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"Le corps malade est [...] un corps bavard et pluriel ; la partie se manifeste alors comme séparée des autres : elle subsiste pour elle-même, se fige, et gêne cette fluide activité de l’organisme que nous désignions plus haut comme caractéristique de la bonne santé. La maladie entrave, appauvrit la vie sociale, et que dire lorsqu’il s’agit d’une maladie transmissible ou contagieuse ? Elle assigne à la nature. Parler avec le malade, c’est l’aider à entretenir cette flamme de l’esprit que la maladie tend parfois à étouffer, c’est tenter de le rapatrier dans ses droits et devoirs de citoyen : de cela, tout le monde est capable."
Par: Eric Fiat, Maître de conférences en philosophie, université Paris Est Marne-la-Vallée /
Publié le : 06 Août 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°9-10-11, "Fins de vie et pratiques soignantes". Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
La maladie, l’hospitalisation et la mort sont les étapes d’une évolution que les soignants ont pour tâche de bloquer, sinon de ralentir. Comment ces étapes ne mettraient-elles pas en péril l’humanité de l’homme ?
« La santé, c’est le silence des organes. » Le corps en bonne santé est en effet un corps silencieux et un : chaque partie (organe) fonctionne silencieusement au service du tout (organisme). Chaque partie est là pour les autres, ne subsiste pas pour elle-même, et la première vertu de la vie somatique (ce que Friedrich Hegel appelle la fluide activité du tout) semble être de se faire oublier. Le corps est l’ensemble des déterminismes silencieux permettant la vie de l’esprit, c’est-à-dire la liberté, comme vie de l’esprit qui s’accomplit dans la cité et par l’échange avec autrui.
Le corps malade est en revanche un corps bavard et pluriel ; la partie (organe) se manifeste alors comme séparée des autres : elle subsiste pour elle-même, se fige, et gêne cette fluide activité de l’organisme que nous désignions plus haut comme caractéristique de la bonne santé. La maladie entrave, appauvrit la vie sociale, et que dire lorsqu’il s’agit d’une maladie transmissible ou contagieuse ? Elle assigne à la nature. Parler avec le malade - nous ne disons pas, à dessein, parler au malade -, c’est l’aider à entretenir cette flamme de l’esprit que la maladie tend parfois à étouffer, c’est tenter de le rapatrier dans ses droits et devoirs de citoyen : de cela, tout le monde est capable.
L’hospitalisation, comme arrachement au séjour ordinaire, est souvent perçue comme une nouvelle épreuve. Aux soignants incombe bien sûr la tâche de soigner, mais aussi peut-être la tâche d’expliquer le soin ; c’est alors que le malade est agent du soin, afin qu’il ne tombe pas dans cette triste condition où il ne serait que patient, et doublement patient (patior, c’est subir et souffrir) : patient d’une maladie dont il souffre ; patient de soins qu’il subit.
Et quand la mort s’approche : « la mort, la mort au goût de sel, la mort au noir suaire, à la bouche terreuse… » Un jour, la mort viendra nous taper sur l’épaule, et nous rappellera - nous qui sommes et nous expérimentons comme êtres d’esprit et non seulement comme êtres de nature -, nous rappellera à l’ordre de la nature. Comme dit L’Ecclésiaste (3, 19-22) : « Car il en va de l’homme comme de la bête, comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre ; tout va en un seul lieu, tous sont faits de poussière et vont en poussière. Qui peut dire si l’esprit de l’homme s’élève, et le souffle de la bête descend sous terre ? »
Qui peut dire en effet ?
Au chevet du mourant, il ne s’agit pas tant de faire quelque chose que d’être là, pas tant de dire que d’écouter : ouvrir un vide de bonne qualité, à l’intérieur duquel les paroles du mourant peuvent se déployer ; une chambre d’écho à la meilleure acoustique possible. Ainsi y a-t-il une possibilité de découvrir au dernier moment des potentialités cachées de l’être, une lumière nouvelle que la “vie active” ou vie affairée semble vouloir éteindre.
Notre civilisation laïque, pauvre en rites de passages, a tendance à dénier la mort. Elle habite cependant l’homme, dès le début, et l’intériorité humaine est en vérité un espace infini que ne peuvent mesurer les règles de la vie sociale. Aussi vivons-nous « dans une société que la mort effraie » (François Mitterrand), une société qui multiplie les moyens de se divertir des questions essentielles, comme le disait Pascal. « À l’origine de la société industrielle, fondée sur le primat de la marchandise - de la chose -, nous trouvons une volonté de placer l’essentiel - ce qui effraie et ravit dans le tremblement - en dehors du monde de l’activité, du monde des choses. La religion en général répondit au désir de l’homme de se trouver lui-même, de retrouver une intimité toujours étrangement égarée », disait Georges Bataille dans un livre au titre évocateur : La part maudite. Et le déclin des religions qui écoutent au moins, consolent au mieux, laisse une place vide que la société laïque sait mal remplir.
La mort apparaît donc bien comme la part maudite de notre civilisation. Mais la mort nous attend ! Et il n’est pas nécessaire d’entrer dans les profondeurs du discours psychanalytique pour deviner que le refoulement de la mort et de l’angoisse - qui est la morsure que le néant fait à notre « âme et conscience » - est dangereux.
Voici donc que la mort me rappelle à l’ordre de la nature, et voici donc que cette intériorité que la société dénie prend à présent toute la place ; et veut être entendue, hurle parfois même qu’elle veut être entendue.
Écoutons. Écoutons, pour que les derniers instants soient au moins sereins, si la paix qu’apportaient les religions fait désormais défaut. Accompagner le mourant, c’est se faire son témoin. Écouter ses dernières paroles, pour témoigner que jusqu’au bout, et même après la mort, il fut un être d’esprit.
Je me porte alors garant de son humanité. Il peut partir tranquille. Quand la mort l’aura pris, lui aura cloué le bec, aura transformé le visage expressif de l’homme de parole en masque inexpressif - ou figé dans une unique expression -, quand il ne pourra plus répondre, ce sera à moi de répondre pour lui. Et responsabilité ne vient-il pas de manière significative du verbe répondre ? Aussi les survivants peuvent-ils apparaître comme responsables des morts : capables de répondre à la place de ceux qui ne peuvent pas répondre, capables de répondre de leur humanité. Insistons beaucoup sur le fait que responsabilité ne doit pas signifier culpabilité ; la culpabilité est la responsabilité mal vécue, vécue pathologiquement. Cette responsabilité pour le mourant et pour le mort, bien loin d’être un fardeau empêchant de bien vivre, est au contraire ce qui fait de nos vies des existences vraiment humaines. « L’humanité est composée de plus de morts que de vivants », disait Auguste Comte. Voilà qui signifie que les morts font toujours partie de l’humanité : et ce, grâce aux survivants, grâce aux souvenirs qu’ils gardent, au travail de mémoire qu’ils font. L’homme est le seul animal qui se souvienne de son grand-père, le seul animal qui enterre ses morts : dérobant au regard des survivants le triste spectacle d’une décomposition, d’un retour à l’immanence naturelle, les proches du mort sauvent ainsi l’humanité du mort, dont on se souviendra comme d’un être d’esprit ; et réciproquement, c’est en faisant ce travail de mémoire, en veillant sur le mourant et sur le mort, que les vivants existent comme êtres vraiment humains, comme êtres d’esprit, et non pas comme bêtes amnésiques.
Insistons : ceci nous semble valoir quelle que soit l’idée philosophique qu’on se fait de la mort ; quand bien même la mort serait le passage d’une manière d’être au pur et simple néant - et non pas le passage d’une manière d’être à une autre manière d’être : vie en Dieu par exemple - ; quand bien même nous serions tous condamnés à devenir un jour poussière, vieux ossements rongés par la tristesse et par l’ennui. Proches les uns des autres, les mourants et les bien portants, les hommes morts et les hommes vivants se constituent les uns les autres comme êtres d’esprit, et ce, par la seule grâce de cette proximité que l’hôpital doit permettre, et ne permet pas encore assez. Cela coûte cher dites-vous ? Plus cher qu’une “bonne mort” administrée ? Eh bien que notre société mette le prix qu’il faut pour mériter le titre de civilisation…
Au bout de ce trop long chemin qui, nous l’espérons, n’aura pas été pour nous un chemin de Croix, décidons, malgré bien des contraintes, d’être toujours vigilants. Et espérons comme Jean de La Fontaine « que ce chapitre ne se sera pas pour néant tenu…, que quand il sera besoin d’exécuter… »