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"Je ne pouvais plus bouger. Je ne pouvais plus rien faire. Je me suis retrouvée aux urgences. Je venais de perdre une résidente. [...] Là j’ai compris que ça ne passerait pas. J’allais mourir. Et après plus rien. Aucun souvenir. Aucun. C’est seulement après qu’on m’a raconté. Moi je ne sais rien. Et j’ai besoin de reconstruire cette histoire."
Par: Corinne Benzekri, Patiente de réanimation, soignante / Matthieu Le Dorze, Anesthésiste-réanimateur, Hôpital Lariboisière, APHP /
Publié le : 17 Décembre 2021
Alors que chaque jour de nouveaux patients font leur entrée en réanimation pour une Covid et que les services pourraient de nouveau être saturés, nous ressentons, vous ancienne patiente de réanimation et moi médecin en réanimation, le besoin de donner à entendre le parcours difficile de ces patients. Parce que ce que nous vivons réellement, soignés et soignants, émergera peut-être plus facilement de tels récits que d’une théorie qui prétendrait en dire la vérité. Parce que ces récits peuvent nous permettre collectivement, soignés, soignants et citoyens, d’affirmer une puissance d’être et d’agir pour que demain ne ressemble pas à hier.
« Je ne peux pas finir l’année sans vous écrire ces quelques mots ». Durant les fêtes de fin d’année 2020, vous m’écriviez : « j’espère que mon message vous trouve en bonne santé et que vous ne souffrez pas trop de cette responsabilité immense qui vous incombe de sauver des vies, de réhabiliter des corps meurtris, et des âmes en peine. Vous devez composer avec l’impossible ! ».
Notre rencontre remonte au printemps lorsque « votre vie a basculé ». Cinq résidents de l’établissement pour personnes âgées handicapées où vous travaillez sont morts cette semaine de mars. « Je ne me suis pas protégée » m’avez-vous rapporté'. « Parce qu’il n’y avait pas de masques. J’ai alerté les autorités sans relâche de ce que nous vivions. Je savais que j’allais avoir quelque chose. Mais se retrouver comme cela, c’est inimaginable. Je ne pouvais plus bouger. Je ne pouvais plus rien faire. Je me suis retrouvée aux urgences. Je venais de perdre une résidente. Peut-être que c’était mon tour ? Ce n’était pas la télé là, mais ma réalité ! Quand on m’a dit qu’on allait m’emmener en réanimation, c’est comme si on m’annonçait ma mort à ce moment-là. Je n’avais jamais été malade avant. Là j’ai compris que ça ne passerait pas. J’allais mourir. Mais je n’avais pas envie de mourir. Et après plus rien. Aucun souvenir. Aucun. C’est seulement après qu’on m’a raconté. Moi je ne sais rien. Et j’ai besoin de reconstruire cette histoire ».
Nous avions eu une longue conversation plusieurs semaines après votre admission alors que vous « basculiez du côté de la vie ». Je vous avais raconté votre parcours difficile. Nous vous avons endormi parce que vous aviez du mal à respirer, pour que la machine puisse vous aider à respirer sans que vous soyez gênée. Par ces quelques mots, j’avais réveillé vos souvenirs. « La machine ? Je connais son bruit par cœur. Comme une soufflerie ». Vous vous étiez confié à moi. « La réanimation, ça sauve une vie, mais ça fait énormément de mal ». Vous vous souveniez surtout des hallucinations qui « étaient parties très loin, comme dans un film ». Vous me racontiez « votre film », vous êtes au sommet d’une montagne entourée d’un charnier de « morts dans un combat pour la vie ». « Maintenant il faut se réveiller, il ne faut plus se laisser faire, il faut partir d’ici », criez-vous. Vous entreprenez une longue marche, et vous commencez à ne plus pouvoir respirer : « j’ai besoin d’un respirateur. L’obsession, c’était de respirer, et de ne pas respirer ». Aujourd’hui encore, vous gardez la trace de ces expériences traumatiques. « On sort avec des ressentis, des images qui vous hantent nuit et jour : des terreurs »
Après plusieurs semaines de réanimation intensive, vous preniez conscience de votre état. « Ce n’est pas possible. La Covid ne peut pas faire cela, me mettre au point où j’en suis ». Et de son environnement. « Je suis dans un lit. Mon monde, ce n’est plus qu’un mètre carré. Et je ne sais pas ce qui se passe. Je me sens rien. Le plus dur ? Je ne peux pas parler. Mais qui m’a enlevé ma voix ? Je suis dans le monde du silence, au milieu du chaos et du bruit. Et rien ne se passe. Personne ne vient. J’ai rêvé de m’enfuir ». Vous vous remémorez les épisodes récurrents et pénibles de dysfonctionnement de votre canule de trachéotomie. « A chaque fois, j’étais sûr que j’allais re-mourir. Oui, re-mourir ! On me dit « Respirez ! Respirez ! ». Mais je ne sais pas de quoi on me parle… ». Grâce à votre force intérieure, accompagnée par les soignants, vous remontez sensiblement la pente. Un seul bon souvenir vous revient en mémoire : « Thomas m’a fait un shampoing. En mettant la musique à fond. C’était le plus beau moment! Et il a mis de l’eau dans ce désert qu’était ma bouche ! Quel bonheur ! ». Les jours suivants, vous entreprenez alors un long chemin de réadaptation, vous percevez votre corps meurtri. « Je ne pouvais pas marcher. J’ai eu peur d’être coupée en deux » Et votre âme en peine. « Qu’est-ce qu’on m’a fait ? Des terreurs me hantent nuit et jour ».
Plus d’un an après votre séjour en réanimation, vous étiez venue de vous-même évoquer avec nous cette période malheureuse et traumatique. Vous reveniez particulièrement sur les restrictions de visites de ses proches liées au contexte sanitaire et aux incertitudes de la première vague. « Je n’ai pas vu mes proches pendant deux mois. Ne pas être en lien avec eux, c’était horrible. En réalité, c’était une torture. Je me serais battu différemment si j’avais pu les avoir à mes côtés. Pour supporter la souffrance, il faut une attache affective pour vous comprendre, vous soutenir, vous ne croyez pas ? Eux ont eu le sentiment de ne pas avoir de place dans mon histoire. Qu’ils m’avaient déjà perdue ». Nous comprenions combien le chemin du rétablissement était encore long pour vous. « Aujourd’hui, à 52 ans, je ne suis pas complètement guérie. Ça a changé ma vie. Je ne suis plus la même qu’avant. J’ai des douleurs importantes. Des mouvements impossibles. Des troubles de l’attention et de la mémoire. J’ai perdu mes mots. C’est le brouillard. J’ai l’impression d’avoir fait un AVC. J’ai vu un neurologue, un psychologue, un orthophoniste. Il n’y a plus rien qui fonctionne ! J’ai beaucoup de colère en moi. Pourquoi moi ? Je n’ai jamais fait de mal à personne. Aujourd’hui, je ne peux pas dire que le pire est derrière moi. Nul ne sait quel sera notre avenir. J’ai peur, après avoir vécu la réanimation, d’avoir à subir le Covid-long ».
Vous êtes revenue plus tard dans le service retrouver Thomas, votre infirmier. Vous qui avez été si longtemps soignante dans votre vie professionnelle vous êtes retrouvée soignée : patiente, malade, souffrante. « J’aimerais pouvoir revoir ces soignants au grand cœur, et leur adresser toute ma gratitude et toute ma reconnaissance pour leurs soins. Ils m’ont tant donné. Parler avec les personnes qui m’ont soignée, en me permettant de passer d’un ressenti à une réalité, a été vital dans ma réparation. Rencontrer les soignants, c’est se réparer. Aujourd’hui, j’aimerais que vous me racontiez votre vécu, votre ressenti ».
Je ne suis plus la même qu’avant. J’ai des douleurs importantes. Des mouvements impossibles. Des troubles de l’attention et de la mémoire. J’ai perdu mes mots. C’est le brouillard.
Nous, soignés et soignants de réanimation, avons été et sommes encore les acteurs d’un moment critique. Un moment critique qui mérite d’être raconté, partagé. Ce récit est à même de générer du sens. Pour cela, il a besoin d’une oreille attentive. Écoutez ces récits. La réanimation est un lieu de soin particulier où les patients sont entre la vie et la mort dans un quotidien hors du monde. Cette médecine scientifique est de haute technicité, mais pas seulement, loin de là. Et les considérations humaines sont toujours présentes au premier plan. Aujourd’hui et demain, confrontés à la détresse des patients, malgré la fatigue et la lassitude, nous continuerons chaque jour de prendre soin et d’engager notre responsabilité. Car il y aura toujours des patients pour la réanimation, Covid ou non-Covid.
Pour nous libérer collectivement de cette pandémie qui fait obstacle à nos vies depuis de si nombreux mois, aidons chacun, soignants ou pas, à trouver la motivation de se protéger et de protéger les plus vulnérables d’entre nous. Car la maladie est toujours une injustice. Une injustice encore plus douloureuse pour les plus fragiles, les plus démunis, ceux qui ont le moins accès à l’information ou à sa compréhension. Puissent ces récits aider chacun à comprendre que l’exercice de sa liberté crée l’opportunité de lier son destin individuel à celui de ses concitoyens. Se soucier de soi, c’est aussi se soucier de l’autre, car la liberté est indissociable de la responsabilité. C’est ce qu’affirmait il y a près de 40 ans Paul Ricœur, réfléchissant aux fondements de l’éthique : « on entre en éthique quand, à l’affirmation par soi de sa liberté, on ajoute l’affirmation de la volonté que la liberté de l’autre soit. Je veux que ta liberté soit ».