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"Le déni de la maladie crée une injustice flagrante. Les malades sont encore soignés trop tard, quand on ne peut plus rien faire. Certes, des dispositifs existent pour une meilleure prise en soin de ces malades et de leurs aidants. Toutefois, une véritable volonté politique nationale qui les rendent opérationnels fait encore défaut."
Par: Robert Moulias, Professeur de médecine, président de l’Association internationale de gérontologie, région Europe, coordonnateur du groupe de recherche et de réflexion Éthique et vieillesse, Espace éthique/AP-HP /
Publié le : 16 Novembre 2005
Des progrès considérables ont eu lieu ces dernières années dans les connaissances relatives à la maladie d'Alzheimer et à la prise en soin des malades atteints de syndromes déficitaires intellectuels. Le plus souvent, ces évolutions ne sont pas parvenues jusqu'aux malades, en particulier ceux qui sont âgés. Faire bénéficier tous les malades de ces évolutions améliorerait leur qualité de vie et celle de leur famille.
Trop souvent, l’altération intellectuelle est considérée comme liée à l’âge, alors qu’elle est toujours due à une maladie. Ce déni est dramatique du fait de ses conséquences. Une majorité de malades, notamment âgés, restent ignorés jusqu'à un stade avancé de la maladie. Il en résulte un excès d'hospitalisations et de placements en institution.
Des recommandations existent sur les traitements spécifiques de ces maladies et des troubles qui en résultent (traitement des troubles du comportement, de l'humeur, du sommeil, de la marche, de la nutrition…). On ne doit plus accepter l'ignorance alors que ces traitements améliorent la qualité de vie du malade et de sa famille.
Le déni de la maladie crée une injustice flagrante. Les malades sont encore soignés trop tard, quand on ne peut plus rien faire.
Certes, des dispositifs existent pour une meilleure prise en soin de ces malades et de leurs aidants. Toutefois, une véritable volonté politique nationale qui les rendent opérationnels fait encore défaut. Actuellement, les soins de ces personnes relèvent dans trop de circonstances de la maltraitance par omission.
Il convient donc de considérer la situation humaine et sociale des personnes atteintes d’Alzheimer selon nos valeurs démocratiques : en termes de dignité, de justice sociale et d’équité.
L'éthique la plus élémentaire consiste à soigner chacun selon l'état actuel des connaissances, selon ses besoins, par un financement collectif de solidarité.
Habituellement, les réflexions consacrées à la maladie d'Alzheimer insistent soit sur les progrès diagnostiques et thérapeutiques, soit sur les problèmes sociaux rencontrés par les personnes malades et leurs aidants.
La communauté soignante ne peut qu'être solidaire des personnes malades et de leurs proches. Cet engagement relève des valeurs qui fondent et orientent ses missions.
Du point de vue de l'éthique et des bonnes pratiques, on ne peut soigner sans savoir. Pour quel autre groupe de maladies aussi sévères et à ce point répandues, ose-t-on encore afficher semblable ignorance ou indifférence au sein du système de soin ?
Force est de le rappeler, les personnes atteintes de syndrome démentiel [1] sont des malades comme les autres. Leurs droits ne sauraient être mis en cause. À leur service, les professionnels ne peuvent pas accepter qu'ils soient considérés comme des « cas sociaux », exclus d'un dispositif de prise en charge adapté. Il s'agit de promouvoir une véritable équité, une réelle solidarité ; cette démocratie sanitaire s'avère à tous égards différente de la charité.
Soucieuses des attentes et des besoins de la personne atteinte de syndrome démentiel, ainsi que de ses proches, l'intervention et l'implication des professionnels de la santé sont profondément justifiées. Il y a toujours quelque chose à faire. Au début, avec le diagnostic précoce et l'accès aux traitements, comme plus tard, à un stade avancé pour accompagner les évolutions. La personne doit être respecté et soigné dignement.
Dès aujourd'hui, on peut mieux faire. Les mentalités, les pratiques et les choix, en termes de réponses innovantes conçues pour mieux répondre aux enjeux de la maladie d'Alzheimer, doivent se situer au plus haut niveau de nos exigences. Les personnes que nous soignons sont souvent trop vieilles et trop malades pour attendre !
Il convient donc de prendre en compte les considérations humaines et éthiques d'une situation qui en appelle, au plus vite, à une prise de conscience nécessaire.
Certes, nous ne pouvons pas encore guérir la maladie d'Alzheimer. Mais aujourd'hui nous disposons d'outils nécessaires à une prise en soins adaptée.
On connaît les signes précoces de la maladie : un dépistage par les médecins généralistes est possible. Ils en conviennent, à condition que cela débouche sur un projet de soins. Cela doit donc constituer une priorité de la Formation médicale continue, aussi bien pour les généralistes que pour hospitaliers qui accueillent ces malades lors des aggravations. L'accréditation des établissements hospitaliers exige de prévoir la prise en soins de tous les malades.
L’ensemble des intervenants en soins ayant affaire à des patients âgés et très âgés doit être formé à ce dépistage. Le déni de la maladie doit cesser d’être la règle.
Du dépistage, qui doit être l'affaire de tous, au diagnostic précoce, il y a un pas : celui de l'expertise.
Ce diagnostic, difficile au début, ne peut être celui d'un homme seul. Le malade et le proche qui l’aide doivent pouvoir avoir accès aux avis expérimentés nécessaires : gériatre, neurologue ou psychiatre, mais aussi neuropsychologue compétent, conseiller social, aux autres avis éventuellement utiles (orthophoniste, ergothérapeute) et aux explorations nécessaires. Il s'agit bien de l'avis d'experts. Ces procédures font l’objet de consensus au plan international.
Autant le dépistage de proximité doit être omniprésent sur le territoire, autant l'expertise nécessite d'abord l'expérience et la compétence. Elle ne peut pas être trop dispersée. La sécurité du diagnostic permet de créer un projet de soin spécifique pour chaque cas, élaboré avec la personne qui aide le malade (conjoint, fille) et les services de proximité. Nous disposons des moyens d'un diagnostic fait en sécurité par des équipes compétentes. Encore faut-il les utiliser pour tous ceux qui en ont besoin.
On sait former les aidants professionnels et familiaux.
Le proche qui aide le malade est le principal soignant. Il a besoin d'une formation spécifique. Les aidants professionnels à domicile n’exercent pas un simple rôle social. Ils ont leur place dans le soin : ont-ils la formation nécessaire ? Quels actes relèvent toujours du soin ? Quelles aides constituent en fait des soins ? Comment préserver les repères du malade et sa vie sociale comme celle de son aidant ? Il existe des recommandations dans tous ces domaines, dont la première est de professionnaliser les métiers d’aide à la personne.
On peut prévenir, sinon prévoir, les crises et les incidents (Centres de jour, Accueils de répit) ou les accidents : maladies de l'aidant, maladies du patient (fracture du col du fémur, pneumonie, accident vasculaire cérébral…).
Le projet de soin peut et doit envisager une solution pour chaque incident prévisible. N'est-ce pas le but des réseaux de soins ?
L'entrée en institution doit être entourée de garanties éthiques (respect de la personne, information, consentement, compétence, contrat), encore davantage s’agissant des personnes atteintes d’Alzheimer, donc particulièrement vulnérables, que pour toute autre personne.
L'institution ne peut être qu'une institution adaptée, compétente, volontaire dans son choix. Il existe des réponses connues de tous. Pourtant, beaucoup d’institutions ne sont toujours pas préparées à recevoir ces malades, voire nient la maladie la plus évidente. Une majorité de ces structures ne disposent pas des moyens nécessaires à ce type de soin.
Est-il admissible que le coût de l'institution empêche, pour le malade et les siens, les solutions envisageables et adaptées quand elles s’avèrent les meilleures ?
L'isolement du dément et du proche qui l’aide constitue une cause de crise et de désafférentation sociale du malade. La charge de travail de l'aidant familial n'est pas prise en compte. L'aide au dément par des professionnels est considérée comme un « petit boulot » peu valorisé. Elle n'est absolument pas prévue comme un soin destiné à des malades. La précarité du statut des métiers de l’aide à domicile est une insulte faite à la fois aux personnes malades et à ces personnels.
Si le malade est agité, apathique, agnosique, ne sait plus se laver, s'habiller, manger... cela est dû aux symptômes mêmes de la maladie d’Alzheimer et nécessite des soins spécifiques prodigués par des personnels qualifiés, formés à cette tâche. Certes, il faut aussi assurer les taches ménagères, mais c'est la prise en charge des symptômes mêmes de la maladie qui est refusée au malade.
C’est aux familles, et à nous professionnels, de mieux faire savoir que, sous nos yeux, ces malades parmi les plus gravement atteints ne sont pas pris en charge comme il conviendrait de le faire. Tous ceux qui sont concernés par leurs soins attendent beaucoup des nouvelles dispositions annoncées par les responsables politiques.
Cette réflexion, inspirée des échanges développés depuis 1996 par les membres du groupe de recherche et de réflexion Éthique et vieillesse de l’Espace éthique Assistance publique-Hôpitaux de Paris, a pour but de favoriser un changement de regard et donc une nouvelle conscience sociale. Il s’agit ainsi de contribuer à ce nécessaire devoir de sollicitude et de solidarité à l’égard de ceux que concerne la maladie d’Alzheimer.
[1] On sait à quel point l’usage du terme démence s’avère douloureux pour la personne malade et ses proches, ce qui d’un point de vue éthique pourrait justifier une grande vigilance. Il s’agit là, toutefois, d’une terminologie scientifique désignant certaines pathologies comme la maladie d’Alzheimer.