Parution
Parution, ce mois de septembre 2019, du septième numéro de la Revue française d'éthique appliquée, dont le dossier est consacré à la profusion de pratiques de l'éthique et à la confusion qui peut s'en suivre.
Par: Espace éthique/IDF /
Publié le : 06 Septembre 2019
Numéro disponible en librairie et sur la plateforme CAIRN.
Regards croisés - Penser et aménager la ville : enjeux éthiques
Dossier thématique - La mort de l’éthique ? La démocratie en jeu
Articles libres
Demain l’éthique
Les arts et l’éthique
par Paul-Loup Weil-Dubuc, chercheur en philosophie, Espace éthique/IDF
Ce numéro 7 de la Revue française d’éthique appliquée prend l’éthique comme objet de réflexion. Il ne s’agit cependant pas de proposer une définition philosophique de l’éthique, mais plutôt de la considérer comme un champ de pratiques sociales protéiformes se désignant elles-mêmes comme relevant de l’ « éthique ». Que devons-nous et que voulons-nous faire de cette profusion des pratiques de l’éthique ? Quels rôles social et politique cette sphère de l’éthique est-elle en mesure de porter dans les sociétés démocratiques pluralistes ?
Plusieurs indices portent à penser que l’éthique est aujourd’hui un ensemble de pratiques diverses que seul relie entre elles le mot « éthique », autrement dit une nébuleuse de pratiques labellisées.
Le premier indice est celui de l’hétérogénéité radicale de ces pratiques, aussi bien du point de vue de leurs finalités — discussion, transformation des pratiques, rédaction d’une charte éthique, aide à la décision, etc. —, de leur échelle géographique, de la méthode explicite ou implicite qu’elles déploient, des savoirs qu’elles mobilisent, de leurs secteurs d’application, etc. C’est aussi bien vrai dans le contexte du soin (Jolivet, 2015) qu’au-delà.
Le second indice est le flou qui demeure autour de ce qu’est l’éthique. Aucun critère publiquement partagé ne permet aujourd’hui d’identifier des problèmes qui relèveraient proprement de l’ « éthique » et de désigner des personnes compétentes pour y répondre : « Il y a des gens dans le monde qui se désignent comme bioéthiciens (bioethicists). Mais il n’y a aucun consensus pour savoir à quelles fins ils font ce qu’ils font, ce qu’ils devraient faire et même ce qu’ils sont en train de faire », écrit le philosophe américain Engelhardt (cité dans Morin et Pirard, 2018). Pour radicaliser ce constat, ajoutons que la labellisation éthique — ce qui fait qu’un problème est considéré comme un problème « éthique » — obéit à des logiques sociales complexes. Un certain nombre de pratiques se désignant elles-mêmes comme relevant de l’éthique sont proches de la déontologie ou de la gestion des risques. À l’inverse, d’autres pratiques ne se désignent pas comme éthiques alors qu’elles possèdent des caractéristiques — délibération collective, recherche d’un sens commun, critique des actions ou des organisations, etc. — qui pourraient les affilier à cette catégorie.
Cette confusion s’explique en partie pour une raison philosophique : l’éthique est par elle-même une notion floue et de nombreux désaccords de divers ordres — philosophico-politique, méta-éthique, voire métaphysique — persistent à son égard. Par exemple, le débat continue de faire rage entre les monistes pour lesquels l’éthique vise à identifier un bien commun et les pluralistes pour lesquels son rôle est de trouver un point de consensus entre une diversité irréductible de visions du bien (Fagot-Largeault, 1992). Par ailleurs l’éthique doit-elle vraiment mener à un consensus ou créer les conditions d’un dissensus (Mouffe, 2016) ? L’éthique doit-elle s’adosser à des théories morales ou s’attacher à explorer nos pratiques ordinaires (Williams, 1990 ; Laugier, 2001) ? Comme nous avons pu le remarquer lors des derniers États généraux de la bioéthique, ces désaccords profonds sont rarement explicités dans les débats publics de sorte qu’ils constituent l’arrière-fond impensé de désaccords proprement éthiques.
Cette confusion est problématique parce qu’elle fait le lit d’une instrumentalisation dont nous connaissons les multiples formes : valeur commerciale ajoutée, immunisation contre la critique ou ethical washing, « outil de gouvernance technocratique » (Littoz-Monnet, 2016), etc.
La confusion contribue en outre à réduire les possibilités de critiquer et de réguler les pratiques sociales. On pourrait déplorer par exemple qu’une approche étroitement conséquentialiste — en l’occurrence l’approche elsi (Ethical, Legal and Social Impacts) — se soit imposée dans le champ technoscientifique en se présentant comme l’incarnation de l’éthique à elle toute seule et évacuant de facto les autres options du champ de la réflexion (Guchet, 2016). Plus généralement, alors même que les instances d’éthique, bioéthique comprise, transforment en profondeur les pratiques sociales (Morin et Pirard, 2018), cette transformation ne répond pas à un projet commun et ne fait l’objet d’aucune concertation.
Enfin, cette confusion est d’autant plus regrettable que l’ « éthique » est convoquée pour répondre, par la critique, éventuellement par la régulation, à l’anxiété et à la perplexité grandissantes des citoyens sur les innovations technologiques, dont les derniers États généraux de la bioéthique nous ont donné un net aperçu. L’enjeu posé par cette confusion n’est donc rien moins que la possibilité même d’une critique démocratique et, éventuellement, d’une régulation des pratiques sociales de l’éthique.