2002, pour que l’ensemble des forces de la nation soient mobilisées. Ce Plan Cancer totalise tout de même 70 mesures ! La quarantième de ces mesures nous concerne tout particulièrement puisqu’elle appelle à « l’amélioration des conditions de l’annonce du diagnostic du cancer ». En conséquence, des décisions d’application ont été arrêtées pour atteindre ce dernier objectif. Comme souvent en santé publique, il s’en est suivi une « protocolisation » des pratiques. Des normes ont été édictées, encadrant l’annonce. Les protocoles sont très détaillés et sont très proches de check-lists.
Il n’est pas question de mettre leur utilité en cause, mais il est troublant de codifier quelque chose d’aussi délicat que l’annonce du cancer. Le protocole ne la rend pas plus aisée. Concrètement, les médecins doivent remplir un formulaire, en cochant soigneusement un certain nombre d’items. Ce n’est pas une affaire de pure forme : ces documents sont transmis aux tutelles et à la direction de l’hôpital, et contribuent à l’établissement de leur relevé d’activité. Le Plan Cancer est sans nul doute positif. Il est parfaitement évident que la prise en charge rationalisée des malades dans un parcours ne peut que leur être bénéfique. Cependant, il n’était pas évident au départ que le Plan Cancer aurait pour effet d’édicter des normes. Il m’importe de distinguer les normes de prise en charge clinique des normes de comportement. Il est troublant de vouloir réglementer le face à face singulier entre le médecin et le malade. La praticienne que je suis est troublée et je pense que, si le malade savait jusqu’où la norme a fait intrusion, il serait également troublé. Posons explicitement la question : comment fonder une relation humaine à partir de normes ? Par ailleurs, relevons que la cancérologie est désormais une discipline technicisée à l’extrême. Ceci confine à la science-fiction.
Sur un plan humain, il importe de répéter sans cesse la question : pourquoi annoncer et que doit-on annoncer ? Dans le cas du cancer, l’annonce n’est pas ponctuelle, mais continue. La relation médecin/malade s’inscrit dans la durée et le médecin n’appréhende pas le cancer comme quelque chose d’extérieur à son existence. Il n’est pas rare que le proche d’un médecin ait été atteint d’un cancer. Parfois, le médecin lui-même a été frappé par cette maladie. La construction de la personnalité se nourrit d’événements, pour paraphraser Lacan. Quelle relation humaine convient-il de s’efforcer de tisser, et à quels moments ? Le savoir est capital. Comme chacun le sait, le cancer s’étudie, la cancérologie étant une discipline complexe. De très gros efforts ont été conduits sur le plan épidémiologique dans les pays anglo-saxons. La pathologie a aussi un côté subjectif. Nicole Alby a eu un rôle pionnier dans la promotion d’une psycho-oncologie. En effet, on peut décrire le cancer comme la succession de temps forts. Le diagnostic en est évidemment un. Un malade peut passer par des phases de rémission, lorsque le traitement est efficace. La rémission n’est toutefois en aucun cas assimilable à la guérison, ce qui n’est pas toujours facile à supporter. À l’inverse et malheureusement, on peut rencontrer l’impasse thérapeutique. Les anglo-saxons ont produit des études descriptives, sur un plan global, des parcours des malades. Ce sont les trajectoires qui comptent et on peut se demander pourquoi, en France, l’accent a été surtout mis sur le moment de l’annonce. Heureusement, bon nombre de personnes vivent très bien et durablement après qu’un cancer a été diagnostiqué. C’est la noblesse de la médecine que de permettre aux malades de persévérer dans l’être.
Une certaine spécificité du cancer
En France, de singulières questions de pouvoir ont émergé. Souvenons-nous des états généraux des malades atteints du cancer, en 1999. À côté de ce qu’il faudrait dénommer le pouvoir médical a émergé un pouvoir du patient, légitimé par l’existence d’un « savoir profane » sur la maladie. La médecine est affaire de connaissance scientifique, nul n’en disconviendra. Cependant, j’ajouterai qu’elle est aussi une prodigieuse expérience de l’humain. Le médecin ne borne pas à transmettre du savoir. Il y a aussi transmission de l’humain.
Nul ne contestera que la tenue d’états généraux des malades a été positive. Elle témoigne d’une certaine spécificité du cancer, par rapport à d’autres pathologies. À cette occasion, les personnes atteintes du cancer ont pu s’exprimer sur une tribune, à l’instar de ce qui a été fait pour le SIDA. Le « pouvoir médical » a été mis en cause. Certes, il n’est pas de pouvoir dans nos sociétés sans contre-pouvoirs. Comme l’a justement remarqué Nicole Alby, les malades du cancer ne prenaient pas la parole auparavant, ne serait-ce que parce que leur espérance de vie était très limitée. Ils étaient donc comme murés dans le silence, repliés. Ils ne prenaient pas le public à témoin. Grâce aux progrès de la connaissance scientifique, les conditions ont été réunies pour que les malades puissent prendre la parole et formuler des revendications. Il existe certes une ambivalence à exprimer des revendications à l’encontre d’un pouvoir médical qui, en dernière instance, a permis leur expression. C’est un malaise diffus et général, une insatisfaction qui devaient être exprimés au cours des états généraux des malades. Le savoir médical est-il un pouvoir dont le savoir profane serait le contre pouvoir ? Ce dernier n’est pas à négliger. Il est bien plutôt à intégrer dans la manière dont la médecine prend en charge les malades. Ne tendons cependant pas à une forme de lutte des classes entre patients et médecins. Immanquablement, la relation qu’il faut nouer ne pourra l’être dans un tel cas de figure. Sans doute les malades ont-ils dénoncé la brutalité de leur vécu, l’imputant pour partie au comportement des médecins.
En 1999, il faut sans doute reconnaître que beaucoup de progrès restaient à réaliser sur le plan de l’annonce du cancer. De fait, par le dialogue, les choses ont progressivement évolué positivement. Des comportements inappropriés, des maladresses consistant à dire à l’autre ce qu’il ne veut pas entendre, sont certainement à l’origine de ce qui a été décrit comme un préjudice par les patients. Malheureusement, le cancer est une affection envahissante, qui mine la vie sociale et cause le repli. Une sensation de préjudice prévaut lors d’une annonce qui a longtemps été auparavant considérée comme fatale. Les patients ont progressivement exprimé leur insatisfaction. De leur côté, les médecins tendent à être silencieux. Le Plan Cancer est à l’origine d’évolutions très intéressantes. Toujours est-il qu’il n’est pas très aisé de requérir des médecins qu’ils témoignent à découvert de leur ressenti. Dans la profession qui est la mienne, il n’est pas abusif de faire état d’une culture de l’absence de plainte. De plus, des médecins de ville sont également confrontés aux difficultés de l’annonce du cancer. Il n’est pas rare d’entendre des gynécologues désorientés lorsqu’il leur faut changer de registre. Ordinairement, ils interviennent dans le champ de la prévention du cancer et non dans celui de son diagnostic. Du reste, la loi du 4 mars 2002 rend indispensable l’obtention du consentement préalable de la à un acte de dépistage. Concrètement, il est donc nécessaire de lui expliquer l’intérêt d’une mammographie. Lorsque cet examen se révèle anormal, il n’est pas évident pour les praticiens de ville de bien choisir les mots pour le dire.
"Se ressentir malade"
Pour ainsi dire, les généralistes et les spécialistes de médecine de ville ont été confrontés à une sorte de « démocratisation du Plan Cancer ». Le dépistage ayant été étendu, la présence de processus tumoraux à l’œuvre a été objectivée chez des personnes s’estimant en parfaite santé. Dès lors, il est subitement asséné aux patients : « votre mammographie est anormale » ou « votre taux de TSA témoigne d’une anomalie. » Subitement, une vérité pour le moins inquiétante est communiquée à des personnes très loin de soupçonner la présence d’un état pathologique évolutif. En un sens, ce sont les traitements anticancéreux qui rendent la personne malade. Initialement, après un test positif, la personne peut se représenter l’image de la mort, mais ne se sent pas malade et elle ne ressent aucune douleur.
L’image du cancer est très particulière, dans les représentations collectives. Elle est naturellement associée à la souffrance et à la mort. Cependant, les psychologues rapportent un point récurrent et de première importance : le cancer est synonyme de décomposition et de pourriture du corps. Souvent, lorsque les patients veulent qu’il leur soit décrit une tumeur extraite chirurgicalement, ils s’attendent à quelque chose de nécrosé, de pourri. Ne parlons même pas des fantasmes dans lesquels le cancer serait une maladie contagieuse qui pourrait « s’attraper », pour reprendre une expression populaire. De fait, il n’est pas rare de voir des malades se retrouver subitement isolés. Ainsi, un mari s’éloignera de sa femme, peut-être mutilée par la chirurgie. Même si aucun agent infectieux n’est en cause, le cancer reste très contagieux sur le plan social. Cette pathologie cristallise un rapport à la mort et à la médecine très spécifiques. Du reste, la médecine apparaît ambivalente en dépit de la très grande technicité qui la caractérise désormais. Les chimiothérapies ont un retentissement considérable sur la vie des malades. Surtout, la chimiothérapie peut, comme la maladie, tuer.
Se projeter dans l'avenir
Plutôt que de parler sans cesse d’annonce à propos de la consultation en cancérologie, employons plutôt les mots d’instruction ou de réassurance. Il importe au plus haut point que chacun apprenne à transmettre son savoir et à exprimer sa sensibilité pour que, justement, l’échange soit constructif. Le Plan Cancer commande d’employer des mots simples. À mon sens, c’est presque méprisant pour les malades. Le message que l’on communique peut gagner en épaisseur lorsque l’on a recours à des mots complexes. Des termes techniques peuvent contribuer à la pertinence de ce qui est dit. En dernière instance, c’est l’interprétation du malade qui compte. C’est lui qui se forge sa vérité. Je ne vois pas en quoi le professeur de médecine que je suis, qui enseigne à des étudiants, ne pourrait pas aussi enseigner à des malades. L’annonce du cancer est quasiment assimilable à un défi presque impossible à relever. Or, le médecin le relève bel et bien, avec des mots, dans le respect de l’autonomie du patient. L’échange s’inscrit le plus souvent dans la durée. Parfois, malheureusement, une évolution rapide du processus tumoral l’abrège. C’est avant tout la qualité de la relation humaine qu’il importe de préserver, ce qu’aucune check-list ne sera à même de faire. Finalement, l’épaisseur de la relation qui se noue renvoie au tragique car c’est bien d’une tragédie qu’il s’agit, lorsque le cancer affecte l’histoire personnelle d’un individu. Heureusement, l’issue de toutes les tragédies individuelles n’est pas fatale. Lorsque le malade parvient à se projeter dans l’avenir à travers un projet porteur d’espoir, il parvient systématiquement à faire échec au cercle vicieux de la dépression. C’est pourquoi, notre démarche thérapeutique d’accompagnement ne peut s’inscrire que dans la durée. Évidemment, l’annonce du cancer n’est pas neutre dans la vie d’une personne. Il appartient tout de même au médecin de témoigner d’autre chose que de vies brisées car, malgré tout, les exemples de malades qui parviennent à conserver une « bonne vie » abondent.
Je terminerai mon propos en faisant écho à Nadja d’André Breton. Que veut dire au juste « Nadja » ? : « en Russe c’est le début du mot espoir et ça n’en est que le début. »
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