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"Quantifier et compter, évaluer des actes de soins sans tenir compte de la dimension relationnelle s'inscrit dans le registre de la maîtrise. Ce registre est induit par le refus d’affronter la dimension conflictuelle de la relation. En luttant contre certains des idéaux qui paraissent s’imposer dans la société actuelle, nous voulons redonner sa place à la rencontre et à la continuité des relations interpersonnelle dans l'entreprise et dans la vie sociale."
Par: Bernard Voizot, Médecin psychiatre /
Publié le : 20 Juillet 2020
Accepter la complexité, ne pas refuser les limitations de notre pouvoir par les obstacles de la réalité, devoir partager les décisions avec d'autres, pourraient être des objectifs atteignables si nous ne nous empêchons pas. Analyser les fonctionnements des groupes institutionnels a été la tâche d'un certain nombre d'entre nous. Il est nécessaire que nous nous efforcions de transmettre les connaissances que nous avons acquises dans un langage compréhensible par le plus grand nombre de nos contemporains.
Il est urgent de nous attacher à mieux mettre en valeur la qualité du travail en réseau qui est réalisé actuellement tant au niveau de la médecine somatique que de ce que je connais mieux : la pédopsychiatrie et les établissements médico-sociaux. Par exemple, à partir des difficultés rencontrées dans l’orientation des jeunes dans le Val-de-Marne, la mise en place d’un réseau le ROSMES 94 a permis aux I.M.E. de travailler localement avec l’Education Nationale, les travailleurs sociaux, les équipes de psychiatrie infanto juvénile et les structures de protection de l’enfance pour créer des capacités de liens et d’échanges entre les équipes. Au moment du confinement, ce ROSMES 94 a maintenu les coopérations entre les différentes professions impliquées dans l’accompagnement à distance des jeunes handicapés mentaux et de leurs familles. Même s’il est difficile à créer et à maintenir en vie, un réseau est un lieu de rencontre et de confrontation. Il permet surtout le maintien des échanges, évite le rejet et l’isolement.
Notre évaluation du fonctionnement des structures de soins et d’accompagnement médico-social doit être développée à partir de la notion de place. Il faudra imposer qu'une place dans un E.M.Pro. par exemple, soit contractuellement liée à une place en E.S.A.T. et éventuellement à des possibilités d'insertion dans d'autres types d'ateliers productifs. Ce raisonnement est aussi valable à l'hôpital à partir du moment où un lit doit être relié à une place en postcure ou en service de réinsertion.
Nous devons nous préparer à une lutte volontariste pour que les systèmes administratifs acceptent de financer un pourcentage de places libres dans ces structures comme nous avions tenté de le faire pendant quelques années. Ceci est le seul moyen de permettre que des indications d’orientation s’effectuent correctement. Faute de disposer d’un éventail de places disponibles, on se trouve contraint à rechercher d’abord une place libre et on essaiera de voir quelle patient pourra convenir.
Il est crucial de prendre la parole au moment de l’ébranlement des échanges de la vie sociétale qui était malheureusement dominés par l’hyper consommation et le pouvoir pris par la publicité ; pour dire que d’autres formes de vie sont possibles dans la communauté.
Nous nous trouvons donc à un moment où nous devons clairement définir les termes du conflit qui est en cause à propos des soins et l’accompagnement. Si on laisse le pouvoir décisionnaire aux seules structures administratives dont les prescriptions sont dominées prioritairement par les choix financiers, celles-ci chercheront à obtenir le meilleur rendement de toutes les structures. Maintenant, les entreprises de soins sont de plus en plus considérées comme les autres entreprises productives. Il est indispensable de retrouver le sens de la création des entreprises à but non lucratif qui anime le secteur des soins et de l’accompagnement.
Confronté aux critères de la productivité, les établissements médico-sociaux ont une grande difficulté à pouvoir promouvoir un travail lent, d’efficacité limitée mais qui est productif de biens dont la valeur doit être appréciée justement. En effet ces structures permettent à des personnes dont les capacités sont actuellement entravées de retrouver le plaisir de leur activité dans un travail. Elle permet aussi à tous ceux dont le handicap reste fixé de pouvoir trouver un emploi dans une structure productive adaptée. Il appartient aux pouvoirs politiques locaux d’assumer leurs responsabilités en passant suffisamment de commandes à ces entreprises. Cela a été le cas quand par exemple un conseil général ou une municipalité commandait des sacs publicitaires à un ESAT; ou bien, lorsqu’une association scientifique, une université fait effectuer son routage par une entreprise adaptée.
Nous ne sommes pas irréalistes. Nous cherchons à décrire ce qui se passe actuellement et à travailler sur le réel. La nature humaine est faite ainsi d’éléments favorables de progrès et de mouvements destructeurs qu’il faut pouvoir comprendre, symboliser, sublimer dans les affrontements.
Il est crucial de prendre la parole au moment de l’ébranlement des échanges de la vie sociétale qui était malheureusement dominés par l’hyper consommation et le pouvoir pris par la publicité ; pour dire que d’autres formes de vie sont possibles dans la communauté. Les discussions actuelles concernant l’environnement et la réduction des déchets, de nouvelles pratiques de retour des emballages de verre par exemple, nous permettront sans doute d’expliquer à nos contemporains que le souhait d’établir des liens nouveaux entre les productions locales et les consommateurs qui se sont créés au moment du confinement, correspond à une tendance profonde. Il est fondamental de réduire les frais de transport et surtout la tyrannie des normes qui s’est établie au cours de ces dernières années.
On voit ainsi qu’un changement dans les modes d’approvisionnement des structures sanitaires et médico-sociales pourrait être tout à fait bénéfique. De la même façon, des petites unités de production régionale d’appareils et d’outils médicaux, de linge et de médicaments, etc. seraient à l’origine d’une activité économique dont le coût et le profit reviendraient à la communauté locale.
Constatant les luttes féroces qui ont eu lieu pour l’achat des masques, des réactifs des matériels de réanimation nous devons demander que les régions européennes se dotent d’outils de production locaux dont ils surveilleront le bon fonctionnement.
Pour présenter le lien qui devrait être fait entre la production de biens et de services et le soin , je propose que soit étudié un schéma organisationnel dans lequel l’hôpital serait au centre d’un Groupement d’Intérêt Economique (G.I.E.) qui aurait à gérer l’activité de soins et de la coordonner avec l’activité de fonctionnement d’un hôpital dans sa partie hospitalière, la lingerie et la cuisine, les transports, etc.
Dans le passé, on a connu la blanchisserie, la pharmacie centrale des hôpitaux, les productions de petits matériels, la production des repas dans les cuisines. Ces activités qui concernent pour une part son fonctionnement propre, peuvent aussi générer des recettes par les produits vendus à l'extérieur de l'hôpital dans la cité.
On peut ainsi envisager la production des vêtements de patients et des soignants par une unité où pourraient travailler des patients chroniques relevant d’une unité de réadaptation et d’un E.S.A.T. En y adjoignant des unités de production de matériel ou de médicaments, l’hôpital serait ainsi situé au centre d’une activité productrice de matériel et de services. En s’appuyant sur les réseaux locaux, on pourrait créer des unités de production maraîchère pour alimenter la cuisine.
Il faut s’attacher à assurer la qualité du travail et la continuité de production de ces entreprises de réinsertion. Tous les travailleurs ne sont pas interchangeables, leur efficience professionnelle peut varier au cours de leur vie. Il est indispensable de reconnaître la valeur des activités dont la productivité paraît faible en regard des entreprises habituelles. Elles servent cependant d’étape à une reprise de l’habituation au travail pour tous ceux qui ont rencontré des épreuves qui ont réduit leurs capacités. De même, il faut que nous puissions regrouper de petites unités de production dans des structures qui produisent du matériel ou des biens nécessaires aux soins et à l’accompagnement.
En créant une activité économique dynamique autour du centre hospitalier, son fonctionnement serait alors considéré en termes de recettes, de dépenses de fonctionnement et de dépenses d'investissement.
Il est fondamental de penser un hôpital inséré dans une structure économique dont une partie de l’activité produit des recettes. Ceci est un moyen nouveau de concevoir son budget . Ainsi l’hôpital ne pourra plus être considéré uniquement comme un lieu de dépenses pesant sur la communauté.
Pour les dépenses, je proposerai que l'on indique que le fonctionnement financier assure les salaires et les dépenses d'achat de matériel consommable. Dans l'hôpital il faut des praticiens et des soignants à temps plein mais aussi des attachés à temps partiel. On peut aussi envisager des infirmiers à temps partiels exerçant à titre libéral autour de l'hôpital. De plus il est indispensable de relier chaque place de l'hôpital à la possibilité d'une hospitalisation à domicile .
Je centre ma présentation sur la notion du prix de revient d’une activité de soins. Tout praticien exerçant à titre libéral est amené à considérer le prix de revient de chacun des types d’actes qu’il effectue. C’est le cas en particulier de la consultation ou la visite à domicile. Il est essentiel que les jeunes praticiens soient formés aux impératifs de la gestion d’un cabinet médical ou paramédical ou d’un autre type de soins et d’accompagnement. Ils doivent aussi être formés pour savoir comment travailler en groupe.
Ceux qui ont les compétences d’évaluer le prix de revient des soins devraient pouvoir étudier ce prix de revient par pathologie sans les complications : une ablation de vésicule, une gastrectomie, un traitement de fracture de jambe etc. une pneumonie, un AVC. Serait ensuite inscrit un surcoût lié à la comorbidité et/ou au pourcentage d'invalidité. On obtiendrait ainsi un prix de revient particulier valable pour chaque unité fonctionnelle de l'hôpital .
On devrait inscrire comme dépenses d'investissement tout ce qui est la part immobilière des locaux
Le matériel amortissable appareil biologie radio etc.
Il faut aussi comptabiliser en investissement ce qui concerne la formation initiale payée par l'université qui collabore avec l'hôpital sous la forme des CHU
et la formation permanente des équipes hospitalières.
Les recettes
Elles comporteraient qui correspond à la vente des brevets liés à l'activité hospitalière et aux découvertes faites par les équipes.
Les recettes de recherches allouées par les laboratoires pharmaceutiques et les entreprises qui bénéficient du travail effectué dans l'hôpital. (Cette option est totalement à l’inverse du mouvement actuel dans lequel les entreprises font payer par l'hôpital leurs recherches)
Ce que j'appelle la production de soins corresponds aux les sommes versées par l’assurance-maladie. Celles-ci sont établies en fonction du prix de revient de l’unité fonctionnelle et sont complétées par un versement lié à un indice qui doit être calculé finement à partir de l’évaluation des guérisons, des stabilisations ou des décès de l’hôpital. (Ce mode d’appréciation de l’activité est conçu à l’inverse de ce qui a été imposé avec la tarification à l’activité. Il permet de prendre en compte la gravité et la lourdeur des prises en charge l’absence d’évolutivité de certaines pathologies.)
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Les recettes liées à l'enseignement dans les liens avec l'université et les différentes UFR pour les personnels qui viennent se former à l’hôpital ainsi que les recettes des formations permanentes menées par les équipes hospitalières.
En inscrivant la fonction de soins dans un ensemble d’activités productives concernant le matériel, les équipements, la restauration la notion de groupement d’intérêt économique permet de situer l’activité hospitalière dans un contexte qu’il anime au lieu d’être soumis aux aléas du marché pour pourvoir aux besoins nécessaires à son fonctionnement.
Nous aurons aussi à penser l’inscription des services hospitaliers dans la mise en place du service civique. Cela aurait l’avantage de développer les politiques de prévention, la formation des citoyens aux gestes d’urgence et la notion du travail en équipe. Les services de postcure seraient tout à fait intéressés de pouvoir accueillir des personnes qui sont dans une trajectoire de réinsertion et redécouvriraient ainsi leur qualité relationnelle et leur capacité à tenir un poste dans l’activité de réadaptation fonctionnelle par exemple.
Il est fondamental de penser un hôpital inséré dans une structure économique dont une partie de l’activité produit des recettes. Ceci est un moyen nouveau de concevoir son budget . Ainsi l’hôpital ne pourra plus être considéré uniquement comme un lieu de dépenses pesant sur la communauté.
Ceci nous conduit à une vue d’ensemble de l'hôpital mais aussi des établissements médico-sociaux et de l’écosystème politique et social dans lequel ils sont insérés.
Je continue de penser que l'on n'a pas tiré suffisamment parti du statut initial des E.S.A.T. pour en faire des lieux de travail productif adapté à des personnes handicapées ou à celles qui ont des capacités réduites de production pendant un temps. Il faut imposer un développement des ateliers protégés et des structures d'insertion. Cela implique de considérer la place dans un établissement avec les liens avec d'autres places potentielles dans d'autres établissement qui ont ce quota des places libres (10 à 20%) qui permet ainsi une mobilité. Cela rendrait possible un autre fonctionnement que celui dans lequel c'est le moindre coût qui emporte la décision.
Le rapport de l’institut Montaigne nous indique que nous sommes un moment crucial pour que nos sociétés scientifiques fassent des propositions qui permettent d'ouvrir la réflexion en brisant la toute-puissance du point de vue administratif et technocratique qui a prévalu ces dernières années dans les pays développés. Il ne faut pas méconnaître la puissance de la force administrative et technocratique de maîtrise qui, pour répondre à l’envie croissante de consommer, cherche à privilégier le moindre coût, à court terme, sans possibilité de réflexion sur l’avenir à moyen et long terme.
Dans notre réflexion sur les phénomènes collectifs, je propose d’analyser soigneusement le recours au mode de pensée primaire qui s’impose insidieusement. Il s’agit d’obtenir la satisfaction individuelle, le plus rapidement possible et d’autre part d’effacer les différences. Dans un contexte de tensions sociétales comme celui que nous avons connu au moment du pic de la pandémie, il fallait que tout le monde bénéficie en même temps du même traitement et des mêmes examens. Liberté et égalité apparaissaient ainsi comme les valeurs dominantes. À nous de promouvoir tout ce qui est de l’ordre de la fraternité et la solidarité.
De plus, nous aurons aussi à tenir compte de certains excès dans le recours à la judiciarisation visant à imposer les points de vue des fortes minorités. Un long travail de réflexion devrait être mené pour permettre aux soignants d’exercer leur profession sans se sentir en danger d’être attaqué par des plaignants insatisfaits.
Une démocratie sanitaire devrait pouvoir s'installer. Les travaux de Frédéric Worms et son dernier texte dans « Le Monde » soutiennent cette perspective. C'est aussi celle que promeut l'Espace Ethique Île-de-France.
Face au morcellement des décisions prises en raison par chacun des acteurs soumis à la pression collective, nous avons à soutenir une démarche intelligente, réactive et créative qui prendra la forme d’une synthèse lentement élaborée à partir des points de vue différents. Elle a été mobilisée intensément face au danger mais elle pourrait aussi s’éteindre par la force de ce besoin collectif de rejeter l’inconnu, l’étranger.