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L'auteur, diagnostiquée de Chorée de Huntington, témoigne de son expérience et aborde en le questionnant son rapport au savoir (volonté de savoir, droit de savoir) et sur la notion d'"être à risque", à "50/50".
Par: Mariannick Caniou, Personne atteinte par la maladie /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique HS n°2, Les tests génétique : grandeur et servitude. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Malgré tout, la liberté d'une démarche
Je resterai dans le cadre qui est le mien : celui de mon expérience, de mon expérience maintes fois relue et réinterprétée à la lumière des événements qui surgissent de ma mémoire et me permettent de dénouer les fils d'un écheveau complexe, et aussi à la lumière des événements qui m'adviennent depuis le résultat et qui m'invitent à aller de commencements en commencements.
Mon rapport à la maladie, mon vécu quant au test ne s'inscrivent pas en moi comme une histoire passée. Ils demeurent actuels, pour aujourd'hui, ici et maintenant. Pas un jour ne passe sans que je ne sois saisie par l'extraordinaire bouleversement, l'extraordinaire renversement de ma vie en ce 10 septembre 1996, jour où j'entendis distinctement l'énoncé du résultat. Cette date marque véritablement un avant et un après.
Droit de savoir, temporalité : ces deux termes ont un étroit rapport entre eux. Ils se conjuguent ensemble, leurs méandres s'entrecroisent. Réfléchir à la question du droit de savoir m'a fait remonter plus loin que le test lui-même. La question du savoir est déjà en amont du test et la question du temps aussi !
Lorsque je suis arrivée le 21 janvier 1996 à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière pour la première consultation de la démarche du test présymptomatique, ma décision était prise. J'irai au bout et je saurai ! Dire cela pourrait laisser alors penser que le long cheminement proposé par le protocole ne servait à rien. Ce serait commettre une grave erreur.
J'ai accepté — même sans le montrer ! — de me laisser questionner, surprendre et déranger par les différentes rencontres. J'avais suffisamment de lucidité sur moi-même pour savoir que la démarche que j'entreprenais là, touchait le plus profond de mes entrailles et m'invitait à laisser tomber les masques.
J'ai été modifiée, entamée par le temps : par la succession des rendez-vous, avec la question : " Pourquoi voulez-vous faire cela ? " Oui, pourquoi ? Telle est bien la question. Celle qu'il est nécessaire d'accepter d'entendre et de se poser à soi-même. En effet, il y a les raisons premières, évidentes, celles du discours de la rue, celles de tout-un-chacun. Le temps qui s'écoule permet de sortir de l'instantanéité de la demande et des réponses en trompe l'œil. L'interrogation devient : quel est mon désir ? Quel est mon désir de vie ? Un refrain, fort pertinent, m'a marquée de son sceau : " Quel que soit le résultat, votre vie en sera profondément modifiée." Cette affirmation incantatoire et répétitive soulève par avance un voile. Elle invite à se démarquer du raisonnement primaire qui laisse croire que tout est, et que tout sera simple après.
On le constate, je suis en train de faire l'apologie de la répétition.
Le temps, c'est venir à l'hôpital, puis repartir, et ainsi de suite plusieurs fois. C'est donner du temps au temps… J'ai été chamboulée. J'ai accepté de me dire à moi-même que je pourrais arrêter. Au fil du temps surgit cette interrogation : je continue pourquoi ? J'arrête pourquoi ? Et puis, à la fin, comme un étendard dressé, la question par excellence : je viens chercher le résultat pourquoi et pour quoi ? Quel est le sens (pris dans les 3 acceptions du mot) de ma démarche ?
Bousculée par les questions répétitives, j'ai été invitée à oser quitter mes peurs, mes certitudes aliénantes pour grandir dans la liberté de ma démarche et grandir en liberté dans mon humanité tout simplement.
Pour moi, mettre les pieds dans un hôpital représentait une agression suprême. Ma vie d'enfants est peuplée d'images hospitalières assez inhospitalières. À l'hôpital, enfant la Chorée de Huntington m'attendait, altérant jour après jour les traits de ma mère. Sa lente déchéance mentale et physique a profondément imprégné ma sensibilité. Peu à peu, ce lieu m'est apparu moins hostile… Ce travail-là, il a continué aussi, après le résultat grâce au suivi proposé par le service.
Revenons à cette question du savoir. Pendant une très longue période de ma vie, j'ai occulté sans occulter cette question tenaillante de la maladie. La Chorée de Huntington était enfermée en moi comme dans une cocote minute bien fermée qui n'aurait même pas laissé échapper la vapeur, et ceci pendant de très longues années de ma vie.
Pourquoi ? Parce que je suis née “morte“ ! Condamnée par avance, comme d'autres le sont par contumace ! J'ai toujours été regardée sous le prisme de la maladie, comme devant mourir aux alentours de 40 ans. Dans ma famille, cette chose se savait !
Ce savoir était régi avec un corollaire dont il s'accommode particulièrement bien : le silence ! Tout ce que j'ai pu apprendre et découvrir sur la maladie, je l'ai découvert par moi-même…
Je l'ai senti avec mon intuition.
En fait, je savais une chose. J'allais peut-être (très probablement) mourir aux alentours de mes quarante ans, dans des conditions qui n'avaient rien d'enviable. Je savais cela par imprégnation, par contamination. Savoir cela, c'était être inscrite dans la toute puissance de la maladie et de la mort, c'était coïncider avec elles et par le fait même coïncider avec mon origine.
Les autres savaient pour moi et à leur contact j'apprenais à savoir pour moi. C'est une vie mortifère ! Une vie infernale : enfer, enfermement ! Comment sortir de ce mécanisme ?
À l'heure où se pose les grandes questions de l'existence, j'ai fait un choix : j'ai choisi d'être religieuse. J'ai quitté le domicile familial et me suis séparé du système relationnel induit par ma présence. Aujourd'hui, je peux dire que j'ai fui, j'ai fui cette ambiance mortifère dans laquelle j'étouffais et qui pesait trop lourd sur mes épaules. Ce choix m'a conduit à pouvoir témoigner aujourd'hui. Il marque le début de ma prise de parole sur mon aventure humaine et indique déjà une distance entre Madame la Maladie et moi !
Mais ceci a demandé beaucoup de temps. J'ai été invitée à parler de moi, de mon histoire, des événements qui m'ont façonnée. J'ai dit d'abord que ma mère était décédée quand j'avais huit ans… Plus tard, qu'elle est morte d'une maladie très grave, héréditaire !
J'ai été regardée et considérée autrement que comme une malade potentielle. Autrement que comme sachant ce qui devait m'arriver ! J'ai donc commencé à mieux respirer et à chanter juste… Pendant de longues années, j'ai fait des études de théologie, ce qui m'a amené à réfléchir sur moi-même, en vérité sans concession.
À 20 ans, j'ai fui. J'ai alors pensé naïvement que j'avais liquidé la maladie. En fait, pendant toutes les années qui suivirent, j'ai appris que je ne pouvais vivre qu'en l'intégrant pleinement à ma vie ; non en fuyant mais en acceptant de faire droit à mon bouillonnement intérieur.
Mes trente ans furent une nouvelle bagarre dans l'approfondissement nécessaire de cette acceptation de moi-même, de la maladie et de l'épreuve que représente le doute, le “être à risque“ : 50/50. Vivre avec : tel est l'effort à consentir. Cependant, c'était toujours là, comme un poids lourd ; trop lourd. Retourner l'été dans ma famille, réactivait le cauchemar car les regards posés sur moi en disaient plus que les mots ! Je me sentais épiée.
Les découvertes scientifiques auxquelles je m'intéressais sans en avoir l'air, ont continué de m'ébranler et à faire remonter en surface mes soubresauts intérieurs d'enfant et d'adolescente. J'ai senti de nouveau le poids de " l'enfermement du savoir dans le doute " (être à risque = 50-50) dans lequel je me trouvais ; ce qui m'est devenu insupportable. J'étouffais !
Ce savoir, qui n'en est pas un, est néfaste par plus d'un aspect. Qu'est-ce qui était le plus pénible : être dans le doute ? Parfois c'est confortable car les autres ne peuvent appréhender où nous en sommes. C'est une double vie idéale ! Au fond, j'étouffais surtout du savoir des autres sur moi !
Dans le “être à risque“, il n'y a pas de temps : le temps n'existe pas. On est déjà à la fin de sa vie ! On est projeté par les autres au terme de son existence et donc, d'une certaine manière, la mort en tant que telle n'existe pas. Elle est englobée dans la maladie, elle n'est pas considérée comme un moment de la vie. C'est une manière très subtile de la nier, car par ailleurs elle est omniprésente puisqu'elle vient de façon répétitive décimer la famille.
Le test, après une longue bagarre, m'est donc apparu comme un moyen de sortir de ce savoir visionnaire qui n'en est pas un, mais qui m'enfermait et me collait à la peau plus que tout ! Être regardé dans le spectre de la maladie et être encore et toujours regardé par certains comme “une folle“. Plus j'avance, plus je pense que cette dimension de la folie doit être considérée avec attention dans le cas de la Chorée de Huntington. Et puis, j'y songe. Par définition, une folle ne sait pas ce qu'elle fait. Ceci pose évidemment la question de savoir ce qu'est savoir !
Le résultat du test, parlons-en. Pour moi, il est une libération. Mon résultat est favorable. Pourtant, s'il avait été défavorable cela aurait été aussi une libération, car je serais sortie du savoir que les autres avaient sur moi et dans lequel je ne pouvais évoluer qu'au prix d'une lutte acharnée de l'ordre de la survie.
Dans les deux cas, l'essentiel est de passer d'un savoir dans lequel quelqu'un est enfermé — et dans lequel il peut d'ailleurs se complaire car c'est son identité —, à connaître son résultat, c'est-à-dire naître avec lui, advenir à autre chose.
Avec le résultat, un voile se déchire… Ce qui commence alors, c'est un extraordinaire travail sur soi. La question de départ se déplace. Il ne s'agit pas de savoir car le savoir enferme — il est totalisant et totalitaire —, mais d'entrer dans une plus grande connaissance de soi-même pour une vie plus harmonieuse avec les autres.
Aider les gens à entrer dans la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, dans cette naissance qui consiste à apprendre à vivre avec son résultat, me paraît constituer une exigence à la fois belle et prenante pour les soignants. Il convient de donner aux gens du temps, beaucoup de temps et de les accompagner par une compétence et une sollicitude J'en suis néanmoins consciente, tout ne dépend des professionnels. Ce serait leur conférer trop de pouvoir, trop de savoir ! Il y a surtout le chemin que chacun peut et accepte de faire avec ce qu'il est, le combat qu'il accepte d'engager avec sa liberté.
Les tests génétiques : grandeur et servitude. Le sens de cette formulation présente justement le dilemme. Oui, il y a effectivement une grandeur dans cette démarche ; ce que je viens d'exprimer le souligne. Mais elle peut également devenir une servitude incroyable ! Parler en terme de “droit de savoir“ ne me paraît pas le plus pertinent, car c'est rester dans un rapport légaliste et peut-être, par là même, éviter de se poser les bonnes questions et, paradoxalement, éviter d'exprimer sa souffrance.