Pour autant, les conclusions du débat ne peuvent certainement pas être connues a priori. Et force est de constater que la pression politique est importante, que le calendrier est très contraint. Début septembre, annonçant l’ouverture de la convention citoyenne, le président de la République disait vouloir « bouger vite pour plus d’humanité », la présidente de l’Assemblée nationale réagissant en déclarant attendre un texte « rapidement. ». Mi-septembre, dans son avis n° 139, le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) ouvrait la voie à une « application éthique d’une aide active à mourir ». Fin septembre, la ministre chargée de la consultation sur la fin de vie déclarait « que le moment (était) venu pour le gouvernement d’arrêter de procrastiner et d’assumer son travail de législateur ». Dans ce contexte de politisation de la question de la fin de vie, garantir un débat neutre et éclairé à même de restaurer la complexité des enjeux relatifs à la fin de vie paraît bien difficile.
Un cadre légal pour ceux qui vont mourir
Les citoyens commenceront leurs travaux début décembre, leur avis est attendu pour fin mars 2023. Pendant ces quelques mois, les soignants de réanimation, depuis toujours impliqués dans une réflexion éthique autour de la fin de vie, auront à cœur d’adopter une attitude rendant possible la délibération sur un sujet aussi sensible, attitude à même d’accompagner activement les citoyens tirés au sort pour leur permettre de s’approprier la complexité des questions soulevées. En sortant de l’opposition souvent caricaturale entre certains défenseurs des soins palliatifs et certains défenseurs de l’aide active à mourir, il s’agira d’acter ensemble que la fin de vie ne pourra de toute façon pas se réduire à l’adoption d’un texte législatif. En tachant, les uns et les autres, de ne pas répondre à l’avance aux questions qui s’ouvrent, il s’agira d’envisager les désaccords possibles et probables de ce débat sociétal comme légitimes. L’objectif sera de trouver des accords sur fond de désaccord. Les arguments qui sous-tendent les positions de chacun devront être formulés clairement. Il s’agira bien de passer de l’implicite à l’explicite. C’est le travail de l’éthique ! Partant du fait que la mort est une donnée absolue et incontournable de l’existence humaine comme le rappelle le CCNE, le souhait de chacun de mourir et de voir ses proches mourir dans la dignité sera nécessairement partagée par tous, la question n’étant pas de savoir pourquoi mourir dans la dignité, mais quels sont les moyens d’y parvenir dans des conditions éthiquement acceptables par tous, ceux qui partent, et ceux qui restent.Pour favoriser l’appropriation par les citoyens de la complexité des enjeux, nous partagerons nos expériences et nos expertises. Nous expliciterons la manière dont nous nous sommes appropriés le cadre actuel issu de la loi Claeys-Leonetti. Nous rappellerons que ce cadre, qui donne des droits aux patient en fin de vie, n’a pas été élaboré pour les personnes qui veulent mourir mais pour celles qui vont mourir. Nous raconterons que la très grande majorité des personnes qui décèdent en réanimation, décèdent après une décision d’arrêt des traitements de maintien artificiel en vie pour lutter contre l’obstination déraisonnable. Nous témoignerons ardemment du fait que nous sommes en réalité bien plus confrontés à des demandes de proches de patients en fin de vie de poursuivre le maintien en vie dans des situations d’obstination déraisonnable par les équipes de soin plutôt qu’à des demandes d’aide active à mourir. Nous dirons notre difficulté à partager parfois la qualification de l’obstination déraisonnable avec les proches, particulièrement lorsque les architectures familiales sont complexes ou du fait de représentations de l’existence, qu’elles soient culturelles, spirituelles ou religieuses. Nous reviendrons sur la nécessité de centrer ces décisions sur le respect des volontés des patients, tout en soulignant la difficulté de les connaître lorsque les patients sont hors d’état de les exprimer. Nous partagerons la rareté des directives anticipées, leurs limites avec parfois nos difficultés à les interpréter dans un contexte clinique aigu singulier. Nous témoignerons de notre attachement à garantir en pratique le droit des personnes en fin de vie à être soulagées d’une souffrance physique et/ou psychique, et le droit d’avoir accès à une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès sous certaines conditions. Il nous faudra prendre du temps pour dessiner la frontière entre les arrêts de traitement sous sédation profonde et continue et l’aide active à mourir, frontière parfois ténue pourtant essentielle entre « laisser mourir » et « faire mourir ». Nous rendrons compte des effets de tout cela sur ceux qui restent, tant les proches que nous soignants.
Entendre la demande de ceux qui veulent dépasser le cadre actuel
Bien que le cadre législatif et réglementaire actuel nous semble adapté aux situations que nous rencontrons dans notre pratique quotidienne, nous leur dirons combien l’ajustement de ce cadre à la complexité des situations individuelles n’est pas toujours facile et combien nous engageons chaque jour notre responsabilité. Les avancées et les limites du cadre actuel devront être reconnues. Nous inciterons les parties prenantes à défendre à nos côtés le développement d’action d’information adressées spécifiquement à ceux de nos concitoyens qui ne se seraient pas appropriés ces questions, concernant les directives anticipées ou encore la désignation de la personne de confiance. Nous les inciterons à défendre à nos côtés le développement de stratégies de sensibilisation et de formation des personnels de santé, concernant notamment la sédation profonde et continue. Nous les inciterons enfin à défendre à nos côtés des politiques publiques ambitieuses donnant les moyens aux soignants, quels que soient leur mode d’exercice, de répondre à leur obligation de soins palliatifs.Au décours de la concertation qui s’engage, la demande de certains de nos concitoyens d’aller plus loin que le cadre actuel devra être entendue et être clairement analysée. Le désir de mort et celui de ne pas souffrir devront être distingués. Nous pourrions alors accompagner les citoyens dans la formulation des termes d’un débat alors centré plus directement sur l’aide active à mourir. Nous pourrions cheminer ensemble à partir des éléments suivants. L’aide active à mourir apparait comme une réponse possible à une demande individuelle exprimée par une personne « compétente » au sens médical et juridique du terme de décider de façon autonome du moment exact de sa mort. L’aide active à mourir ne saurait être confondue avec le meurtre puisqu’elle est réalisée à la demande expresse de la personne. Elle ne saurait non plus être confondue avec le suicide puisqu’elle engage la responsabilité juridique et morale d’un tiers. En pratique, l’aide active à mourir questionne le degré l’autonomie de la personne qui en fait la demande, la responsabilité de la personne qui « l’aide », et donc l’articulation entre une demande individuelle et une réponse collective. Comment, par exemple, s’assurer que la personne est compétente pour exprimer cette volonté de mourir lorsqu’elle est atteinte d’une maladie neurodégénérative ou psychiatrique, ou lorsqu’elle est situation de grande vulnérabilité ? Comment, par exemple, décider de celui ou celle qui répondra de cet acte d’aider activement une autre personne à mourir ? Une personne peut vouloir mourir. Le fait que cette demande soit adressée à un tiers questionne : les différences entre l’euthanasie (comme en Belgique), le suicide assisté (comme en Suisse) et l’assistance au suicide (comme dans l’Oregon) devront nécessairement être explicitées. Dans les hypothèses, les conséquences potentielles et prévisibles sur l’ensemble des personnes impliquées, c’est-à-dire les patients, leurs proches, et les soignants, devront être considérées au regard des expériences des pays sus-cités.
Au-delà des choix individuels et de situations exceptionnelles, la question posée est forcément collective et engage notre société toute entière dans son rapport à sa propre finitude mais aussi au monde soignant. Chacun doit réfléchir à ce qui peut faire sens pour tous. Au terme du débat citoyen, le dernier mot appartiendra au Parlement. La liberté individuelle de mettre fin à mes jours impose-t-elle que le droit à la vie s’accompagne d’un droit à être assisté d’un tiers pour se donner la mort ? L’acte d’aider activement quelqu’un à mourir peut-il constituer un soin, cette attention portée à autrui qui nous constitue collectivement ? Le risque d’une logique arbitraire vis-à-vis des plus vulnérables dont la vie pourrait être considérée comme ne valant plus la peine d’être vécue ou comme étant « un fardeau » pour autrui devra nécessairement être pensé. Le principe de solidarité vis-à-vis des plus fragiles d’entre nous devra toujours contrebalancer le principe d’autonomie de la personne. Dans tous les cas, ni l’acte de laisser mourir, déjà inscrit dans la loi, ni l’acte d’aider activement à mourir, s’il devait voir le jour, ne devront être banalisés.