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Cette chronique éthique a été initialement publiée dans le magazine Socialter (n°34, avril-mai 2019)
Par: Sébastien Claeys, Responsable communication et stratégie de médiation, Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France /
Publié le : 09 Avril 2019
Mentir ou ne pas mentir ? Telle est la question que se sont posée les soignants et les familles des résidents de l’Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du Laizon à Potigny, lorsqu’un fabricant de la région leur a donné six faux poupons en 2015. Aux dire des soignants, les résultats sont frappants : au contact de ces “poupées d’empathie”, les résidents, atteints de la maladie d’Alzheimer, s’apaisent, communiquent à nouveau, et se remémorent les gestes et les émotions qu’ils ont pu ressentir en présence de nouveau-nés. Au risque de croire qu’ils sont en présence d’un véritable enfant… Si cette initiative a été très médiatisée, elle n’est pourtant pas unique. Dès 2005, le phoque PARO, un robot émotionnel d’assistance thérapeutique, était commercialisé au Japon pour accompagner les personnes atteintes d’Alzheimer. Certains voient dans ces “mensonges thérapeutiques” une méthode douce pour accompagner les résidents au plus proche de leurs émotions et de leur vécu. D’autres y voient une tromperie coupable et infantilisante.
En réalité, le débat est loin d’être nouveau. Il a été l’objet de vives polémiques entre les tenants de la “rééducation de l'orientation” (Reality Orientation Therapy) qui préconisent de rappeler aux résidents des informations factuelles pour les maintenir dans notre monde – des éléments biographiques, le temps qu’il fait, l’endroit dans lequel ils se trouvent, la date… – et ceux qui, à la suite de Penny Garner, recommandent de ne jamais contredire une personne atteinte d’Alzheimer, même si ses propos sont très éloignés de la réalité, afin de ne pas la plonger dans les angoisses d’un univers qui lui échappe un peu plus chaque jour. C’est ainsi que des unités spécialisées aux États-Unis sont conçues pour ressembler au centre-ville traditionnel d’une petite ville américaine avec ses bancs, son parc, ses rues, ses bâtiments, et ses arrêts de bus. D’autres vont encore plus loin dans la simulation en pré-enregistrant des conversations téléphoniques pour entretenir le lien artificiellement avec les proches, en créant de fausses expériences de trajets en bus, ou de fausses plages avec des lampes chauffantes…
“La réalité est précaire” disait Lacan, et nous craignons de tirer toutes les leçons de cette maxime qui donne le tournis. D’autant plus qu’au-delà de la tranquillisation des patients atteints de troubles cognitifs, la post-vérité et les faits alternatifs semblent envahir notre quotidien pour jouer avec nos émotions : nous conforter dans nos croyances pour nous apaiser, ou, au contraire, nous inquiéter pour nous faire réagir – deux avatars d’une même politique de manipulation. Les faux bébés “reborn” hyperréalistes en silicone font fureur parmi les adultes en mal d’enfant, les deep fake permettent de faire prononcer à un personnage public, en vidéo, ce qu’il n’a jamais dit, et les réseaux antagonistes génératifs permettent de créer automatiquement des images fictives et très réalistes… Pourquoi ne pas se résoudre, finalement, à vivre dans un éternel “Truman Show” (1) ?
Robert Nozick avait anticipé cette question vertigineuse dans les années 1970 en imaginant une “machine à expériences” qui permettrait à ses utilisateurs de vivre de manière artificielle les situations de leur choix, comme s’ils les expérimentaient vraiment. Cette vie de plaisirs virtuels aurait-elle une quelconque valeur par rapport à une vie peut-être moins heureuse, mais réelle ? Devons-nous privilégier le bonheur à la vérité ? Le philosophe penchait alors pour accorder un poids à la vérité des expériences : nous ne voulons pas seulement être heureux, nous voulons nous réaliser dans le monde et avec les autres.
Mais ne perdons pas de vue la dimension thérapeutique de ces pratiques de manipulation pour les personnes qui souffrent de troubles cognitifs. Interrogeons-nous aussi ce qui fait que nous faisons appel à ces techniques : manque de personnel, manque de temps, ou encore manque de lien réguliers avec la famille et de relations intergénérationnelles... En définitive, peut-être que la clef n’est pas de refuser absolument d’utiliser ces subterfuges qui peuvent créer du bien-être dans un océan d’angoisse existentielle. En revanche, il s’agit certainement de ne pas faire de ces ruses un système cohérent et fermé auxquels les patients ne pourraient échapper et qui permettrait au reste de la société, en toute bonne conscience, de pouvoir les oublier. Ne perdons pas de vue que la manière que nous avons de traiter, collectivement, les plus vulnérables en dit long sur le respect que nous accordons à la vie de chacun de nos concitoyens... et à la nôtre.
NOTES
(1) The Truman Show est un film réalisé par Peter Weir (1998) qui raconte la vie paisible de Truman Burbank qui s’avère n’être rien d’autre qu’une mise en scène pour un show télévisé.