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"La mort collective est source de chaos social potentiel. Nous avons décrit les mesures qui permettaient, à notre avis, de limiter ces conséquences graves pour une société pendant l’épidémie mais aussi pour les générations à venir. Le deuil collectif doit être reconnu, agi en fonction des rituels habituels d’une culture."
Par: Marie-Frédérique Bacqué, maître de conférences à l'Université de Lille 3, psychologue àl'Association Vivre son deuil /
Publié le : 23 Mars 2009
La canicule de l’été 2003 a fourni l’exemple d’une augmentation brutale de morts dans une période de flottement des instances étatiques et privées (vacances des personnels funéraires, des administrations et d’une majorité des parisiens actifs). On retrouve, à cette période, des paramètres spécifiques qui pourraient être présents en cas d’augmentation et d’aggravation des conséquences de la grippe, la contagion en moins : nombre de morts important et subit, faiblesse quantitative des personnels, disponibilités administratives dépassées. Si le plan Orsec n’a pas été déclenché en août 2003, c’est parce que les entreprises funéraires ont su s’organiser très vite, en mettant en place rapidement et humainement des moyens adaptés. Le plus contraignant étant la recherche des personnes mortes à leur domicile (souvent seules) et la prise de décision relative à leur destinée finale (Chabannes, 2008).
On s’en rappelle, le mois d’août avait été très chaud en Ile-de-France, les populations, et certains établissements pour personnes âgées, n’étaient pas prêts, ni compétents pour assumer la mort et le deuil d’un nombre conséquent de personne dans le même temps. Les cérémonies ont cependant été rapidement organisées, mais le fait que, pour certaines personnes âgées, les familles se trouvent temporairement éloignées pour leurs vacances, a suscité un blâme compréhensible dans une société qui reste moralement attachée à un certain consensus social. À distance, la gravité du phénomène sur le plan humain a été minorée pour laisser la place à une certaine ironie sur les laissés pour compte de la société, les pauvres, les vieux, les parias, les fugueurs, les étrangers. Dans le cas d’une épidémie majeure, ils feraient sans doute partie des sans rites et des sans deuil…
Les conditions pratiques d’une telle augmentation de morts en 2003 (15 000 au lieu du nombre le plus bas de l’année) ont montré qu’il était possible en Ile-de-France de mobiliser de nouveaux lieux en cas de saturation des espaces mortuaires habituels comme des tentes avec tables réfrigérantes et d’aménager ces lieux et ces objets de façon humaine, respectueuse des rituels et des populations grâce à des revêtements de tissu et à des compositions florales.
Dans ce contexte spécial, les entreprises funéraires sont rendues responsables d’un aménagement des obsèques qu’il répugne aux populations d’envisager à l’avance. Pourtant les conséquences, certes cachées parce que trop désagréables à envisager, sont importantes en termes sociologiques et psychologiques. Un mort qui n’est pas pleuré signale un dysfonctionnement familial et pose le délicat problème du lien social à toute la société. Ainsi, en temps « normal », les urgences des hôpitaux français déplorent environ 1000 morts anonymes par an (« Enterrés sous X… » Le Monde, 4 Avril 2007). On peut alors s’interroger sur le poids de ces morts non liés à la société : sont-ce les soignants qui portent le deuil ? Qu’est-ce qu’une société qui montre la dissolution de ce qui permet de « boucler la boucle » de toute vie, de l’accueil joyeux de la naissance à l’accompagnement dernier au tombeau ? D’un point de vue psychologique enfin, que reste-t-il d’une vie après son passage dans la communauté, si elle n’a pas fait l’objet d’un adieu collectif ?
Les morts ne sont pas égaux, il y a ceux qui bénéficient d’une famille, d’amitiés ou de notoriété et puis il y a les autres, qui disparaissent sans mémoire. Si l’on se réfère aux grandes pestes en Europe, seule la crainte de la contagion produisait de tels effets : les morts étaient parfois entassés et recouverts de chaux en pagaille, quel que soit leur niveau social. Pour d’autres, au contraire, l’attachement affectif était tel, que des parents, des amants pouvaient braver le danger pour accompagner les leurs au plus loin (Rigeade, 2007). Les travaux d’archéologues montrent que des sépultures nombreuses retrouvées en France dans le contexte des grandes pestes contiennent des squelettes dans des postures d’une grande variabilité. Bien que l’on observe une certaine transgression des normes funéraires en vigueur dans la société d’Ancien Régime, elle est loin d’être généralisée (Signoli et al., 2007). En fonction de la maîtrise de l’épidémie, les pratiques funéraires sont plus ou moins respectées et l’on retrouve parfois une préparation des morts (toilette, linceul décoré, sépultures individuelles, postures du corps normées). En revanche, dans les cas d’acmé épidémique et d’inhumation de masse, les manifestations minimales de respect et de décence, sont moins constantes. Mais globalement, ces manifestations constituent un indice de la persistance, même infime, de certains principes moraux ou religieux, tout comme de considérations symboliques. Ces paramètres révèlent que les contraintes politiques et économiques de l’époque entraînaient des sentiments contradictoires chez les « corbeaux » (hommes chargés de quérir et de faire disparaître les cadavres dans les fosses) qui se révèlent touchés par les conditions de la mort de certains (le cas des fratries de petits enfants disposés ensemble par exemple).
Si la situation d’urgence et de catastrophe peut se préparer sur le plan matériel et à l’usage des différentes expériences menées par une société et les autres pays, les aspects sociologiques et psychologiques d’un grand nombre de morts, sont plus complexes à discerner. Notre XXIe siècle est en pleine mutation sur le plan de la mort et du deuil et entraîne une considération qui dépasse largement la situation de catastrophe. Notre éthique est complexe, nous devons à la fois nous préoccuper de l’individu qui devrait bénéficier des rites de deuil auxquels sa vie, ses croyances, son groupe social lui permettent de prétendre. Mais nous devons également penser à l’ensemble de notre société qui souhaite une mobilisation spéciale lorsqu’elle perd un groupe important qui la compose.
Qui plus est, il nous faut penser au futur qui est en jeu dans tout traitement historique d’une situation spéciale : que restera-t-il dans les mémoires ? Comment nos descendants accepteront-ils les témoignages de ce que nous aurons pu mettre en place ? Comment la grande Histoire transcendera-t-elle les histoires singulières de la population ?
Le deuil a des conséquences maintenant bien connues non seulement sur le plan culturel mais aussi sur le plan de la santé mentale et physique de nos contemporains. La perte des proches constitue un véritable facteur de risque morbide avec des effets sur le plan cardio-vasculaire et d’affaiblissement du système immunitaire (spécialement dans le cas de la mort du conjoint). Mais les conséquences les plus importantes du deuil se retrouvent sur le plan de la santé mentale en termes de dépression et de tendances addictives (alcoolisation, tabagisme, dépendances aux psychotropes). Comment pourrions-nous agir pour limiter ces conséquences ? Il relève de notre éthique de les prévenir au maximum tout en préservant la mémoire de nos contemporains morts lors de cet événement collectif que constituerait une épidémie de grippe.
Nous venons d’aborder l’augmentation de la morbidité liée aux morts collectives non ritualisées. Mais la carence de reprise anthropologique de la mort du groupe a aussi des conséquences politiques à court comme à long terme. Nous appelons reprise anthropologique de la mort, les possibilités de se représenter la mort collectivement à partir de restes, de témoignages, de symboles. Le cas des génocides et de l’empêchement de participer aux funérailles du fait de l’absence de corps, de l’absence de restes, de l’ignorance des derniers endroits montre qu’une volonté exterminatrice autant que manipulatrice de la mémoire sociale conserve son intensité destructrice de l’état psychique de nombre de générations ultérieures (Bacqué, 2003).
Le cas de l’attentat du World Trade Center de New York et du deuil qui a suivi, traduit lui aussi, les tentations d’utilisation politique des mesures de rétorsion à l’endroit de l’assassinat de masse. Les manifestations spontanées des New-Yorkais ont montré qu’elles transcendaient une culture « occidentale » pour témoigner du choc et de la reconnaissance de toutes les cultures. En comparaison, la réaction belliqueuse de Georges W. Bush à cette attaque guerrière n’était sans doute pas l’aide attendue du côté des endeuillés. La loi du Talion n’a jamais permis au deuil d’une population de se faire, bien au contraire. Lorsque la haine est attisée, elle permet de maintenir l’ambivalence à l’égard du défunt. Pire encore, au niveau d’un peuple la haine de l’ennemi laisse les plaies béantes et stimule les projections psychiques agressives. Le travail de deuil collectif qui nécessite une forme de dépression difficilement compatible dans un premier temps avec la reconstruction, forme une période incontournable dont de nombreux hommes politiques souhaiteraient s’abstenir. Sans la période dépressive nécessaire pour comprendre et pour accepter la perte, les populations se lancent dans une surenchère du refus des émotions négatives et ne parviennent jamais à transformer en expérience, les échecs d’un épisode historique. Les épidémies elles-mêmes sont parfois retraduites en attaques d’un ennemi récurrent. Ainsi, Jean Delumeau (1978) a bien montré comment les pestes du Moyen Âge se voyaient attribuées classiquement à des minorités prétendument néfastes pour la société. Ainsi les semeurs de contagion étaient le plus souvent les voyageurs, les lépreux autant que les juifs, les sorcières, mais changeaient en fonction des cultures : à Chypre on massacrait des esclaves musulmans, en Russie, les Tartares, les Hollandais à Londres, etc.
Quelles sont les conditions essentielles pour un deuil collectif ?
La question principale posée très directement à une société après une perte massive d’êtres humains est la demande de revoir les corps morts.
Ce qui a manqué lors des cérémonies qui ont suivi l’attentat du 11 septembre 2001 est justement la présence des corps. Nous avons suggéré que, lors d’une manifestation de deuil, des silhouettes puissent être emportées et montrées comme subterfuge (au même titre que le cercueil, lors d’une cérémonie funéraire, constitue la métonymie du corps qui est à l’intérieur).
À défaut des corps ou de restes leur appartenant (médailles militaires, bijoux, mais aussi alliages dentaires), il est difficile pour les endeuillés de « croire » à la mort du proche. Certaines situations déstabilisantes politiquement, entraînent de nombreux pays à déployer des moyens qui sembleraient disproportionnés s’ils n’avaient une telle fonction d’apaisement, pour récupérer les corps des victimes. On pense au naufrage du sous-marin russe le Koursk (août 2000) et aux manifestations des mères et épouses des marins disparus, dramatiquement inutiles devant le secret imposé. Ici, la récupération des corps n’a pas pour autant calmé le sentiment d’injustice profonde d’un état qui a préféré laisser mourir ses marins plutôt que de révéler des éléments stratégiques de sa défense nucléaire.
Le lieu de la mort doit montrer le signe du retour de la société sur l’épisode de la mort. Les champs de bataille célèbres, les lieux des ancêtres et plus récemment les endroits où se sont écrasés des avions forment pour tous les proches des lieux de pèlerinage à respecter.
La réaction spontanée du fleurissement et de l’installation des messages sur le lieu de la mort de Diana Spencer à Paris, les bouquets disposés sur des lieux d’accident de la route montrent l’importance de ces cultes topographiques. Ceci est connu depuis des générations, l’enterrement sous le seuil de la maison ou à la croisée des chemins témoigne depuis toujours de ce désir de proximité humaine et sociale des morts.
Les épidémies posent le problème de cette proximité impossible du fait de la crainte de la contamination. Dans ces conditions, l’utilisation de symboles reste l’indispensable suppléance à l’absence de corps ou à l’impossibilité de se rendre sur les lieux de la disparition.
En cas de morts collectives quels sont les besoins élémentaires des endeuillés ?
Les citoyens concernés cherchent des connaissances dans les médias et sont fragiles en raison de leur perte du sens critique face à l’ampleur de la catastrophe. Le contrôle éthique de la qualité de l’information obtenue par une quelconque instance risque alors de croiser les dangers de la censure. Il faudrait un organisme indépendant qui puisse alors conseiller à un État ce qu’il peut laisser diffuser ou non. À l’époque d’Internet, de très nombreux témoins individuels mettent en ligne leur propre vision (au sens également concret s’ils ont filmé certaines scènes) et par ailleurs leurs commentaires ou avis ne peuvent être identifiés à la vérité, au même titre que pour certains manipulateurs de l’information. Ceci pose la question éthique et politique du traitement de l’information. La censure doit-elle fonctionner pour « protéger » l’individu ou au contraire ? L’estime-t-on responsable et autonome, capable de faire face à des nouvelles inquiétantes, voire démoralisantes ?
Le niveau actuel des informations dans les démocraties laisse entendre qu’une telle censure provoquerait une atteinte à la liberté mais aussi un risque de réaction politique et de prise du pouvoir. Les Français ont apparemment préparé l’épidémie de grippe, ils pourraient donc assumer une situation extrême qui conduirait à de fortes pertes. Les relais sanitaires et sociaux pourraient être formés de façon plus spécifique aux situations de deuil catastrophique et fournir les aides nécessaires d’écoute téléphonique (pas de risque de contagion) ou par forums Internet.
Deux niveaux, ici aussi. Pour ceux qui ont perdu un proche dans une structure sanitaire, la convergence vers ce lieu pour dire adieu est des plus logiques. Dans les cas de risque d’extension de l’épidémie, cette démarche risque d’être interdite. Nombreux seront sans doute ceux qui voudront transgresser cette défense. Les conflits pourront être nombreux (ils étaient très bien mis en scène dans La peste d’Albert Camus). Des mouvements de foule pour des morts célèbres peuvent également troubler l’ordre public (comme dans les cas récents de Lady Diana ou de Michael Jackson).
Dans tous les rites de deuil, le groupe social accompagne son mort vers son lieu définitif. En cas d’épidémie, cette convergence est évidemment proscrite. Elle peut donner lieu à des substituts sans doute, mais ce qui fait d’une cérémonie sa valeur humaine et ses effets très concrets sur la santé psychique et physique d’un individu et d’un groupe, ne sera pas possible. Ici aussi, la question de substitution se pose. Les cimetières virtuels nous donnent l’idée d’installer des sites Internet pouvant accueillir des messages pour les morts ou permettant la constitution de recueils de photos ou de films du défunt. Les endeuillés peuvent y confier leurs pensées et témoignages, les faire partager à des proches.
Nous connaissons l’importance sociale de cette deuxième cérémonie qui se tient en général une année après la mort. D’un point de vue psychologique elle permet aux endeuillés de revisiter leurs sentiments à l’égard du défunt. Ils peuvent ainsi dépasser une image et un attachement trop idéalisés du défunt et prendre plus de distance. C’est une garantie qui « double » la première cérémonie en offrant la possibilité d’être présent comme lors de la cérémonie initiale. Cette seconde fois est aussi une possibilité de se manifester publiquement en hommage au défunt. Si cette commémoration est impossible une année après le début de l’épidémie, la promesse de cette possibilité doit être faite et clairement reportée si elle est impossible dans un premier temps. L’information semble à nouveau indispensable pour permettre à la population d’accéder éthiquement aux faits objectifs de la situation. Ainsi la prise en compte des besoins affectifs de la population, comme de sa considération éthique et citoyenne, permettra de conserver les principes démocratiques d’une nation touchée par l’épidémie.
La survenue d’une épidémie avec son cortège d’angoisse et de réactions politiques doit être préparée aussi complètement que possible, aussi bien du côté de la prévention de la maladie que de ceux du traitement biologique et psychologique de ses morts.
La mort collective est source de chaos social potentiel. Nous avons décrit les mesures qui permettaient, à notre avis, de limiter ces conséquences graves pour une société pendant l’épidémie mais aussi pour les générations à venir. Le deuil collectif doit être reconnu, agi en fonction des rituels habituels d’une culture. Le fait de limiter la contagion entraîne une réserve sur le rassemblement des endeuillés. Des subterfuges modernes à ces regroupements peuvent être trouvés, en s’inspirant des réactions spontanées rapportées dans l’histoire contemporaine. Le respect des rites semble essentiel, mais l’éthique d’une société s’appuie aussi sur l’a priori d’une capacité du citoyen de recevoir une mauvaise nouvelle. La démocratie de l’information fait partie de cette éthique, elle renforce la confiance et la responsabilité des citoyens, évitant par là même le risque de débordement politique et social.
Marie-Frédérique Bacqué « Deuil post-traumatique sous l’empire de la terreur », Frontières, Printemps 2003 : 32-37.
Christophe Chabannes, « C. Les morts extrêmes de la canicule 2003 », in Les morts extrêmes, Colloque de la société de thanatologie, 29 mai 2008, Paris.
Jean Delumeau J., La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.
Hubert Prolongeau, « Enterrés sous X… » Le Monde, 4 Avril 2007.
Catherine Rigeade, « Les sépultures de catastrophes. Approche anthropologique des sites d’inhumations en relation avec des épidémies de peste, des massacres de population et des charniers militaires », Oxford : BAR International Series 1695, 2007, 129 p.
Signoli M., Tzortzis S., Bizot B., Ardagna Y., Rigeade C., Séguy I.,« Découverte d’un cimetière de pestiférés du XVIIe siècle (Puy-Saint-Pierre, Hautes-Alpes, France) », in Signoli M., Chevé D., Adalian P., Boëtsch G., Dutour O. dir. Peste : entre épidémies et sociétés, Firenze : Firenze University Press, 2007, pp 115-119.