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"L’arrêt P. est tout d’abord la conséquence d’un glissement éthique et juridique déjà ancien qui contribue à faire d’une naissance handicapée une réalité inacceptable pour les parents. Il correspond sans doute globalement au regard qu’une société porte aujourd’hui sur les personnes handicapées. Une telle affaire doit alors être l’occasion pour le corps social de réaliser que la première justification de telles demandes d’indemnisation est représentée par les conditions de vie matérielles et morales accordées aux personnes handicapées dans une situation ordinaire."
Par: Marie-Sophie Desaulle, Directrice générale de l'ARS Pays de la Loire, ancienne Présidente de l'Association des Paralysés de France /
Publié le : 07 Août 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique HS n°3, consacrée à l'Arrêt Perruche. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
Un combat pour une qualité de vie
Mon propos ne consiste pas forcément à faire une analyse juridique. Mon objectif consisterait plutôt à essayer d’apporter un éclairage associatif à ce débat. Par éclairage, je veux dire que je n’ai pas non plus vocation à synthétiser les appréciations des personnes handicapées et des parents d’enfants handicapés qui sont adhérents à l’Association des paralysés de France (Cf. “Questions éthiques posées par l’affaire N. P.”, Groupe d’éthique de l’APF, Textes de référence, p. 4). En fonction de leur histoire, de ce en quoi ils croient, ils peuvent avoir des opinions diverses et leur propre analyse. Je souhaiterais simplement essayer de mettre en avant trois points. Tout d’abord, attirer l’attention sur la détresse, sur l’isolement des parents qui se trouvent confrontés à l’annonce du handicap de leur enfant, et qui souvent ne bénéficient pas à ce moment-là de l’accompagnement nécessaire et souhaitable. Chacun réagit alors différemment. Soit par une recherche acharnée de responsabilité, pour prouver qu’une faute est à l’origine de la situation qui est supportée — ce qui a été l’attitude des parents de N. P. Soit, parce qu’il n’y a pas faute ou qu’il n’y a pas recherche en responsabilité, en construisant une vie, un avenir, une relation avec leur enfant, souvent avec une culpabilité qui n’est pas fondée mais qui est puissante.
Pour ces parents-là, il est difficile de supporter l’idée que leur enfant handicapé puisse être qualifié de “préjudice”. Dans mon esprit, il ne s’agit pas d’opposer ces deux attitudes, mais d’essayer de les comprendre et de montrer que, finalement, elles représentent sans doute toutes deux l’expression d’une souffrance, la manifestation d’un combat pour la qualité de vie des enfants handicapés.
Le deuxième point est que, finalement, l’objectif poursuivi par les parents de N. P., et celui qui est poursuivi par tous les parents, par toutes les personnes handicapées, est de pouvoir mener une vie digne, une vie comme tout le monde, avec tout le monde. Je ne rejoindrai donc pas Jerry Sainte-Rose sur ce point : je pense que N. n’a pas été “indemnisé de sa naissance”, mais de son handicap.
En agissant en son nom, ses parents ont cherché à lui assurer les moyens matériels nécessaires pour vivre.
Il serait peut-être bon que notre société et que les pouvoirs publics s’interrogent sur la qualité de vie des personnes handicapées et sur l’avenir social qui peut être envisagé pour des enfants handicapés. Ne serait-ce pas alors à la solidarité nationale d’organiser les conditions d’une véritable insertion, en dégageant les moyens nécessaires pour assurer une compensation du handicap et procurer à ceux qui ne pourront pas travailler, car il y en a, un revenu de remplacement correspondant non pas à un minimum social, mais à l’équivalent du Smic ? Il me semble que la réflexion relative à la qualité de vie des personnes handicapées constitue un enjeu déterminant.
Pour autant, et c’est mon troisième point, l’action des parents de N. P., pour compréhensible qu’elle soit, pose des questions difficiles. Je ne traiterai pas de tous les sujets. Je voudrais axer mon propos sur la question des relations entre parent et enfant, surtout si l’enfant est en mesure de comprendre le sens de la plainte des parents, ce qui n’était pas forcément le cas pour N. P.
Comment mieux signifier à un enfant qu’ils ne l’ont pas voulu ? Comment un enfant lucide pourrait-il appréhender une telle demande de réparation, sinon comme la remise en cause de son existence même ? Sa vie, sa relation à ses parents sont-elles à construire autour de cette notion de préjudice qui l’enferme dans cette différence ?
L’arrêt P. est tout d’abord la conséquence d’un glissement éthique et juridique déjà ancien qui contribue à faire d’une naissance handicapée une réalité inacceptable pour les parents. Il correspond sans doute globalement au regard qu’une société porte aujourd’hui sur les personnes handicapées.
Une telle affaire doit alors être l’occasion pour le corps social de réaliser que la première justification de telles demandes d’indemnisation est représentée par les conditions de vie matérielles et morales accordées aux personnes handicapées dans une situation ordinaire. La société s’honorerait à mettre en œuvre les mesures d’accompagnement matériel et humain nécessaires à la vie avec un handicap, plutôt qu’à laisser s’installer, par procédure judiciaire interposée, l’idée selon laquelle tout handicap est un préjudice intolérable, et toute naissance d’un enfant handicapé une erreur injustifiable.
Je voudrais revenir sur l’impact que peut avoir un arrêt de ce type sur l’attitude du corps médical. Finalement, il pourrait aboutir à systématiser la communication de l’information potentiellement la plus alarmante, incitant ainsi des parents à subir une interruption médicale de grossesse pour éviter ultérieurement une éventuelle mise en cause d’une responsabilité. Une telle évolution constitue une difficulté. Pour l’Association des paralysés de France, le libre choix des parents et, en dernier ressort, le libre choix de la mère s’avèrent primordiaux.
Peut-être faut-il plutôt se poser des questions relatives à l’accompagnement mis en œuvre pour aider les parents à prendre ou non la décision d’une interruption médicale de grossesse. Il conviendrait de s’interroger sur les modalités actuelles de transmission de cette information et sur ce qui serait de nature à les améliorer. Cette réflexion concerne l’accompagnement qui est proposé au-delà de la relation spécifiquement médicale, les centres pluridisciplinaires et les personnes qui entourent les parents dans ces circonstances.
Ne faudrait-il pas, afin de contribuer à modifier la perception des parents, envisager une rencontre avec des personnes handicapées ou des parents d’enfants handicapés qui pourraient parler de leur expérience ?
Nos débats nous engagent à aborder la question du regard que l’on porte sur l’autre.
Je ne pense pas que la réalité présente nous renvoie à une logique d’eugénisme. Il me semble qu’en tout état de cause, la décision des parents est une décision individuelle, respectable en tant que telle. Mais on ne peut pas nier qu’elle est influencée par le regard que porte une société sur les personnes handicapées. Nous avons sans doute là à assumer une responsabilité collective, de nature à faire évoluer les mentalités afin que la mise au monde d’un enfant différent ne soit pas considérée comme inacceptable par le milieu familial, par l’entourage et par la société tout entière.