Depuis, s’est produit un quadruple bouleversement qui nous oblige à repenser complétement l’approche de la mort et du deuil par les proches.
Bouleversement démographique
L’espérance de vie s’est considérablement accrue, si bien qu’il est courant de voir des septuagénaires, voire jeunes octogénaires organiser les obsèques de leurs parents. Ces personnes sont entrées eux-mêmes dans la vieillesse, elles ont envisagé leur propre décès et n’appréhendent pas la mort de la même façon.Par ailleurs, si l’espérance de vie à augmenté de façon extraordinaire, il n’en est pas de même pour l’espérance de vie en bonne santé. De nombreux décès se produisent à la suite d’une longue période de désocialisation due à des maladies dégénératives, Alzheimer, démences séniles. Le deuil de la relation avec la personne a donc souvent été fait largement en amont de la mort physique. Dès lors, le décès apparaît souvent comme un soulagement et, pour les proches, les funérailles sont plus empreintes de la nostalgie d’un temps qui fut que d’une peine réelle.
C’est ce que constatent les opérateurs funéraires. Contrairement aux idées reçues, de nombreux endeuillés ne sont pas du tout désorientés au moment d’organiser des obsèques et sont assez réalistes dans la relation marchande avec les pompes funèbres.
Mais que survienne la mort d’une personne jeune ou pire d’un enfant, et c’est un drame absolu que la société sait de moins en moins bien gérer.
Bouleversement spirituel
Depuis la nuit des temps, les rites funéraires ont été gérés par les dépositaires du pouvoir magique puis du pouvoir religieux. Ils savaient faire appliquer des règles et diriger des rituels qui donnaient sens. Ils savaient mettre en scène le passage entre l’ici-bas et l’au-delà. Ils savaient donner un statut aux survivants qui devenaient des endeuillés pendant une période qui avait un début et une fin.Mais la croyance religieuse a considérablement diminué en France et la pratique encore plus. Quel sens peuvent avoir pour une assemblée réunie dans une église, généralement devant un laïc, des rites religieux dont la grande majorité ne connaît pas la signification ? Comment accompagner et donner du sens lors d’une cérémonie laïque au crématorium ? Au Père Lachaise par exemple, près de 80% des cérémonies se dérouleront sans qu’à aucun moment les proches aient assisté ou pratiqué le moindre geste religieux entre le départ de l’hôpital et la disposition des cendres dans sa destination définitive.
Il y a un vrai enjeu pour former des officiants laïcs pour des cérémonies civiles qui aient du sens dans des lieux signifiants. Les crématoriums disposent généralement de salles de cérémonie, mais pour un enterrement ?
Le bouleversement de la crémation
L'émergence de la crémation au détriment de l'inhumation n'est pas simplement la substitution d'une technique à une autre mais un vrai bouleversement rituel et symbolique.Passer en moins de deux heures d’un cercueil anthropomorphe contenant le défunt à un petit pot de trois litres contenant 4 % du corps réduits en cendres peut être un choc pour qui n’y a jamais été confronté. En tout cas, cela nécessite des cérémonies adaptées et un vrai encadrement symbolique.
Et ces cendres sont pulvérulentes et nomades. Elles peuvent être dispersées sur une pelouse du souvenir, déversées dans ces horribles fosses communes souvent faussement intitulées « espace ou jardin du souvenir », dispersées en pleine nature sans que personne ou presque ne sachent où elles sont.
Le travail de deuil n’en est pas facilité et l’on voit souvent de vrais conflits entre les dernières volontés du défunt qui avait envisagé l’après-mort de son corps comme une néantisation et les besoins de trace de ceux qui restent.
La fin du mythe d’Antigone
Une autre révolution est l’émergence des contrats d’obsèques par lesquels les futurs morts choisissent eux-mêmes le devenir de leur corps après la mort et doivent financer leur coût. Dès qu’il atteint un certain âge, tout Français est sollicité par la publicité pour ces contrats d’obsèques qui sont devenus un eldorado pour les assureurs.Mais c’est oublier que les obsèques sont avant tout destinées à soulager les vivants en leur donnant un rôle actif et des responsabilités dans des rites qui leurs sont destinés.
Avant, on mourrait et les autres s’occupaient des obsèques. Maintenant, il faudrait prévoir ses obsèques avant de mourir pour que les autres n’aient pas à s’en occuper.
Dès lors, ce ne sont donc plus les conventions sociales qui définissent les obsèques, ni même les proches – pour qui elles sont pourtant faites –, mais le défunt lui-même qui se projette dans sa propre mort. Dans ces conditions, ces obsèques « modernes » ne sont plus une aide pour les vivants sur le chemin du deuil, mais avant tout une mise en scène, par le futur mort, de sa propre mort.
C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que la chronologie de la mort est ainsi bouleversée !
Le débat de la fin de vie ne peut se tenir sans que l’on prenne en compte cette révolution. Quelle place donner aux futurs endeuillés ? Comment prendre en compte leurs besoins ? Comment donner du sens à cette période de la fin de vie qui devient si intimement liée aux futurs rites funéraires ?