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"Doit-on laisser mourir les enfants nés très prématurément, sous prétexte qu'ils ont un risque de survivre handicapé ? Une telle abstention ne s'apparente-t-elle pas à un meurtre par omission ? Et si l'on fait ce choix, comment définir le niveau de risque, le niveau de handicap qui, a priori, autoriserait de ne rien tenter pour sauver ces nouveau-nés ? Peut-on laisser survivre malgré tout ces enfants, ou doit-on arrêter les soins qui leur sont prodigués, c'est-à-dire arrêter leur vie ?"
Par: Michel Dehan, Chef de service de pédiatrie et de réanimation néonatale, hôpital Antoine-Béclère, AP-HP /
Publié le : 17 juin 2003
Texte extrait de La Lettre de l'Espace éthique n°9-10-11, "Fins de vie et pratiques soignantes". Ce numéro de la Lettre est disponible en intégralité en suivant le lien situé à la droite de la page.
La néonatologie est un des domaines de la médecine où les résultats sont les plus éclatants, et nul ne remet actuellement en question le bénéfice des soins intensifs chez les nouveau-nés dont les progrès, conjoints à ceux de l'obstétrique, ont transformé en deux décennies le regard sur l'enfant né ou à naître.
Mais ces progrès laissent parfois derrière eux des victimes : ce sont les enfants qui ont survécu mais au prix de séquelles. Ces séquelles vont parfois handicaper lourdement leur vie et celle de leur entourage familial. Ce que vivent alors ces enfants, ces familles, dans nos sociétés où la compétition est la règle, où la valeur d'un individu est essentiellement jugée sur sa réussite, est alors un tout autre combat qui s'apparente souvent à un véritable calvaire.
La leucomalacie des grands prématurés illustre parfaitement les situations où la crainte d'une survie avec un grave handicap paraît plus forte que celle de la mort. Quel choix difficile et douloureux en effet : doit-on laisser mourir les enfants nés très prématurément, sous prétexte qu'ils ont un risque de survivre handicapé ? Une telle abstention ne s'apparente-t-elle pas à un meurtre par omission ? Et si l'on fait ce choix, comment définir le niveau de risque, le niveau de handicap qui, a priori, autoriserait de ne rien tenter pour sauver ces nouveau-nés ? L'alternative est, à l'inverse, de donner toujours toutes leurs chances à tous les enfants prématurés. Mais que faire si l'on met en évidence de graves lésions cérébrales ? Peut-on laisser survivre malgré tout ces enfants, ou doit-on arrêter les soins qui leur sont prodigués, c'est-à-dire arrêter leur vie ? Dans quelles conditions ? Et qui doit décider ?
Ces questions sont débattues dans tous les pays développés depuis plusieurs décennies, chaque nation ayant apporté ses réponses ou ses recommandations en fonction de son environnement culturel propre. Mais bien que certains principes soient régulièrement retrouvés dans toutes les prises de position publiées, et notamment celui de toujours agir dans l'intérêt supérieur de l'enfant, et celui de prendre en compte la notion de qualité de vie future, il n'existe pas de règle universellement admise, car les interprétations de ces principes et de leurs conséquences peuvent être divergentes. C'est la raison pour laquelle le questionnement éthique persiste, et il est bon qu'il en soit ainsi pour que les attitudes puissent se modifier en fonction de l'expérience acquise et des progrès de la science.
En France, malgré l'existence du Comité national consultatif d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, créé en 1983 et de lois sur la bioéthique depuis juillet 1994, il n'existe pas à l'heure actuelle de document officiel concernant les problèmes d'éthique en néonatologie. Pourtant, plusieurs enquêtes ont révélé que plus de 50 % des décès observés dans les services de soins intensifs pour nouveau-nés étaient la conséquence directe d'une décision médicale prise à la suite d'une argumentation et selon des modalités assez consensuelles. Celles-ci sont issues des réflexions des professionnels qui, au sein de groupes de travail ou par l'intermédiaire de publications, ont défini les repères essentiels destinés à encadrer une stratégie d'approche utilisable pour chaque cas.
Il s'agit d'un abord pragmatique et non théorique des problèmes qui a été choisi, cherchant à privilégier la dimension d'humanité, dimension essentielle de l'acte médical individuel où se noue une relation privilégiée entre le médecin et son patient, au risque de devoir assumer la responsabilité d'une transgression par rapport aux lois, qu'elles soient d'ordre moral, religieux ou laïque.
Le principe fondateur de notre approche repose sur la reconnaissance du nouveau-né. Quels que soient son poids, son âge gestationnel, son aspect, il possède un statut d'être humain, et cela lui octroie, de facto, des droits, particulièrement celui d'être soigné. Ainsi, en situation d'urgence, la règle de l'assistance à personne en danger s'impose à nous, expliquant qu'en salle de naissance, toutes les manoeuvres de réanimation doivent toujours être entreprises. Il existe cependant quelques cas exceptionnels où ces manoeuvres seront suspendues si l'enfant est très immature ou très petit, les limites pouvant être définies différemment selon que l'enfant se trouve encore in utero ou qu'il est déjà né, selon les circonstances et le lieu de l'accouchement. Chaque équipe fixera ses propres limites, afin de ne pas laisser un médecin seul décider, dans l'urgence, d'une éventuelle abstention thérapeutique.
Après cette réanimation d'urgence, il faut mettre tout en oeuvre pour que l'enfant puisse bénéficier de l'ensemble des soins que requiert son état, sans oublier les soins de confort et de sédation-analgésie. Pendant cette période d'attente, l'équipe médicale s'efforcera de cerner au plus près le diagnostic lésionnel, en particulier cérébral, dans le but de formuler un pronostic : celui-ci se fondera sur les données objectives dont on dispose (et nous avons vu l'importance de l'imagerie et l'électroencéphalographie), l'expérience acquise par l'équipe, et les résultats connus de la littérature médicale sur le sujet. Lorsque toutes les données du pronostic ont pu être réunies, le dossier de l'enfant est discuté en présence de l'équipe médicale et paramédicale. Chaque élément de l'anamnèse, l'évolution de la maladie, les résultats des examens complémentaires, sans oublier l'environnement socioculturel et psychoaffectif de la famille doivent être analysés complètement pour que tous les participants se mettent d'accord sur l'ensemble des données. Au terme de cette analyse, une décision, qui à nos yeux doit appartenir à l'équipe médicale et nous y reviendrons, doit être prise. Si le pronostic neurologique paraît préservé ou si les lésions semblent peu sévères, il faut continuer à donner toutes ses chances à l'enfant.
Il convient donc de prolonger les soins intensifs même si parfois cela peut apparaître comme un acharnement thérapeutique. Si au contraire les lésions sont bilatérales, étendues, il faut se résoudre à arrêter des soins qui ne se justifient plus aux plans médical et humain, et accepter la mort de cet enfant, comme un ultime recours. Mais parfois, le débat ne peut pas être tranché aussi clairement : beaucoup de données sont incertaines, beaucoup d'arguments restent discutables, les opinions de l'équipe divergent : dans ces cas d'incertitude, la règle de prudence est de surseoir à toute décision qui serait irréversible. Il convient de poursuivre les soins intensifs, au risque de faire survivre l'enfant avec un handicap grave.
En effet, même si le but ultime de notre action est d'offrir au nouveau-né en détresse la possibilité de survivre avec un cerveau intact, il est tout à fait illusoire de penser que tous les survivants seront des enfants sans séquelle.
Cependant tout n'est pas si simple au plan éthique. Tout d'abord parce que même dans les conditions définies plus haut, lorsque l'arrêt thérapeutique paraît légitime, il faut bien admettre que l'arrêt du ventilateur est un acte qui sera directement responsable de la mort de l'enfant. Un tel acte ne peut pas se résumer au simple débranchement d'une machine, mais il doit être associé à une procédure d'accompagnement médical et humain, sur laquelle nous reviendrons. Dans ce cadre, l'utilisation d'une sédation-analgésie s'impose pour éviter à l'enfant et à son entourage la souffrance d'une agonie prolongée.
Le débat s'est encore avivé depuis que nous pouvons traiter beaucoup plus efficacement les maladies des membranes hyalines des grands prématurés. Sur le plan respiratoire, ils deviennent très vite autonomes. Or ce n'est souvent qu'au bout de plusieurs jours que l'on pourra mettre en évidence la gravité des lésions cérébrales. Que faut-il faire ? Si cet enfant n'avait pas bénéficié initialement de tous les soins médicaux, il serait décédé. Mais pendant la période initiale, nos moyens ne permettent pas actuellement de faire le point précis des lésions cérébrales. Faut-il maintenir, sans réelle nécessité, le ventilateur, pour pouvoir justifier l'arrêt de vie par l'interruption de la technique ? Mais ce n'est plus réellement un soin de confort qui est alors prodigué à ce bébé qui va mourir et qui devrait, au contraire, bénéficier de toute notre sollicitude pour que ses derniers jours soient les plus doux possible. Ne peut-on pas considérer plutôt que la période d'attente puisse être prolongée au-delà de la période ventilatoire et de ce fait s'autoriser à prendre les mêmes décisions pour cet enfant autonome que s'il était encore attaché à une machine ? Ou bien au contraire doit-on s'abstenir de tout geste d'euthanasie sur ce bébé, qui survivra alors avec de lourdes séquelles motrices, intellectuelles et sensorielles ?
Ce débat sur l'euthanasie est récurrent en raison des références historiques qui lui sont attachées. Pourtant, doit-on réellement différencier euthanasie active et euthanasie passive ? Moralement, qu'est-ce qui est le plus condamnable : de ne pas faire de césarienne pour sauver un foetus qui aurait pourtant plus de 50 % de chances de survivre ? de ne pas réanimer un grand prématuré à la naissance sous prétexte qu'il ne pèse que "x" grammes ? d'arrêter un ventilateur ? d'accompagner doucement à la mort un enfant qui sera très gravement handicapé qu'il soit ou non dépendant d'une machine ? Et peut-on se cacher que la pratique d'une forme d'euthanasie active existe réellement, en France, sous la forme d'une loi autorisant l'interruption de grossesse au cours du 3e trimestre, sur la simple notion qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité, reconnue comme incurable au moment du diagnostic ? Il nous semble que le devenir de l'enfant doit compter en priorité, car il serait inhumain, au prétexte de préserver sa bonne conscience personnelle, de lancer dans la vie un enfant qui sera grabataire. Il nous semble que nous devons endosser cette responsabilité, mais à condition de mettre en place une procédure d'accompagnement de l'enfant et de sa famille.
Parlons maintenant des parents. La place des parents dans la décision est un problème crucial et encore largement débattu. Notre pratique nous a amenés à considérer qu'on ne peut humainement pas laisser décider des parents seuls de la vie ou de la mort de leur bébé, même si l'on pense les avoir bien éclairés. à l'opposé, on ne peut pas non plus accepter que les décisions médicales soient prises sans l'accord ou l'acceptation des parents. Il existe une voie médiane consistant à travailler la relation médecin-parents, de telle façon que chacun, à la place qui lui est dévolue, joue son rôle par rapport à l'enfant.
L'objectif principal est de fournir aux parents toutes les explications nécessaires pour qu'ils comprennent le problème posé par leur enfant, afin qu'ils puissent être parties prenantes du projet envisagé par l'équipe médicale. Il s'agit là de ne pas se contenter de délivrer une simple information, si claire et exhaustive soit-elle, mais plutôt d'entrer en communication avec eux en créant un climat de confiance pour ouvrir un dialogue, pour chercher à enrichir une relation afin de cheminer en commun dans le but de préserver ce qui va être la vie de l'enfant, même si celle-ci doit s'interrompre précocement. Dans notre expérience, les parents ne revendiquent pas, en général, de prendre les décisions les plus graves, s'ils perçoivent que, d'une part, le médecin est le défenseur, au même titre qu'eux, de la vie de leur enfant, mais que, d'autre part, il se sent tout aussi concerné qu'eux par la qualité de cette vie. Une telle démarche prend du temps et demande une grande disponibilité de tous, médecins et soignants, afin de recueillir leurs questions et leurs sentiments. Mais ce temps est nécessaire à la rencontre mutuelle, et à l'acceptation de la situation telle qu'elle est, dans sa réalité, qui oblige les parents à substituer progressivement l'enfant réel à l'enfant imaginaire qu'ils avaient fantasmé.
Il faut rappeler la diversité des situations : en effet, nous avons à faire à des couples très divers, toujours en situation de grande vulnérabilité, souvent jeunes, inexpérimentés, parfois à des femmes seules, à des familles en difficulté pour des raisons socio-économiques ou culturelles, ou à des couples stériles qui, après avoir franchi tous les obstacles se trouvent confrontés à des jumeaux ou des triplés dont un, ou deux, ou trois enfants sont menacés. Le contexte des situations est chaque fois différent, les niveaux de compréhension, d'insertion sociale sont très divers, sans compter les divergences possibles qui risquent de se dessiner au sein des membres du couple. Nous devons donc nous adapter pour répondre au mieux aux différentes demandes, au lieu de nous fixer une attitude univoque, rigide, qui serait une règle intangible. Parents et médecins devront savoir négocier ensemble la longue attente émaillée d'événements multiples, source d'inquiétude et d'angoisse.
Dans les cas où l'enfant survivra avec des séquelles, l'annonce doit être formulée avec beaucoup de prudence, et très progressivement, pour que cet enfant puisse être totalement investi sur le plan affectif par ses parents. Ainsi est-on parfois amené à retenir un certain nombre d'informations qui pourraient avoir un effet destructeur sur les liens parents-enfant.
Dans les cas où l'enfant va mourir, les parents ne souhaitent pas toujours tout savoir. Ils doivent comprendre que, lorsque la situation est désespérée, il faut mettre tout en oeuvre pour accompagner cet enfant lors de ses derniers instants. L'essentiel est qu'ils perçoivent que l'équipe médicale et soignante est prête, elle aussi, à accompagner l'enfant jusqu'au bout. Les visites de l'entourage familial et les rituels religieux sont favorisés, la plupart des parents souhaitant même être présents lors du décès de leur bébé.
Dans ces conditions, on peut obtenir l'assentiment tacite des parents sur toutes les décisions prises par l'équipe médicale, sans que leur responsabilité puisse être directement engagée et sans qu'ils aient à porter à eux seuls le poids décisionnel si lourd de conséquences. Cette pratique est confortée par les nombreux témoignages de parents que nous suivons après le décès de leur bébé et qui peuvent être résumés par cette courte lettre reçue quelques mois après le décès de l'un d'entre eux : " Merci à vous tous grâce à qui nous avons pu avoir notre bébé Richard pendant presque 4 semaines. C'est trop court pour une vie, mais assez pour un grand amour. Et la vie continue... "
Cette méthodologie d'approche de problèmes si délicats, lorsqu'elle est appliquée scrupuleusement par les équipes, ne peut pas prétendre pouvoir résoudre tous les problèmes, mais offre plusieurs avantages :
Mais cette pratique peut être discutée sur plusieurs points :