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"Seulement je ne comprends pas. Je ne comprends pas cette pyramide sanitaire qui place l’hôpital public au sommet en négligeant les besoins des personnes vivant dans d’autres établissements, dans d’autres types d’habitats, au contact de nombreux professionnels."
Publié le : 30 Mars 2020
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Les jours se suivent et se ressemblent.
Les heures défilent pourtant le temps lui semble à l’arrêt.
Nous sommes à J 9 du confinement.
Comme souvent le matin une amie me demande comment s’organise la journée. Comme souvent le matin je n’ai pas d’idée précise. J’ouvre pourtant les yeux sur une nouvelle journée d’écoute attentive, d’échanges intenses et de constats parfois encourageants, bien souvent décevants et terrifiants. J’ouvre des yeux emplis de fatigue et d’espoir.
Après avoir commencé ma journée en adoptant cet air détendu, combatif et persévérant plein de réassurance envers l’auxiliaire si anxieux qu’il en perd sa capacité à réfléchir, la question de la gestion des stocks de matériels me préoccupe. Je m’apprête à appeler mon réseau à domicile au sujet de la livraison potentielle de masques lorsqu’une alerte urgente sur mon téléphone m’interpelle : « La continuité de service à domicile est mise en jeu par défaut de matériel. Aidez-nous à alertez les décideurs.».
Evidemment, je n’y peux rien, mais j’appelle la directrice.
Son rapport concernant la vie à domicile dans notre région est consternant. Les petites associations ferment. Un hôpital de campagne a renvoyé des dizaines de patients à domicile. Le réseau régional a reçu 40 demandes d’accompagnement en une journée. Elle me raconte les angoisses des salariées, d’innombrables arrêts maladies et l’engagement sans faille d’un grand nombre d’auxiliaires de vie. Elle m’explique les difficultés rencontrées pour obtenir du matériel et ce sentiment de ne pas être soutenue par les pouvoirs publics face aux situations dramatiques qui s’accroissent sur le terrain.
Je suis à l’autre bout de la ligne. Celle-là même où, une heure avant, l’assistante technique de ce même réseau à domicile m’expliquait la difficulté d’organiser les passages quotidiens des personnes vulnérables face aux informations contradictoires de sa direction.
Encore une fois, la sensation de vivre en décalage et de constater les efforts de chacun sans trajectoire collective me frappe. Je suis à la croisée des chemins. je croise beaucoup de monde – virtuellement. Chacun poursuit sa course folle sans réaliser que l’autre va probablement au même endroit. Et que parmi eux, des personnes plus vulnérables connaissent des réalités et peuvent proposer des pistes de réponses efficaces.
Pour continuer cette journée, Chloé me téléphone. Chloé c’est un « mini-moi » :
- même maladie,
- même tempérament,
- même énergie.
Elle a 22 ans. Elle est étudiante à la faculté de Nanterre. Elle est dépendante pour tous les actes de la vie courante. Elle n’est pas trachéotomisée mais sa capacité respiratoire n’en est pas moins affaiblie. Elle habite en résidence universitaire adapté et domotisée. Sa vie est, comme la mienne, ponctuée de ses passages d’auxiliaires de vie entre lesquels elle aime travailler, se cultiver, partager des moments les gens qu’elle aime.
Le 12 mars 2020, suite à l’annonce du Président, Chloé comme les 15 autres étudiants vivant avec handicap de la résidence universitaire de Nanterre a été mise à la porte. 48 heures : c’est le délai que leur a généreusement accordé la responsable du service d’aide et d’accompagnement de la faculté avant de couper les moteurs de portes permettant aux personnes physiquement dépendantes d’entrer chez elles. Je tiens à préciser que les mesures relatives aux personnes vivant avec un handicapde Sophie Cluzel , secrétaire d’Etat auprès du premier ministre, n’étaient pas encore annoncées. Les parents de mon amie ont dépensé 3000€ de billets d’avion pour venir chercher leur fille et la ramener chez eux, sur l’île de la Réunion. D’autres de ses camarades se sont retrouvés sans leur fauteuil électrique. Nous n’avons pas tous des parents avec des maisons suréquipées et domotisées. Vivre assis sur un canapé le temps d’un week-end c’est faisable. Vivre des semaines sans aucune aide-technique avec un minimum de sécurité et un maximum de dépendance c’est de la maltraitance.
Et qui, d’après vous, va-t-on solliciter pour aider ces familles à s’occuper de leurs enfants ? Les auxiliaires de vie évidemment.
C’est logique de soulager les hôpitaux. J’en mesure l’urgente nécessité. Seulement je ne comprends pas. Je ne comprends pas cette pyramide sanitaire qui place l’hôpital public au sommet en négligeant les besoins des personnes vivant dans d’autres établissements, dans d’autres types d’habitats, au contact de nombreux professionnels.
Il est extrêmement instructif d’entendre les personnes comme mon amie Chloé. Parce que Chloé, elle justement, avait anticipé. Bien qu’habitant un service médico-social, c’est elle qui a pris les mesures qui s’imposaient pour se protéger et protéger l’équipe qui intervient auprès d’elle. C’est elle qui a financé l’achat du matériel. C’est elle qui a mené les échanges avec les auxiliaires volontaires pour continuer à intervenir malgré cette pandémie. Chloé, personne vulnérable, savait.
Quant à la fermeture du service d’accompagnement de ces étudiants vivant avec un handicap, elle était peut-être l’unique solution, mais pas dans ces conditions d’urgence extrême. Même en temps, surtout en temps de crise, il est impératif d’anticiper la prise de décision pour permettre aux personnes vulnérables d’organiser la continuité de leurs soins et de leurs accompagnements.
A l’heure du déploiement de l’expertise-patient, les constats sont rudes. Evidemment il faut agir vite, écouter chacun et organiser pour tous. Bien sûr, la prise en compte de la différence est un exercice extrêmement difficile. Seulement, laissez-moi vous dire : le savoir ne fabrique pas l’intelligence. S’il y a une urgence aujourd’hui c’est bien celle de savoir qu’on ne sait pas.
Pour clore le sujet concernant mon échange avec Chloé, j’ai appris qu’après de nombreux obstacles elle avait finalement obtenu un rendez-vous à l’hôpital de Garches pour évoquer avec le neurologue et le généticien la possibilité de bénéficier d’un traitement capable de stopper l’évolution de sa maladie neuromusculaire. C’est une avancée médicale extraordinaire qui donne un espoir incroyable à des personnes pour qui la recherche n’avait jusque-là rien à offrir.
Evidemment, c’était avant l’urgence sanitaire. Lorsque tous les malades avaient la même priorité. Son rendez-vous a été annulé. Ses espoirs envolés.
Alors lorsqu’elle m’a demandé « Noémie c’est quoi cette vie ? », à moi qui ai 10 ans de plus qu’elle, qui suis plus dépendante, affaiblie et consciente, à moi pour qui la tentative d’essai du traitement n’a été que souffrance et déception, j’ai seulement répondu : « Nous venons de prendre une vague en plein visage. Pour l’instant il faut se maintenir à la surface. Trouver le moyen de nager ensemble. Dans le sens du courant. Demain on avisera. »