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L'auteur, chef de service à l'hôpital maritime de Berck, rend compte des sentiments et idées assez contradictoires de grandeur et de servitude dans la relation de soin avec la personne en état végétatif prolongé.
Par: Christian de Maricourt, Médecin-chef, hôpital Maritime de Berck, AP-HP /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°15-16-17-18, 2002. Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
En intitulant grandeurs et servitudes, ce texte de présentation de notre expérience de prise en charge des patients en EVC depuis maintenant cinq ans à l'hôpital Maritime de Berck, j'ai d'emblée voulu traduire ces sentiments et ces idées assez contradictoires qui, tous et à des degrés divers, nous habitent quand nous nous retournons sur notre travail.
Quelles sont donc les grandeurs éventuelles de ce métier assez particulier pour des soignants, pour des rééducateurs et pour des médecins ? Ce métier qui nous conduit à dispenser des soins, certes palliatifs, mais qui s'étalent surtout sur des mois et des années, avec une pesanteur très particulière du temps, un temps où il ne se passe pas grand-chose et durant lequel les gratifications sont rares.
Ces grandeurs peuvent se dire en quelques mots : service rendu d'une part, et amour de l'autre.
Le service rendu est évident. Rares, trop rares sont en effet les équipes qui ont accepté de se lancer dans ces soins, par conséquent celles qui le font sont tout de suite gratifiées de la reconnaissance de nombreuses familles qui trouvent enfin chez nous une place qui ne leur est pas contestée. Cette reconnaissance qui nous soutient dans notre quotidien qui, sans pour autant être morbide, n'est pas toujours gai, se trouve très vite confortée du fait (souvent noté) de l'amélioration des patients en état végétatif chronique (EVC) dans les semaines qui suivent leur arrivée (au moins pour ceux qui survivent car, on le verra, 45 % de ceux qui meurent, décèdent dans les 3 mois qui suivent leur arrivée, ce qui représente 10 patients). Bien sûr ces améliorations ne sont pas grandioses, et elles n'ont rien à voir avec une quelconque annonce de guérison. Elles donnent juste l'impression que le patient s'apaise, qu'il se détend, s'agite et grimace moins, qu'il est — si l'on peut s'exprimer ainsi — " plus confortable ". Comme s'il s'installait. Cela au prix de soins simples mais très attentifs.
Cette impression de service rendu aux familles n'est pas une constante : des familles sont parfois déçues car elles attendaient plus. D'autres se trouvent en difficulté du fait de l'éloignement de Berck de la Région Parisienne. Ceci vaut plaidoyer pour la création rapide de lits dédiés à la prise en charge des EVC en Ile-de-France, de lits dont la gestion se fasse de façon commune à tous les services, Maritime compris, de façon à ce que soit privilégiée la réponse aux besoins des familles, et non les seuls intérêts propres.
Quoi qu'il en soit de ces réserves, nous ne doutons pas pour autant de l'importance du service rendu.
Et l'amour alors ? Si j'ose employer ce mot c'est parce que j'ai été frappé par la chaleur des propos de mes collaborateurs, la richesse de leur regard, leur capacité à rencontrer les familles, et avec elles, par leur capacité à redonner, au-delà de l'espoir ou du désespoir, une existence réelle à ces patients. Je suis tout autant frappé dans le fonctionnement quotidien de l'unité et, au-delà de toutes les insuffisances que nous pouvons avoir, par le respect apporté à chacun et plus encore par la tendresse témoignée par beaucoup lors des soins.
Les servitudes cependant sont grandes. Elles ont à voir, je crois, d'une part avec le temps, d'autre part avec les doutes qui souvent nous assaillent. Le temps est objectivement long : s'il est chez nos patients des décès assez précoces, il est en revanche des survies très prolongées… Et là le temps peut devenir pesant. Les soins donnés à nos patients sont par certains côtés assez simples, mais leur répétition quotidienne, leur monotonie, la modestie de leurs objectifs, la constatation malgré les soins d'une certaine dégradation des corps, le sentiment d'impuissance souvent ressenti, sont autant de causes de lassitude et de démotivation au fil du temps.
Et puis, comme je l'ai dit, des doutes nous assaillent qui ont tous à voir avec une incertitude fondamentale que traduit très bien une expression assez souvent employée au sujet des patients en EVC, et que rejettent violemment certaines familles. Certains ont dit, ou disent de ces patients, qu'il s'agit de morts vivants
(petite parenthèse à ce sujet : des familles nous ont demandé de trouver un autre mot que le mot " végétatif ", qu'elles ressentent de façon douloureuse, et dans lequel elles perçoivent une connotation très négative).
Au-delà d'un certain cynisme, c'est une vraie question qui est cependant posée. Si nos patients — à défaut de dire avec certitude ce qu'il en est de leur état de conscience — sont bien présents, il n'en demeure pas moins que pour chacun de ceux qui les approchent, famille ou soignant, se pose tôt ou tard, et de manière récurrente, la question de savoir si une telle vie vaut la peine d'être vécue, et si la mort ne serait pas préférable. Mort avec toute sa brutalité mais qui, par son caractère irrémédiable, définitif, délivrerait et permettrait - contrairement à ce qui se passe avec le maintien de l'EVC - un travail de deuil.
Cette question posée vient jeter un doute sur le bien fondé de nos soins de façon quotidienne : est-ce bien, est-ce raisonnable, est-ce humain de proposer des soins qui pérennisent un état difficilement tolérable, un état dans lequel se trouvent des patients dont nous ignorons tout des souffrances et des souhaits (s'ils en ont encore) ? Et quand survient une complication qui menace ce reste de vie, comment faut-il réagir ? Se battre jusqu'au bout ? Laisser faire ?
Quand la famille est présente, nous nous reposons sur les choix qu'elle a préalablement exprimés, ce qui ne simplifie pas forcément les choses car, à quelques exceptions près, elle a les mêmes doutes que nous quant à ses droits à maintenir, par des actes qui sont parfois à la limite de l'acharnement thérapeutique, une vie de qualité bien incertaine…
Il faut aller ici jusqu'au bout de la problématique, et poser la question de l'euthanasie. Sur ce sujet fondamental, tant au plan personnel que sur celui de notre société tout entière, nous répondrons, assez loin de toute théorie, de façon très partisane et très pratique. La question d'abréger volontairement la vie de personnes dont nous ne savons pas quelle serait leur volonté ne se pose pas dans ces termes. C'est un parti pris, un ultime rempart contre toute tentation qu'une société pourrait avoir de régler, de la plus négative des manières, un problème qu'elle n'a pas forcément envie de regarder en face.
La seule exception à cette règle - je parle ici à titre personnel - pourrait être d'avoir la certitude que la personne en question ait préalablement choisie, dans une sorte d'intuition de ce qui allait lui arriver, de ne pas vivre dans cet état. Nous serions moins partagés, dans ces cas tout à fait exceptionnels envisagés récemment par le Comité consultatif national d'éthique, en proposant une attitude un peu plus souple que la condamnation absolue de l'euthanasie jusqu'ici de mise.
Cela étant dit, les choses ne sont pas si évidentes. Il m'est arrivé (une fois en cinq ans) d'avoir à aborder directement et raisonnablement ce sujet avec une famille. Nous avions la certitude que les membres d'un couple, après avoir vu ensemble une émission télévisée consacrée à l'EVP, plusieurs mois avant l'accident du mari, s'étaient mutuellement promis de ne pas laisser survivre son conjoint dans une telle situation.
À cette femme qui me racontait son combat perdu jusqu'ici face à une médecine qui voulait à tout prix sauver son mari contre la volonté qu'il avait exprimée, je fus amené à proposer d'envisager d'avoir exceptionnellement, et de manière secrète, une attitude plus souple et plus active. Elle me remercia et demanda à réfléchir. Au bout de huit jours, elle m'annonça qu'elle renonçait à sa demande. L'accord étant acquis, elle se retrouvait seule à devoir (et pouvoir) prendre une décision qui l'écrasait, et ne se sentait pas le droit d'aller jusqu'au bout !
Cette femme ne se sentait pas le droit. Il en va de même pour nous : nous savons où est notre devoir, tant professionnel qu'humain, mais - au-delà de tout questionnement légitime sur la valeur de la survie de nos patients—nous ne nous sentons pas d'autre droit sur la vie d'autrui que celui de les défendre dans leur dignité, et à travers la leur, celle de tous les hommes.